La fondation de la philosophie dans le ressentiment et sa purgation

C'est une arme critique dangereuse que le ressentiment, sa manipulation ne va pas sans risques de rétorsion. Nietzsche avait à peine levé ce lièvre que les philosophes chrétiens déclarés comme Scheler ou apparentés comme Heidegger ne tardaient pas à lui retourner cet argument facétieux. Nietzsche n'aurait pas couru assez vite pour ne pas être rattrapé par ce démon ou ce singe, ce spectre ou cette ombre. Mais comment croire que Heidegger, pourtant prévenu de la difficulté, lui non plus n'aurait finalement pas été assez rapide pour distancer le ressentiment ? « Encore raté ? ». S'agirait-il de tirer plus vite que son ombre et de donner à l'exercice non-philosophique des airs de bande dessinée ? De toutes façons, ce n'est pas la course des prétendants de la zoologie éléate à la philosophie première, plutôt un exercice de tir sur la tortue et le lièvre eux-mêmes et qui les fixe dans un ralenti, peut-être dans une « rétention » qui les « laisse sur place ». C'est le tir qui détermine la cible, non qu'il la crée, mais il faudra plusieurs tirs pour la localiser de manière approximative.

Pourtant il faut se risquer à une extension radicale du ressentiment sans tomber dans un cercle vicieux qui serait probablement le ressentiment lui-même, en faire une objection qui toucherait l'ensemble de la philosophie et l'affecterait dans son intimité, sa possibilité ou son fondement plutôt que dans telle région de la conscience. Avant d'être une torsion psychologique et une dérive morale de la mauvaise conscience, le ressentiment est passible d'une généalogie opérée selon les axiomes d'une science de la philosophie. Cette généalogie doit poser la temporalité philosophique ou la présence comme synthèse de précipitation et de retard comme apparence objective, le ressentiment comme la réalité même ou en soi. C'est le ressac temporel qui résulte de la mise de la temporalité philosophique sous la condition déterminante d'une anticipation virtuelle que l'on dira « futurale ». L'affect dans lequel s'enkyste l'être-conditionné de la temporalité sous l'effet d'une anticipation « futurale », d'un anticipé-sans-anticipation qui vient au-devant de toute présence. C'est une condition que la temporalité « tourne » en se faisant doublet et se condamnant au ressentiment. Sous cette condition futurale qui est l'essence ultime de toute pensée et qui d'elle-même ne fait que la sous-déterminer plutôt que la « déterminer », la pensée comme transcendance spontanée ne peut en effet que se heurter à elle qui lui fait obstacle, elle se divise et se redouble, se fait projet ou se précipite vers un futur qu'elle confond avec la futuralité, à travers lequel elle la saisit et la déforme, refusant le caractère d'ultimatum de la futuralité pour les facilités imaginaires d'un futur manipulable. Ce devenir philosophie de la pensée résulte d'une division et d'une multiplication de soi et montre que le ressentiment est un repli de la temporalité sur soi, l'intériorisation et le redoublement de la transcendance en elle-même qui refuse son immanence et sa simplicité.

C'est donc le problème du doublet essentiel à la philosophie et d'une certaine simplicité qui ne s'oppose pas dialectiquement à lui mais se contente de le sous-déterminer ou de le dépotentialiser. Autrement dit c'est le problème de l'absolu et du radical, de leur désastreuse confusion philosophique, et au contraire du radical comme catharsis de l'absolu. Du doublet propre à la philosophie première, berceau du remords, du repentir et de la haine suffisante de soi. De la simplicité du radical, complexe comme une innocence appelée à la naissance, comme un non-agir agissant en-avant-première et qui ne doit à la sauvagerie de la pensée comme transcendance que le matériau dont elle est la transformée.

