Principes de messianique (Individu, Homme, Sujet)

J'appelle « messianique » la doctrine générale de type philosophique qui articule les trois catégories fondamentales de la Futuralité (de l'Homme-en-personne), de la Clandestinité (de l'Etre matérial ou du philosophable), enfin de la Messianité (du sujet-Etranger) auxquelles elle introduit la philosophie. A vrai dire, ce sont moins des catégories vides que le Réel qui détermine leur usage dans des axiomes (des oraxiomes) qui se disent rétroactivement de ce nouveau Réel que la philosophie n'attendait pas, dont elle n'a peut-être pas besoin mais que Nous-les-Humains nous sommes. C'est le nouveau nom de cette discipline commencée comme « non-philosophie ». Elle est destinée à remplacer l'éthique et la logique de type philosophique mais plus généralement de mettre la philosophie sous la condition de la messianité humaine et de construire une philo-fiction. Ce terme a l'avantage d'éviter les lourds malentendus liés au terme de non-philosophie tout en en introduisant évidemment de nouveaux qui sont d'autant plus inévitables que cette discipline programme ses illusions et déconstruit ses apparences. Surtout elle donne une indication sur la dernière mutation de la non-philosophie, et pas seulement parce qu'elle renonce à toute éthique ou pensée comprise comme ethos.

La substance de la philosophie est constituée d'amphibologies qui se cachent sous des symboles apparemment uniques. L'une de ces ambiguïtés des plus fondamentales est celle de l'Individu sous lequel se présentent aussi bien ces autres généralités tout aussi amphibologiques que sont l' « Homme », le « Sujet », voire l' « Etant » quelconque. L'Individu a une longue ascendance qui remonte à l'atomisme physique ou spirituel, substantiel ou psychologique, ses éléments de naissance et d'entretien sont la biologie métaphysique, la physique corpusculaire, le matérialisme aléatoire, la revendication existentielle et religieuse, l'idéologie moderne de l'individualisme. Aristote, Duns Scot, Leibniz, Kierkegaard, Strawson sont quelques uns des jalons les plus repérables d'un réseau historico-systématique surdéterminé. Plusieurs type d'analyses philosophiques en sont possibles, autant de dépliements qui réitèrent son amphibologie. Mais sa dualyse est le moyen d'échapper à sa réitération analytique, c'est un tout autre type d'analyse qui ne peut plus être philosophique puisqu'elle a pour objet justement l' « analyse » et la transformation du philosophique comme tel. Pour l'exposer, nous pouvons suivre une démarche régressive et justement d'apparence analytique, quitte à trancher in extremis ce noeud gordien de l'apparence.

Son premier acte est de poser que l'Individu est une apparence philosophiquement bien fondée, mais une apparence qui tient de l'hallucination de l'Homme-en-personne comme réel et transcendantalement de l'illusion du sujet-Etranger. Homme et sujet en effet ne se partagent pas l'Individu, l'Homme n'est rien de lui, n'est ni individuel ni pré-individuel, ce n'est pas un mode de l'Unité, il n'est pas composé d'une matière et d'une forme. Quant au sujet-Etranger, il n'est pas davantage un individu mais assume des contenus individuels, donc amphibologiques, qui font la substance de la pensée-monde. Sa tâche est de faire apparaître cette apparence et ses deux étages, de délivrer l'Homme-en-personne des croyances que le monde met en lui, de l'en séparer tel qu'il l'est déjà et doit l'être.

