La « solution finale » et la consommation du Mal

L'horreur de la « solution finale » fait penser au-delà de la révolte judaïque. Mais pour ne pas s'enfermer seulement dans la douleur et la demande de réparation ou de mémoire, il faut accepter de porter le fer au plus loin dans la philosophie c'est-à-dire dans cette fascination par la transcendance quelle qu'elle soit. Il y a aussi une horreur devant les concepts philosophiques de « fin », de « solution », de « solution finale ». Autant l'avouer sans détour, pas de philosophie qui ne se présente comme la « solution finale » des problèmes, de tous et donc aussi de celui qui fut nommé métaphysiquement ainsi dans l'Histoire. Peu de philosophies contemporaines non plus qui, averties, n'essaient de s'arracher au caractère inquiétant que véhiculent toutes les idéologies de la « fin » et des « fins ». Mais la bonne volonté et l'être-averti ne suffisent plus pour juger des œuvres éthiques de la philosophie elle-même. Régler les problèmes, les « décider » une fois pour toutes, faire du problème de la décision le cœur de la pensée, et pas seulement en mathématiques où cette notion a un sens un peu différent, aller jusqu'à déconstruire la décision elle-même, quel plus bel idéal de la théorie déchaînée telle qu'elle s'enchaîne à sa propre critique ? Même Kant avec sa Critique entendait encore apporter au moins la forme transcendantale de la solution pour « tous » les problèmes. A-t-on pris au sérieux cette prétention délirante et dangereuse ?


Trop de demi solutions présentées comme « radicales » et qui ne sont qu'absolues c'est-à-dire, selon le moment et les autres occasions, tantôt inefficaces tantôt mortifères et criminelles, telles des issues jumelles et inséparables, encombrent l'horizon de la lutte. D'une certaine manière, un seuil d'intensification a été atteint avec la mondialisation des conflits affectant tous les secteurs d'activité, le seuil où l'être-au-milieu-du-conflit l'emporte sur leur localité qui permettait encore de s'identifier ou de se définir par une appartenance à tel conflit. Evidemment ces questions de « Stimmung », à la rigueur d'échelles ou de seuils, sont relatives mais elles font symptôme pour nous. La lutte des positions philosophiques à travers la doxa qui les diffuse l'emporte par exemple par sa complexité et sa confusion sur la simplicité de celles de l'Idéalisme et du Matérialisme, ou de la Philosophie et de la Sophistique, qui galvanisent encore quelques uns d'entre nous. C'est un sentiment nihiliste mais il est bien « réel », tout a été dit et soutenu mille fois, difficile de ne pas revenir à un scepticisme nouveau, plus large et plus profond que ses formes anti-rationalistes et anti-religieuses étroites et bien délimitées telles qu'elles faisaient le bonheur des « philosophes clandestins » du 17è siècle. Nous sommes à la recherche d'un scepticisme aux dimensions de la philosophie entière et qui ne laisse plus de marge d'oubli ou de refuge aux intentions mortifères. Nous faisons l'hypothèse hyperbolique du Mal comme étant d'essence philosophique. Comme les dieux habitant les entre-mondes grecs, trop de criminels de toute nature et de toute profession cherchent refuge dans les entre-philosophies c'est-à-dire dans la philosophie puisque la philosophie n'est que la différence entre deux de ses espèces. Mais il suffit surtout que le crime soit philosophable, trouve un sens ou une explication philosophique, pour que nous ayons le droit de penser que la philosophie elle aussi peut être criminelle, que donc elle l'est en vertu de la dangereuse réversibilité qu'elle entretient avec le monde et l'histoire et contre laquelle elle n'a pas su se prémunir. Il aurait suffi que Levinas, cessant de le suggérer, se fût décidé à le dire explicitement et à faire ces passages à la limite, à ne plus reculer devant une limite vertueuse ou une frontière rationnelle mais traditionnelle et transgressée, pour espérer changer la face de nos disputes. Autrement dit nous ne croyons plus aux vertus philosophiques, il y a longtemps qu'elles ne sont même plus utiles. Ni aux philosophes clandestins, leur clandestinité est de mystère et non pas de secret, de fuite et non pas de venue, de mauvaise conscience et non pas de salut. La clandestinité est maintenant de penser les « crimes de la philosophie », c'est-à-dire la philosophie comme criminelle. Bien entendu, les plus grossiers malentendus sont ici possibles, simplement il ne faut pas oublier que les criminels eux-mêmes sont jugés et en un sens, sauvés. Toutefois il faut d'abord en passer par ces amères constatations et leur attribuer un sens radical, sinon absolu. Pour lever cette montagne qu'est la forme-monde, les habituelles considérations philosophiques et critiques sont inopérantes et même finalement dangereuses par le sentiment de sécurité qu'elles procurent. L'universalisme rationnel fait corps à divers degrés de distance avec les particularités (systèmes, doctrines, identifications diverses, racismes, particularismes, communautarismes), les oppositions et les critiques ne suffisent plus, il y va toujours dans les critiques (sans parler des déconstructions qui finalement acceptent les confusions et les mélanges), de réversibilité et de réciprocité.