Il nous faut une définition minimale du re-sentiment comme doublet spéculaire dans l'ordre de l'affectivité pour lui « imposer » la condition d'une simplicité comme concept complexe. Du doublet nous distinguons soigneusement la complexité du simple qui n'est pas un moindre doublet ou une dualité de face à face amoindrie, affaiblie ou amputée. Le principe du simple n'est pas l'Unité ou l'Identité, c'est l'Un-en-Un ou le type de dualité qu'il tolère, l'unilatéral qui n'est pas une image de l'Un métaphysique comme on le croyait au temps de l'Idéalisme mais la face (de) l'Un. L'uniface ou l'image unifaciale de l'Un-en-Un est plutôt un clone, le clone particulaire de ce qui se présentait comme corpuscule, c'est le clone inclut en-Un ou le corpuscule tombé en-immanence. Dans la philosophie contemporaine, Heidegger avait commencé à suspecter la forme-doublet et le pli biface, ensuite Derrida et Deleuze, chacun différemment, ont analysé cette structure encore plus à fond. Deleuze en simplifiant la double transcendance en un plan-d'immanence unique ou une torsion de Möbius, Derrida en démembrant les doublets en leur variété sémantique, doublures, doublages, doublons, répétitions, faux-fil, faufilature, etc. Mais faire apparaître le problème ironiquement ou parodiquement, c'est justement le style de l'ancienne critique, encore une forme de critique et de répétition de plus haut degré. Et simplifier la transcendance reste une demi-solution c'est-à-dire une conclusion sans prémisses puisque nous n'avons pas la raison rigoureuse qui fasse apparaître ou explique génétiquement la nécessité d'une transcendance simple ou simplifiée. C'est encore une décision arbitraire ou philosophique, une décision inexpliquée ou dont la raison est purement intérieure à la philosophie devenue suffisante. Derrida tente bien d'introduire à la suite de Lévinas une cause non-philosophique, l'écriture comme phénomène judaïque de dissémination ou de morcellement talmudique mais combiné à la philosophie qui l'emporte encore et n'est pas d'emblée suspectée dans sa validité. Prétendue de double transcendance. De notre point de vue ces essais de déconstruction ou de simplification de la transcendance philosophique manquent de moyens scientifiques indiscutables et se contentent de ceux de la littérature et de ce qui en est passé dans la psychanalyse. C'est que toute la philosophie du 20è siècle recourt au moyen extrême du Néant et de ses modalités, elle oscille entre le Vide (Badiou), le Néantir (Heidegger), l'Autre (Derrida), le Non?être (Deleuze). Et elle n'en use que sous l'autorité philosophique insoupconnée, mélangés avec les procédures ou les positions doctrinales qu'elle organise souverainement. Notre thèse est donc que le ressentiment congénital de la philosophie qui se paie d'une suffisance toujours renaissante ne peut en être extrait de force que par un autre moyen qui refuse d'être aussi facilement mélangé à la décision philosophique. Un aspect de notre objection est que la philosophie comme doublet ou potentiellement comme double transcendance qui confie sa critique à elle-même en dernière instance, ne peut être que secrètement morale et si bien que le moralisme c'est-à-dire la moralité des mœurs serait devenue moralité des moeurs philosophiques et aurait gangrené toute la philosophie beaucoup plus profondément que Nietzsche et ses successeurs ne l'avaient imaginé. Le moralisme n'est pas spécialement platonicien ni même chrétien, il requiert une explication théorique ou scientifique. La philosophie se dédouane toujours sur ses sujets, ses agents, objets, domaines, sur son histoire et les « mauvaises » influences, sans se remettre elle-même en cause. Cette limitation de son examen théorique la rassure sur elle-même.

Quel serait le moyen le plus efficace pour une critique radicale ? A force d'avoir raréfié nos moyens et augmenté nos exigences, nous sommes condamnés à trouver une dernière ressource, un moyen suffisant de critique mais seulement comme moyen de-dernière-instance. Cette condition assurant la plus forte mise-sous-moyen de la philosophie doit être d'ordre mathématique, pourquoi ? Elle doit remplir au moins trois conditions. 1. Etre telle que la philosophie dans toute son histoire ne cesse d'avoir affaire à elle, de se mirer en elle comme dans son Autre et ceci jusqu'à la nausée (Heidegger), expliquant ainsi que le génie mathématique soit si facilement tourné en malin génie de la philosophie qui le capture et en fait son instrument. Mathématique et philosophie sont les disciplines à la fois les plus éloignées et les plus proches, elles entretiennent un rapport de type spéculaire. Il n'y aurait donc pas de critique absolue possible de la philosophie mais seulement une critique radicale, un point d'indécision dans le rapport spéculaire où le miroir peut être tourné en critique radicale de ce qui s'y mire. 2. Etre telle qu'elle soit suspensive de la seule suffisance philosophique qui se prend pour l'en soi de la réalité mais non suspensive de sa matérialité même. 3. Etre telle qu'elle soit opérante ou suspensive de la manière la plus légère, surtout pas apodictique par mélange d'une science et d'une position philosophique (toujours le fondement absolu). Ce seront certaines propriétés algébriques (addition par superposition et non-commutativité) qui constituent un armement mathématique des plus légers, en particulier dans la physique quantique, et qui ne peuvent donner lieu à de nouveaux fondements absolus ou à des axiomes métaphysiques ou ontologiques. Elles associent ou superposent une procédure non-fondative d'immanence avec de la transcendance philosophique tout en les rendant non-commutatives.

On comprend alors d'une part que l'ambiguïté du rapport philosophie/mathématique puisse subsister en un sens telle quelle comme rapport de fascination sans solution, sans qu'aucune décision soit prise, mathématique et philosophie restant côte à côte ou en face à face dans un certain statu quo qui est de toute évidence encore subrepticement et ultimement philosophique. C'est tout au plus un essai de « limiter les dégâts » ou le trou que font les mathématiques dans la suffisance philosophique. Mais on comprend aussi d'autre part que l'analyse insuffisante de la philosophie et de son ressentiment théorique fondateur reste très insatisfaisante et puisse exiger une solution, celle de la critique radicale ou purgatoire de la philosophie et de sa passion effrénée. L'ambiguïté dont nous parlions est alors manifestée ou rendue visible, ce qu'elle n'était pas auparavant dans son état spontanément philosophique, seule l'analyse du ressentiment philosophique peut la faire apparaître, c'est moins une situation en soi inévitable de la philosophie qui justifierait le statu quo de la philosophie que sa détermination comme ressentiment où elle s'assure d'elle-même dans cette fascination par la mathématique. La référence à la physique quantique permet de briser ce rapport de fascination réciproque sans issue et d'imposer une décision critique radicale.