Son deuxième acte est d'expliquer négativement pourquoi il en est ainsi. Que peut-on mettre dans l'Homme ? Aucune dualité et/ou unité, aucune analyse ou synthèse philosophique. Aussi loin que l'on tenterait de l'analyser, de remonter ou de descendre en lui comme dans un fondement, on ne trouvera que l'Homme, ni une forme ni une matière, ni un animal ni une raison, ni un créateur ni une créature, ni un château intérieur ni une usine à idéal, ni un être ni un étant, ni une conscience ni un inconscient. Alors quoi ? Pas même un Ego ou un sujet transcendantal, une Auto-affection interne, un Cogito ? Simplement l'Homme-en-personne dépourvu de tout prédicat, réduit à sa plus stricte immanence de table rase. Que s'est-il passé ? L'Individu est l'Homme sous unité soit de compte soit d'ordre séparément soit les deux mélangés ce qui est le cas le plus fréquent. C'est la tentative de compter l'Homme comme un mais c'est aussi celle de le mettre en ordre comme premier. Comme un de compte ou premier d'ordre, l'Homme est perdu ou n'est plus qu'un artefact quelque peu fantoche et « homme de paille » de phénomènes naturels et sociaux tel que les sciences humaines nous en donnent l'image. Nous avons opéré, pour notre part et contre l'apparence, ce que l'Homme est, mais ce qu'il est sans opération en vertu de son immanence, nous l'avons séparé de toute unité de compte et d'ordre, pas seulement de son individualisation spatiale, numérique et comptable mais de sa priorité philosophique sur tout autre « étant ». Ce que l'on appelle l'Individu est d'abord une représentation puis au mieux une présentation philosophiques de l'Homme, du coup aussi un sujet, l'essai de le mettre sous conditions cardinale et ordinale mélangées. A l'un de compte et d'ordre, à l'un numérique et au premier métaphysique, nous n'opposons pas un homme d'hommes à la manière d'un multiple de multiples, encore que l'on aurait pu l'imaginer dès lors que l'on dit que dans l'Homme-en-personne on ne trouve que l'Homme à l'infini plutôt que le fini d'un Ego ou d'un Sujet. Il faudra en effet « imaginer » l'infini de l'Homme-en-personne, mais dans une philo-fiction usant de moyens axiomatiques plutôt que simplement conceptuels. Et à la condition de penser l'infini de l'Homme de manière qui ne soit pas plus numérique que qualitative c'est-à-dire amphibologique. C'est pourquoi nous usons aussi de l'axiome de l'Un-en-Un pour dire l'immanence radicale d'une identité ni une ni première. Autrement dit l'Homme-en-personne n'est pas plus inconsistant que consistant, ce type de prédicats ne lui convient pas plus que les autres ou bien doivent être requis dans des axiomes sur lui plutôt que dans des concepts. L'immanence radicale n'est pas une intériorité transcendantale et une finitude, elle est infinie parce que « soustraite » d'elle-même à toute insertion dans un Tout, de même que par sa sous-venue elle a le pouvoir « soustraire » l'infini à toute réduction mathématique et religieuse. Du point de vue de notre départ dans l'apparence et de sa dualyse, ces transformations donneront lieu à une (non-)opération spéciale que nous avons appelée ailleurs « uni-version ». C'est elle qui nous délivrera du réductionnisme mathématico-religieux de l'Homme mais peut-être pas de toute référence à la mathématique et à la religion.

Son troisième acte devrait expliquer de manière plus positive, moins « soustractive » ou moins « rétractive », cette (non-)opération d'universion, le statut de l'Homme-en-personne, ses effets justement soustractifs tels que nous venons d'en user dans une démarche régressive qui va de l'apparence vers le Réel qui la fait apparaître comme apparence. Tant que nous ne parvenons pas à la véritable logique messianique de l'universion pour laquelle les effets soustractifs ne sont que la conséquence d'un agir philosophiquement inouï, l'Homme dont nous parlons risque à bon droit d'apparaître comme un nouvel avatar de l'Homme délégué par l'Etre philosophique, sans clandstinité, à ses basses œuvres historiques toutes voisines de l'exploitation, du harcèlement et de l'assassinat. Un point importe ici. Toutes les opérations du type retrait, soustraction mais aussi réduction transcendantale phénoménologique, quelles que soient leurs différences et leur hétérogénéité doctrinales, sont définitivement philosophiques en ce sens qu'elles puisent dans la transcendance mais sous une forme particulière, la forme transcendantale. En tant que réductions transcendantales (en un sens plus général que la forme husserlienne qui est rationaliste et que nous formalisons), elles sont supportées par de la transcendance et entretiennent un rapport de droit au monde, à l'expérience, au savoir, etc. Pour le dire rapidement, l'effort est ici de se délivrer de l'opération de réduction transcendantale et de ses modes rationaliste-phénoménologique, rétractif-existential, soustractif-matérialiste, architextuel-déconstructeur. A cette fin il faut la déterminer positivement, mais non de manière positiviste, par le Réel de l'Homme-en-personne dont la venue est toute futurale. La futuralité a la primauté sur le retrait, la réduction, la soustraction qui peuvent être au mieux premières depuis l'apparence mais sans primauté. La logique philosophique de l'Individu et de ses modalités historiques comme l'homme et le sujet doit être déterminée et transformée mais non simplement remplacée par une « messianique » qui la modifie profondément jusque dans ses principes et ses fonctions comme théorie et comme pratique. Seuls l'Homme-en-personne compris comme futuralité ou « sous-venue » plutôt que soustraction, l'Etre compris comme clandestinité plutôt qu'ouverture et manifestation, enfin le sujet-Etranger compris comme fonction de messianité plutôt que de retrait ou de soustraction et de réduction, peuvent ensemble introduire ce que nous appellerions volontiers une anthropologie, une ontologie et une éthique en mode « fictionnal ». Sans doute en tant que pensant philosophiquement par nécessité, nous partons de l'apparence de l'Individu pour la dualyser. Mais cette opération n'est justement possible que parce que nous disposons de ces catégories nouvelles et que leur mise en œuvre se fait dans l'opération d'universion des structures philosophiques de l'expérience du monde. Si nous rassemblons en quelques mots cette problématique de l'universion messianique, nous dirons que les effets de dualyse, voire de retrait ou de soustraction par rapport à l'apparence ici de l'Individu, sont en réalité déterminés positivement par l'agir futural de l'Homme-en-personne, et par lui seul en vertu de son immanence.

