Le postulat premier de la non-esthétique future.

02/11/2004, Gilbert Kieffer



Un nouvel art surgit peut-être déjà du monde numérique, dans une sorte d'indifférence à l'esthétique ancienne, qui d'ailleurs lui rend un profond mépris en retour. Et pourtant il apportera certainement de nouvelles exigences techniques à une expression qui s'était considérablement appauvrie depuis. Avec leurs fresques numériques tri-dimensionnelles de plus en plus extraordinaires les artistes infographistes gagnent l'émotion du public, du jeune public. Devront-ils apprendre eux aussi, un jour, que la technique n'est pas seule suffisante, un peu comme l'art académique figuratif a dû le faire à la fin du XIXe siècle? En attendant, ils se préparent plutôt à donner une leçon hautement technicienne à l'académisme du non figuratif, trop appauvri par la répétition. Sans dépassement technique, l'art n'est rien: c'est une ancienne évidence qui nous revient. On l'avait trop longtemps oubliée. Et il y en a d'autres qui suivront. Il faut peut-être tout repenser dans le domaine de l'esthétique.
La tradition descriptive de l'art n'est pas innocente ou naturelle, comme on le croyait trop souvent. Elle n'est pas vraie non plus. Elle n'est peut-être même pas légitime. Elle a une histoire et des missions. Elle se cristallise autour d'un postulat qu'il faut remettre en question, celui qui établit un lien de vérité entre l'esthétique et l'art. C'est lui qu'il convient de suspendre tout d'abord.

Le postulat premier de la non esthétique, c'est la coupure radicale de l'esthétique et de l'art.
Il y a un hiatus essentiel, entre l'art et la parole qui le commente (qui apparaîtra de ce fait nécessairement seconde par rapport à lui). C'est une conséquence de la dernière révolution qui a touché la philosophie, dont le principe de suffisance a été mis hors d'usage par la non-philosophie laruellienne. Délivrée de sa prétention première, l'esthétique philosophique n'est plus alors qu'un système descriptif. Ce nouveau postulat balise un autre champ de pensée. Il révèle une nouvelle esthétique, rendue à une nouvelle liberté. Son approche est asymptotique de l'art réel, car la parole descriptive (philosophique) et l'art (le faire créateur) sont des choses essentiellement différentes.
Le premier corollaire qui découle de ce nouvel espace de pensée est celui de la relativité essentielle de l'histoire de l'art comme système de vérités sur l'art. Une forme descriptive ne sera plus nécessairement attachée à un art donné comme l'huître au rocher (selon l'expression de Balzac). De fait le classicisme de Boileau ne décrit pas plus le classique antérieur que le romantique postérieur (ne serait-ce que par ce concept versatile, ductile et souple de sublime qu'il a réintroduit dans l'histoire de la pensée). L'art de Pollock n'est pas plus artistique avec la théorie qui l'accompagne et le soutien, que sans elle. Cette théorie est superflue ne fait qu'ajouter un mirage esthétique et verbal à une oeuvre qui devrait ne pas en avoir besoin. L'histoire de l'art devient donc essentiellement relative en dehors de son travail d'archivage du monde.
Le deuxième corollaire qui découle du postulat de coupure radicale est celui de l'ouverture du "dire", de l'esthétique de la parole. En effet comme ce qui se dit n'est plus directement lié à ce qui se fait dans l'art; tout peut se dire, sur tout et dans n'importe quel ordre. Il n'y aura plus de limites relatives au goût, à l'époque, à la chronologie. La limitation de ce nouvel espace de la parole esthétique apparaîtra seulement quand ce qui se dira, sera plus pauvre que ce qui se fait à propos de ce qui est dit, et inversement.