On distingue les inévitables mélanges qui forment le tissu du monde, sa toile bigarrée, et leur dualyse qui est une explication et de toute façon le refus de les prolonger dans leur explication. Mélanges et métissages doivent être réduits à l'état de simples modèles d'interprétation, de matériau et de symptômes. La grande confusion par exemple dont les philosophes portent l'entière responsabilité est celle de l'Identité et de l'Unité. Sous le terme d'Identité ils entendent en fait l'Unité. De là leur constante critique, décidément trop facile dans la philosophie contemporaine, de l'Identité, ils ne se rendent pas compte qu'ils donnent la main aux ennemis qu'ils font semblant de combattre, la pensée réactionnaire et fascisante, celle de l'Identité unitaire. A gauche et à l'extrême-gauche, ils se vantent de mettre à bas toute identité quand ce n'est en fait que l'Unité fétiche de l'extrême-droite à quoi ils s'enchaînent. Les matérialistes, les philosophes marqués de diverse nuances du judaïsme, les intellectuels suivistes qui se laissent égarer par les philosophes et leur décisions précipitées, exultent de pouvoir annoncer la mort programmée de l'Identité, ils s'exaltent autour d'un fantoche qui est celui des particularismes. Ils se privent du seul moyen de vaincre ces particularismes en venant spontanément sur le terrain de leurs adversaires. La philosophie n'a qu'une loi, celle de l'unité des contraires comme étant elle-même l'un de ces contraires. Même lorsqu'elle rompt ou dissémine, différencie, distancie sur des modes très divers qui font croire à sa puissance de renouvellement, c'est pour renouer, pour s'enchaîner ou se river au clou de l'Etre, pour rejoindre le « rivage ». Il faudrait distinguer l'Un qui n'est qu'Un, non redoublé de lui-même, et l'Un qui est ou n'est pas, l'Un radicalement absent à l'être comme au non-être et l'Un qui est présent à l'être ou non. Ni la description phénoménologique de Levinas ni le matérialisme de Badiou, pour prendre des exemples marquants, ne suffisent de toute façon à atteindre l'Un-en-personne et ne sont que des destructions hallucinatoires.

L'universalisme philosophico-rationnel est une combinaison d'origine grecque, judaïque et chrétienne, comme synthèse il reste intentionnel sans être réel de bout en bout parce qu'il ne l'est pas de part en part, sa racine est gangrenée par la fin et son application forcée au donné historique. Le principe d'universalité suffisante axée sur le cercle de la transcendance déchaînée est mortifère. Nous préférons user d'une dualyse et opposer sous un terme provisoire, à l'esprit de la « solution finale » qui est éminemment philosophique, quelque chose comme une « solution initiale » qui ne peut être qu'une sauvegarde. Nous contestons le concept de « solution finale » pour les trois raisons philosophico-criminelles qui la définissent, une solution réglant le Tout des problèmes, une solution comme décision ou pouvoir principiel du Tout, enfin une solution comme dissolution, la fin comme terme ou finalité orientée sur la mort rivant les sujets à leur définition, mettant un « terme » comme on dit à la vie.


La sauvegarde initiale ne peut être solution pour « tous » les problèmes, solution totale pour chacun d'eux, ce serait leur anéantissement ou leur dissolution dans le Tout, mais « solution » une fois chaque fois pour le Tout lui-même. Contrairement à la solution finale, la sauvegarde ne décide rien, elle est déjà là, déjà en-Venue non pas comme le Tout qui s'anticipe, mais comme unique ou libérée du Tout, ne rentrant pas dans le « tous » des problèmes. Enfin elle est sauvegarde du commencement contre toute dissolution finale.