Mais, dira-t-on, il faut bien un philosophe pour mouvoir tous ces concepts et modifier sa propre pensée ? Sans doute un métalangage est nécessaire mais le philosophe ex machina qui le manipule n'est plus nécessaire occasionnellement que pour l'usage fictionnel de la philosophie, il n'intervient pas dans la constitution de l'Homme-en-personne dont l'agir est immanent et n'est donc pas une opération. Cet agir non-opératoire est ce que nous appelons la sous-venue de l'Homme ou du Réel comme Etre, sous-venue clandestine à rebours de la soustraction. La soustraction qui a lieu par rapport à l'apparence occasionnelle et à quoi nous avons procédé plus haut est un effet de la sous-venue. La soustraction elle-même et pas seulement l'Individu est dualysée en une sous-venue et une cause occasionnelle et n'a d'unité qu'amphibologique. Quant à l'Etre comme quoi l'Un-en-Un sous-vient, c'est une sous-manifestation ou la clandestinité d'une demi-ouverture. L'Etre dont l'Homme est capable est une clandestinité qui défait toute la phénoménologie et son essence soit trop lumineuse soit trop nocturne de la manifestation.

Avec ces catégories nouvelles et ce style messianique, c'est toute la pratique politique et éthique autour de l'Homme comme Etranger venant de Nulle Part qui doit changer dans ses objectifs et ses moyens. Les fondements humanistes de l'éthique moderne oscillant entre individualisme et subjectivisme ne peuvent être simplement abandonnés mais ils peuvent être mis sous une condition radicale, offerts à un ultimatum. Si les catégories de la messianique sont transformées et ne ressemblent plus guère aux catégories phénoménologiques ou philosophiques en général, il est évident que celles de la pratique le seront aussi. Pour indiquer les effets de la futuralité humaine tels que la messianique les étale au long de son processus, on pourrait utiliser le préfixe, index ou coefficient « sous- » devant chaque terme philosophique. Par exemple on parlera de « sous-pratique » pour suggérer que la pratique messianique n'est pas un évènement dans l'espace et le temps de la représentation, mais qu'elle est l'oeuvre d'un sujet-Messie ou Etranger qui sous-vient clandestinement dans ce monde pour le dualyser ou simplifier la représentation.

La discipline messianique devra lutter contre une nouvelle apparence dont elle sera accablée sans en être la victime, l'ayant créée ou plutôt l'ayant fait se manifester contre son gré. Cette apparence qui affectait déjà la philosophie et que celle-ci oublie ou refoule, est celle d'une détermination religieuse, d'un avatar théologique, chrétien quant à elle plutôt que grec ou que judaïque. Mais si la philosophie ne pouvait que dénier et faire semblant d'oublier cet ingrédient religieux inévitable, être finalement sa victime, il en va autrement de la messianique. C'est justement parce qu'elle reconnaît la présence inévitable de la religion au sein de la philosophie à laquelle elle fournit son expérience non philosophique du Réel, qu'il soit grec comme chez les anciens philosophes, chrétien comme chez les classiques ou judaïque comme dans la psychanalyse et chez quelques contemporains, qu'elle peut franchir le seuil de ce refoulement et reconnaître la place et la fonction très précises d'un élément de réel hyper-transcendantal dont la philosophie a besoin et sans lequel elle serait un instrument sans fondement et sinon sans utilisateur, du moins sans destinataire. Mais en état de le reconnaître et de l'admettre, elle l'a déjà transformé à la différence de la philosophie qui l'intériorise et le relève, ne peut ni l'avaler ni le rejeter, s'étouffe et ne cesse de se débattre dans ses enveloppes religieuses (et scientifiques symétriques). Et il n'y a aucune chance que la philosophie se réveille de cette aporie vitalement angoissante car ce n'est pas un mauvais rêve ou un cauchemar dont elle pourrait sortir. Il lui faut l'arrivée non attendue d'un Etranger qui ne viendra pas de la voisine Elée et qui la délivrera de cette apparence dont elle pourra enfin faire usage plutôt que négation.

Une messianique, la messianité élevée à l'état non seulement de catégorie mais de Réel qui détermine ces catégories sinon vides ou folles, représente le tournant tardif et peut-être le dernier de la non-philosophie, celui après lequel il faudrait inventer une nouvelle pensée que l'on n'inventera pas, qui ne viendra pas, qui manquera éternellement.