Notre premier postulat devrait alors en appeler d'autres qui pourraient baliser une nouvelle démarche d'approche esthétique ou plutôt non-esthétique cette fois (parce qu'elle ne respecte plus le principe d'autorité et de vérité de la philosophie et donc de l'esthétique qui en dépend). Là devrait se montrer de suite le deuxième postulat, celui de la pensée. Puisque l'esthétique n'a plus une prééminence de pensée sur l'art, il sera peut-être enfin accordé à l'art une sorte de semblance de pensée, de pensée sans mots peut-être.
Un certain art abstrait nous avait habitués au fait que moins il montre, plus il parle. Depuis lors l'ingérence et le soutien de l'esthétique de la parole y deviennent de plus en plus évidents. Comment cela a-t-il pu se faire? La philosophie théorique avait élaboré des outils d'une rare efficacité depuis Kant. Ce dernier avait inventé la formidable idée d'une dimension non conceptuelle derrière une illusion de conceptualité. Il n'y avait donc plus de concept et de normes pour diriger l'art. La brèche était ouverte. L'art est sans concept et sans message. Il est ce qui se codifie sans norme et sans utilité. Rien ne permet alors de le distinguer, sinon une sorte de suspension, de neutralisation des deux fonctions: l'entendement et l'imagination, hypnotisées par leur propre activité réciproque. L'idée était proprement géniale. Elle était capable d'expliquer la fascination hypnotique du fait artistique par la paralysie des fonctions. En même temps elle empêchait tout académisme du goût, du bon goût de réapparaître. Elle relevait définitivement les grossières ingérences de classicisme au nom de la norme. Elle suspendait l'ancien académisme sans savoir au fond qu'elle ouvrait la voie à un nouveau, d'autant plus puissant qu'il s'appuyait lui, sur la négation de l'académisme lui-même.
Malgré un brouillage conceptuel plus ou moins volontairement retenu, le moderne kantien se maintient au cours du XXe siècle comme l'âme même du non-art. C'est la part post-moderne qui est en est la condition, comme le suggère Lyotard. Et le moderne c'est le kantien, c'est le philosophique avec son système de suffisance. Le post-moderne c'est l'âme de cette modernité conçue de telle manière qu'elle puisse s'adapter à toutes les métamorphoses, à tous les académismes. C'est le super-académisme par excellence. Thierry de Duve en a fait l'étude à propos de Duchamp et des autres, de ceux qui nous font croire que l'art est un simple nommer, qu'il repose sur le nom propre. Il suffit que je prenne tel urinoir quelconque, que je le nomme œuvre d'art, pour qu'il le devienne. Il est clair que la parole pensante du monde de l'esthétique s'est infiltrée dans l'art; elle lui a apporté un soutien, un alibi même. Mais elle n'a pu le faire que parce que l'art simulait un apparaître hiérophanique comme l'appelle Mircea Eliade dans le Traité d'Histoire des religions. De fait comme pour les hiérophanies aucun signe objectif ne signale l'art comme art, de manière suffisamment claire. Même si les pierres sacrées se distinguent de visu parfois, elles peuvent être sacralisée en réalité par simple décision collective. Et c'est ce processus que simule l'art du nom propre. Et ce faisant, il exploite le lien du deuxième postulat (celui de la pensée), au troisième, celui de la senefiance
Notre monde est toujours contemporain de l'esprit des grandes cathédrales dans les soubassements de la rêverie. Nous en sommes les héritiers directs. La senefiance nous appelle. Elle nous spire et nous inspire. Elle nous pousse à nous dépasser à nous transcender. Elle nous en fournit d'ailleurs des routes. Et ces routes nous sont propres. Elles varient d'une civilisation à l'autre. L'art en est ce vivant témoignage. On parle des archétypes comme s'il y avait dans la conscience ou dans l'inconscience collective un répertoire fini, un dictionnaire, dans lequel on puise pour s'exprimer, un peu comme dans la langue. Ce n'est qu'à moitié vrai. Car en réalité c'est quelque chose d'impersonnel presque qui s'empare de mon expression à moi quand je peins. Comme une inertie de rêveries plus anciennes et qui me traversent et déclinent progressivement à travers moi, en moi et plus loin que moi.
De par sa longue mission métaphysique, l'art est aussi au service de la transcendance d'une civilisation. Elle en traduit l'énergétique, elle en transmet l'héritage. Et il ne s'agit pas tant d'un art religieux officiel que d'une énergie de dépassement qui traverse les temps et qui porte un peuple, une civilisation vers un avenir traversé et porté par de grandes rêveries. On peut évidemment discuter de la qualité, de la texture de ces rêveries, de leur présence effective… tout cela est assez difficile à cerner objectivement. Mais l'art n'a de sens que par cette chose qui en lui postule quelque part de la transcendance, de la senefiance, un sens plus élevé des choses, sans lequel il n'y aurait pas de civilisation.
Le postulat troisième de la senefiance, appelé par le premier (de la coupure) et le deuxième (de la pensée), recentre les choses sur un essentiel non rationnel. De sorte que l'œuvre est totalement libre, si l'esthétique qui s'y rapporte ou non peut dire n'importe quoi à son propos ou non, il existe tout de même une limite: celle de l'insignifiance et celle de la senefiance. La limite d'en deçà c'est l'insignifiance. Celle du par-delà c'est la senefiance. Ce n'est pas le "n'importe quoi" qui de lui seul s'imposera, s'il n'arrive pas à alimenter des rêveries fortes, s'il ne transmet pas l'énergétique de la civilisation, ce grand songe qui a fédéré les hommes.
Partout où la senefiance parle, l'art est signifiant. Il nous fait penser sans esthétique, plus loin que les mots.
Et de ce troisième postulat, à son tour en découlera un autre tout naturellement. Nous l'appellerons postulat de la cristallisation. Comme les principes de l'écriture esthétique kantienne sont déjoués, et que l'art lui-même pourra affirmer un pouvoir de penser sans le secours de la philosophie, comme encore le simple nommer ne sera plus suffisant à appeler la senefiance, il faudra que le parler de l'art retrouve une certaine humilité. Car, comme pour les hiérophanies aucun signe objectif ne signale l'art comme art de manière suffisamment claire. Selon Mircea Eliade en effet l'étude microscopique et en apparence objective et scientifique ne suffit pas à donner une vue exacte des hiérophanies (et donc peut-être aussi des phénomènes artistiques). C'est l'échelle qui fait le phénomène et pour prendre la proportion des choses il faut se mettre dans un esprit de sympathie, d'"Einfühlung". C'est bien cela que doit retrouver la nouvelle description non-esthétique, cette connivence profonde avec l'œuvre, cette sympathie anthropologique, cette complicité de rêverie avec le créateur, au fond cette part commune que la sensibilité nous désigne peut-être, et que la civilisation a déjà chargé de rêveries. Toute notre civilisation est une espèce de cristal qui survit, une pétrification transparente. Le fond de ce qui se pense (sans mots peut-être) au cœur de l'art, n'est pas tellement du ressort de l'esthétique que de l'art lui-même. C'est une sorte de cristal germinant qui pétrifie la vie sur ses plus belles transparences.