Pour comprendre ce dernier point et les autres, il faut analyser la solution finale. Même déconstruite et démultipliée, différenciée, la dis-solution finale conserve au long de son processus une visée d'anéantissement de ce qui est, et qu'elle véhicule par platonisme ou esprit philosophique de « retour-à » (l'originaire), par christianisme ou esprit apocalyptique de « retour-de » (du Christ). Tout retour au commencement est retour à la fin et programme la destruction des stades intermédiaires (le trop-humain, le stade moyen de l'humanité) qui n'avaient pas été prévus dans le commencement. Les programmes philosophiques se proposent de faire régner l'universel et le rationnel et quant ce n'est pas à la fin, c'est certes au commencement mais le commencement est déjà la fin, il s'agit de faire retour au commencement comme à une meilleure fin. Sauvegardé initialement, le commencement n'a pas de fin et règne jusque dans la fin. De toute façon il aurait fallu au préalable définir dans quelles limites il y a un « mal » à détruire, une possibilité de sa destruction, au lieu d'en décider chacun arbitrairement de son côté philosophique. Et si le mal était dans la guerre des décisions idéologiques, dans la multiplicité-unité des définitions du mal ?

La « sauvegarde initiale » ne peut pas s'opposer simplement à la solution finale, elle signifie autre chose, à savoir que l'initial ne se présuppose pas avec le final, ne se comprend pas par lui et comme son anticipation de mauvaise foi. Comment l'initial s'il doit inaugurer quelque chose pourrait-il vouloir le détruire alors qu'il n'existe pas encore ? L'initial ne peut vouloir que sauvegarder ce qu'il initie, il ne peut être de mauvaise foi, seul ce qui est « déjà mort », la mort peut-être, la philosophie à coup sûr, mais est-ce très différent, est de mauvaise foi. L'initial ne peut être que Venue, apport inconditionnel et donc libérateur. Du coup il annule toute espoir mortifère d'une solution finale et conserve, les libérant effectivement de leurs formes moyennes qui ont maintenant un autre sens que de(se) préparer (à) la solution finale, les noyaux originaux d'identité radicale effectués par les sujets qui les soutirent aux Unités. On appelle transformation l'opération qui change les formes moyennes en sauvegardant, plutôt qu'en conservant, les Identités initiales. Voilà bien la tâche, au lieu de se lamenter sans fin sur la solution finale et sa manière de mettre un terme, il est possible de « consommer » le Tout avec son idéologie mortifère du final et du « commencement final ». L'initial est ce qui consomme a priori la solution finale elle-même. La consommation du Mal est un processus que l'on opposera à celui de la philosophie comme production du Mal.


La corruption des langages est telle par la propagande, la publicité et la « marchandisation » virtuelle, que les plus beaux termes sont inutilisables, corrompus ou dégradés, ils font honte, parler encore fait honte. La sauve-garde par exemple n'est pas nécessairement conservatrice et signe de faiblesse, sauvegarder le Réel, soit en-dernière-instance l'Homme, contre les confusions ou les amphibologies est une tâche contingente autant que nécessaire. Qu'est-ce qui est le plus menacé ? Justement parce que le langage, la vérité, la philosophie sont menacés, ce n'est pas en eux que réside le remède ou la solution, elle serait toujours « finale » une fois de plus. La « solution » réside plutôt dans ce qui ne parle pas, dans ce qui n'est pas un énoncé vrai, dans ce qui n'a pas besoin de la philosophie, c'est l'Homme-en-personne. Plus abstraitement les Identités initiales doivent être sauvegardées contre les Unités mais seules les Identités peuvent se défendre contre les Unités ou se mettre en état de sauvegarde.