Si le ressentiment c'est le re-tour du senti, sa réflexivité, nous lui opposons son révélateur, le flux sans retour de l'affectivité ou du vécu, sans re-tour mais non sans apparence de retour. Le fameux « se-sentir » de Heidegger et Henry, même contracté par celui-ci dans une immanence supposée radicale, pourrait bien être un retour du senti ou un dernier effet d'un se-penser écrasé sur soi, d'une entité corpusculaire en réalité absolue. Se-sentir=se-trouver, l'affectivité serait une manière de se localiser et de s'enraciner dans le monde. Le ressenti est la contraction corpusculaire du senti à tel point que Henry, après avoir détendu le flux de l'affectivité, le reconcentre et le referme sur lui-même dans les limites d'un ego, réduisant l'auto-affectivité à un circuit finalement plein d'aller/retour sur soi, condamné à une répétition indéfinie. Qu'est-ce qu'un aller-sans-retour qui puisse être accompagné d'une apparence, seulement d'une apparence mais invincible, de retour ? C'est une superposition. Un flux de senti n'est pas une position et encore moins une auto-position, voire une sur-position à la nietzschéenne, ce n'est pas un acte de sentir ou un se-sentir mais un phénomène ondulatoire. Les actes ou les pensées philosophiques sont sans cesse repris dans des positions et des fondations, fixés dans des paramètres et des thèses qui les inscrivent dans des systèmes qui sont le ressentiment en action. De leur côté les affects sont assignés tantôt à la joie supposée bonne, tantôt à la tristesse, tantôt au cercle de l'ennui, assignés à des catégories et des généralités philosophiques, et sont fixés sur le mode du ressentiment. Cessez de ressentir, non pas de « vous » sentir joyeux ou tristes, mais de rapportez vos affects à ce que le monde s'efforce de faire de vous ou de les recevoir comme échos du monde. Inventez un flux transfini de tristesses et de joies


Le ressentiment est donc un problème éminemment théorique de structure du philosopher et pas seulement comme d'ordinaire d'évaluation encore morale de la philosophie. Nietzsche met le doigt sur le ressentiment comme sur un point ou un objet sans se rendre compte que l'identification d'un problème philosophique est toujours en cours de ratage puisque l'objet bouge par définition et que sa localisation subit le principe d'indétermination ou vire en sous-localisation. Le but de la non-philosophie est de chasser les dernières traces de ressentiment hors de la pensée et jusque dans l'uage qu'elle peut être amenée à faire de la mathématique qui n'est qu'un moyen de-dernière-instance et pas cet englobant dont on nous menace. Ce n'est pas une décision elle-même « simple » ou objectivante. Autrement dit la localisation d'un objet ou d'un problème est une invention et pas un repérage, une dynamique hasardeuse plutôt qu'une géométrie, une virtualité futurale plutôt qu'une trajectoire définie par des coordonnées. C'est justement lorsque l'objet est pointé comme « cœur de cible » que sa connaissance est manquée et tissée de ressentiment qui est l'aliénation la plus profonde c'est-à-dire l'identification individualisante de l'objet cherché, le plus sûr moyen de ne pas inventer. Il faut travailler aux côtés de ceux qui inventent de nouveaux concepts, l'invention est l'émotion même du Réel, plutôt qu'au côté de ceux qui font de la connaissance une reconnaissance, de la cognition une recognition – philosophes et psychanalystes, la sainte alliance de la mémoire, la connaissance platonicienne comme oubli et mémoire, psychanalyse comprise. On a transféré à la pensée l'idéal et les moyens de la psychanalyse faite pour les esprits et la psyché dans le monde et la culture, on a compris la tâche de la pensée comme une pratique voire un devoir de mémoire, comme une victoire sur l'oubli, une victoire sur la dissimulation du sens et de l'être, une victoire critique sur les présupposés de la philosophie. Le ressentiment philosophique s'exprime à peine « retouché » dans ces tentatives, critique, déconstruction, anamnèse, devoir de mémoire, c'est toute la régression triomphante via les idées innées (Dieu et l'entendement divin) et même l'a priori trop formel pour ne pas être répétitif et décalqué de l'empirique. Tourner la connaissance soit vers le passé enfoui et le rétablissement d'un âge d'or de la connaissance ou de la vérité, ou bien la tourner vers une création qui ne soit pas un « décodage ». La purgation de la passion philosophique est une œuvre de pensée plutôt que de théâtre puisque ce dont il s'agit de purger la philosophie c'est précisément de sa théâtralité, de ses doublets, pseudonymes, coulisses, arrière-salle et avant-scène. Mais purger n'est pas non plus détruire, c'est juste un paradoxe, seule une pensée en-avant-première peut limiter le théâtre philosophique du monde.