Dans ce contexte, que signifie l'annoncer la mort de l'art? de la fin du génie? Toutes ces choses n'ont qu'une essence verbale. La permanence de leur présence au côté du faire créateur nous illusionne peut-être sur leur réelle efficience. Il n'y a peut-être dans tout cela qu'un certain discours sur l'art, un discours usé que l'on a toujours assimilé à l'art lui-même par l'entremise de l'esthétique. Les illusions de la parole sont tenaces dans le monde descriptif. Car la parole qui appuie l'art et le confirme est l'outil de reconnaissance de l'œuvre. Alors on a voulu nous faire croire que l'œuvre ne vit que par la parole qui la soutient. C'est une illusion de la représentation. Car l'œuvre non seulement est la représentation du monde, ce qui était communément admis; mais elle est également représentation d'elle-même par la parole. Ce qui veut dire qu'elle est son propre reflet verbal. C'est dire que l'ancienne apparaître de l'esthétique a fait irruption dans l'œuvre elle-même. Tout cela repose sur l'illusion confortée par l'habitude, que parce que la parole peut accompagner l'illusion elle doit être son soutien. C'est une variante des offendiculae (obstacles) des fallacies (distorsions) que Bacon a traduite par son concept d'idolae (illusion), et tout particulièrement par l'idola theatri cette illusion qui est transportée indirectement par la représentation elle-même, donc par le cadre de présentation de la pensée en paroles. Cela touche d'une certaine manière notre propos lui-même qui ne pourra pas non plus parler par certitudes philosophiques. Faut-il s'attrister de cette perte de la certitude et de la vérité unique? N'est-ce pas plutôt le point de départ d'une nouvelle attitude, d'une nouvelle posture face à ce que la parole-pensée peut dire? Une ouverture sur les domaines limitrophes de l'art est possible en dehors du système de vérité de la philosophie esthétique. Pensées de cette manière, les choses prennent du sens. Elles se multiplient dans leur potentialité. Elles nous redonneront des idées.


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