La sauvegarde des Identités est assurée par la dualyse, opération du sujet qui consomme le Mal. Ce n'est pas une intervention sur une forme vide qui serait une structure philosophique formelle, ni sur des contenus matériels remplissant cette forme. Sur la première, c'est la philosophie qui intervient et modifie sa tradition. Sur les seconds, ce sont les savoirs particuliers qui interviennent. La dualyse lève d'abord en la faisant apparaître la suffisance innée et globale de la philosophie, elle suspend sa validité la plupart du temps simplement ultime mais non moins efficace. Puis elle lève sa structure transcendantale ou la défait en lui substituant celle du sujet radical. Ce qu'il reste et qui, lui, est inconsommable puisque c'est le Réel qui détermine la consommation du Mal, ce sont les postures ou les Identités résiduelles mais indestructibles que laissent la philosophie comme Un transcendantal, la religion comme Un absolu qui la couronne, enfin le Deux de la base scientifique qui la sous-tend. Or aucun de ces suspens manifestant les Identités initiales, jamais finales, juste de-dernière-instance, n'a la forme d'une division et d'une synthèse. Ni le noyau transcendantal de la philosophie, ni son unité absolue, ni sa base ne sont agressées ici par une division, un partage avec nouvelle synthèse se reconstituant au-delà. Les Identités initiales prennent la forme des distributions propres à la dernière-instance, ce sont toujours des Identités sans bords extérieurs, limites ou frontières, mais accompagnées d'un bord immanent a priori, des dualités unilatérales à un seul terme qui justement n'est pas l'Identité mais ce qui la borde et qui est unique. La racine non-philosophique substitue à l'auto-médiation ou dualité par division et retour sur soi, ce que nous appelons la médiation immédiate ou immanente de la Dernière instance ou encore la dualité unilatérale. Ce n'est pas un tiers entre deux termes, un entre-deux, mais une Identité qui, tout en restant en elle-même et sans sortir de soi, sans se partager, fait « deux » ou est un autre terme entre elle-même et le donné philosophique. La grande découverte de Marx se fait sur le plan syntaxique avec la logique la moins dialectique qui soit et sur le plan sémantique avec les conditions de réalité d'une science de l'histoire. Sous la formule de « détermination-en-dernière-instance », c'est de la médiation immédiate qu'il s'agit, encore mal dégrossie conceptuellement et compromise par sa lutte avec la dialectique et le matérialisme. La Dernière Instance n'est pas le tiers philosophique. Elle s'oppose aux doubles philosophiques et même à ce double déjà dépouillé des simulacres qu'est le tiers judaïque ou par transcendance (Levinas). Il lui faudra la fonction d'un a priori rendu possible cette fois par le Réel comme Homme et non comme sujet transcendantal, pour achever de la tirer de ses origines philosophiques.



On appelle dualyse cette méthode qui refuse aussi bien l'analyse que la synthèse, la décomposition que l'unification, qui, en réalité travaillent sur des « en soi » du point de vue de l'Homme-en-dernière-instance. Abstraction, détachement, séparation, non-attachement platonisants, mais aussi excendance, exception judaïques, qu'il s'agisse de la transcendance ou de son rebours, ce sont chaque fois les choses mêmes qui sont taillées, les corps et les esprits qui sont divisés, ce sont des en soi qui sont agencés en extériorité, mais aussi la chair et les personnes qui sont disséminées. C'est un travail qui produit beaucoup d'affects reçus comme les plus nobles, mais cette technologie des distinctions qu'aura été la philosophie est rapidement un travail d'équarrissage des sujets dont l'identité est pourtant indivisible. La non-philosophie quant à elle est apparemment un art des partages inégaux mais ce ne sont plus des partages mais des distributions inégales ou unilatérales qui sauvegardent la spécificité des données en les soustrayant aux rapports de force, à la forme-monde générale qui est leur forçage. Il faut combattre au plus près de l'Ennemi avec l'aide des Adversaires que sont les philosophes les plus proches. Il est nécessaire d'affronter les apparences et même de jouer des apparences pour venir à bout des rapports de force, c'est-à-dire dépotentialiser la force.


Si l'on admet que le monde se présente comme un amas de dualités diverses et diversement combinées, se recoupant et se surdéterminant au sein de la forme-monde comme maîtresse des hiérarchies et des dominations, dualités qu'offre la philosophie par sa base empirique mais qu'elle reconduit plus haut, il est possible de délivrer les Identités initiales ou les postures distributives qui constituent le noyau réel de chaque terme engagé dans ces dualités. L'Homme-en-personne, plus que la chair toujours adonnée au monde, est ce Réel qui, loin de se définir par des rapports ou des comportements complices qu'il entretiendrait avec la puissance du monde, le tient à distance pour le faire apparaître, une distance non-ontologique qui le dépouille de sa suffisance. D'ailleurs comment aurions-nous accès originairement au monde s'il fallait tisser une quelconque relation avec lui, relation qui en présupposerait une antécédente à l'infini, la philosophie ? L'argument du troisième homme a pour envers direct l'Homme-en-personne tel que rien ne précède son « toucher » du monde, toucher unilatéral par lequel il le fait surgir de l'emplacer enfin en son lieu.




La non-philosophie résout d'entrée de jeu, c'est-à-dire sauvegarde dès l'initial, sans attendre une philosophique « solution finale » ou une guerre mortifère, les apories philosophico-religieuses ou intra-religieuses, par exemple judaïco-chrétiennes. En particulier celle de l'homme comme liberté grecque (du sage), chrétienne (de l'esprit), juive (du non-enracinement), et de l'Homme comme « enracinement » ou comme « monde ». La liberté peut être enracinée dans une identité si c'est celle de la racine humaine, de l'initial, qui est, elle, sans enracinement à l'infini ou bien dans l'infini. La confusion qui introduit à la guerre des positions est ici de la racine et de l'enracinement, autre forme de celle de l'initial et du final, du pli qu'on leur fait faire. Si la racine est sans-enracinement (c'est alors du « radical » ou de l' « initial » qu'il s'agit), l'enracinement, lui et à la rigueur, est seulement l'a priori qu'émet la racine, c'est l'a priori de la sauvegarde. Ainsi le monde, d'être dé-raciné de lui-même pour être en-raciné a priori ou en-dernière-instance dans l'Homme, sans une continuité ou un rapport quelconque, est révélé comme le Mal-en-personne. Il paraît devant l'Homme ou l'initial pour être libéré c'est-à-dire justifié à son tour comme Identité initiale à jamais sauvée d'elle-même, de son type d'enracinement en soi. Le problème est ici de déraciner le monde de lui-même, la transcendance d'elle-même, et de l'en-raciner en-Homme. Et sauvegarder les Identités initiales, dont celles de la philosophie et du judaïsme, c'est consommer le Mal en le faisant apparaître.


Il s'agit d'introduire non pas l'Homme au Mal, il y est forclos, mais bien le Mal à sa signification humaine en-dernière-instance, comme corrélat de l'Identité initiale. Ce que nous appelons la forme-monde n'est nullement une forme vide ou formelle, elle n'existe que remplie de formes philosophiques, celles-ci n'existent que remplies d'objets de savoir et ceux-ci remplis d'objets empiriques, les derniers éléments du monde pour lesquels cette forme est un condition transcendantale. Mais elle ne nous intéresse ici que par le nouveau statut supplémentaire qu'elle reçoit de son rapport à l'Homme-en-personne. La pensée-monde est l'architecture organisée par la philosophie qui tient sa place à côté de la religion et de la science principalement, qui joue le rôle d'organon entre le Ciel et la Terre, mais aussi comme force de duplicité ré-enveloppant ce Tout, et c'est elle en ce sens élargi c'est-à-dire cet ensemble qui est révélée comme suffisance hallucinatoire ou Mal absolu qui s'ignore lui-même. C'est cette pensée-monde qui doit être consommée, et les objets de savoir qu'elle investit pour autant qu'ils participent à la forme-monde. Consommée ne signifie pas ici détruite absolument ou anéantie d'un coup mais révélée a priori comme Mal de la suffisance qui s'ignore, puis comme Mal radical révélé au sujet qui lutte contre lui en le démembrant. « Consommer » le Mal ou la « solution finale » est ici un processus réel a priori puis transcendantal, la seule « solution » de la « solution finale » qui ne soit pas une duplication de celle-ci, ni une décision sans fondement réel, ni une dissolution la renvoyant au néant, mais ce qui suspend le Tout et ses prétentions, Tout initial-et-final qui a scellé le sort de l'Homme. Loin d'être la destruction des formes moyennes, médiocres ou simplement ordinaires de l'existence humaine, formes de la transition historique, au nom du Tout en son retour, c'est l'acte de sauvegarder ce qu'il y a aussi d'Identité dans ces formes moyennes dont la solution finale entendait faire table rase aux noms de l'héroïsme ou bien de la noblesse de la race. Seul l'Homme comme Dernière Instance peut initialement manifester le mal « final » et l'idée qui l'accompagne d'un remède final aux maux, et ainsi s'en défendre a priori. Révéler le Mal en fonction de l'Homme qui ainsi s'en sauvegarde a priori ne suffit pas mais c'est la condition « absolue » pour s'engager dans un processus de lutte. Il est évident que la « solution finale » est « le mal consommé », sa perfection ou son achèvement, si toutefois ces termes peuvent avoir un sens pour le Mal comme absolu. Mais l'Homme comme sujet, auquel d'ailleurs il ne se réduit pas, consomme en un autre sens le Mal, défaisant justement la condition interne de toute totalisation achevante.