Une généalogie parricide (non-philosophie et psychanalyse)

Les Lettres non-philosophiques sont de petits écrits théoriques, presque toujours de circonstance. L'essentiel leur activité est l'invention permanente de nouveaux axiomes en fonction des occasions philosophiques ou autres. Mais leur but est aussi de « formation » (apprendre à discerner le pouvoir des apparences philosophiques et à les dualyser) autant que d'information sur le cours de la théorie (précision croissante des concepts, élimination des résidus de suffisance philosophique, dégagement du « sens » ou de l' « Idée » de la non-philosophie). Quoiqu'il en soit, elles sont faites…pour être lues, utilisées comme tremplins, voire contestées, et pas seulement pour être écrites, comme un séminaire est fait pour être entendu et discuté. Par qui ? Au gré des occasions, c'est évident, le moins possible au bon gré de la philosophie, malgré elle. Elles ne s'adressent pas uniquement aux supposés non-philosophes mais au philosophe qu'ils sont certainement, que nous sommes toujours, ne sachant pas très bien dans quel sens aller, un peu égarés aussi, il faut bien le dire, par certaines hésitations de l'ingénieur dans le montage de l'appareil, sinon dans sa conception. Au moment où le sens et la possibilité de la théorie se précisent et deviennent tout droits comme une ligne vocale à force d'oscillations, il est souhaitable que les sujets qui se placent sous cette catégorie, dans ses marges et ses zones d'indétermination, dans les « poches » de non-philosophie que tolèrent certains philosophes (Deleuze), consentent à aller au-delà de Philosophie II et III et de ne plus en rester à un testament ou à un baptême qui commencent à être un peu « ancien ».

Classique ! c'était juste un vœu (harassant, ne jamais oublier qu'un enseignant, à moins de s'enkyster dans sa discipline, est toujours honteux de devoir «répéter » et de participer à la foire aux vanités pédagogiques). Mais le problème vient de se reposer de manière cruciale avec une thèse informée et brillante autant que problématique de son propre point de vue sur le sujet qui va nous occuper (J-B Dussert, La généalogie du Sujet. Scepticisme et non-philosophie) qui, entre autres affirmations, philosophiquement bien fondées localement mais pour cette raison même indéfendables ici, propose une similitude ou une analogie, presque un recouvrement, de la non-philosophie avec la psychanalyse qu'elle voue évidemment toutes deux aux gémonies de la stérilité et de l'erreur « anti-philosophique ». Comme je suis régulièrement intervenu sur ce problème, je voudrais faire peut-être une dernière fois la part des choses, prendre ma part de responsabilité dans ce contresens étant donné mes hésitations, et rejeter la plupart des arguments en faveur de cette identification. La non-philosophie est telle qu'elle est régulièrement attaquée tantôt à gauche tantôt à droite. Cette fois, c'est une attaque revendiquée expressément comme « de droite », et « conservatrice » s'il vous plaît ! Il me manquait un Anti-Grelet (et réciproquement) déclaré, il est enfin arrivé ! D'un côté un Saint-Jean-Baptiste qui aimerait noyer la pensée nouvelle-née dans l'eau baptismale de la philosophie, bénie soit-Elle. De l'autre un Saint-Gilles à l'Epée qui aimerait lui trancher la tête. Si cette thèse n'était pas encore sujette à discussion de la part de son auteur, ce pourrait être l'amorce d'un Livre noir de la non-philosophie. Comme la droite est encore moins faite pour m'enthousiasmer que sa symétrique, avec lesquelles je voisine amicalement, je situerai d'abord le contexte idéologico-philosophique de cette thèse puis je discuterai ses arguments en les considérant comme typiques et les généralisant au-delà de l'occasion qui m'est ici fournie.

Pour reprendre certaines de ses expressions, à supposer qu'elles aient une pertinence au moins descriptive, les « laruelliens de droite » défendent les fonctions et prétentions traditionnelles de la philosophie, mais c'est toujours une position philosophique particulière qu'ils défendent, celle d'Aristote dans le cas examiné, à partir de laquelle l'ensemble de la philosophie est globalement valorisé mais divisé, une partie d'elle réputée une erreur ou une errance, une déficience, etc. Les « laruelliens de gauche » ont tendance à lui retirer sa pertinence au nom d'une certaine compréhension de la gnose et du christianisme. Aucune de ces deux positions extrêmes ne convient à la non-philosophie telle que j'essaie de l'établir au-delà d'une interprétation souvent trop littérale de son nom ou de son « non- ». Contre le « gauchisme », elle défend la pertinence de la philosophie mais ne la défend nullement, contre la droite ou le « droitisme », dans ses fonctions traditionnelles qu'elle convertit en les transformant en occasion, symptôme et modèle, ne gardant que sa matérialité mais niant sa suffisance. Avec la « droite » elle conserve le recours nécessaire à la philosophie mais, avec un certain « gauchisme », elle reconnaît qu'elle a toujours été soumise à une décision d'ordre religieux, grecque, judaïque ou chrétienne, islamique aussi. Mais contre d'un côté une régression aristotélicienne ou platonicienne, et d'un autre côté le recours sauvage à une gnose anti-philosophique, elle opère une transformation et de sa tête religieuse et de là de ses moyens spécifiquement philosophiques ou transcendantaux. D'où sa réitération de l'impératif « philosopher en Christ » mais en-l'Un radical du Christ débarrassé de ses enveloppes mythologiques ou religieuses, éprouvé comme Médiat-sans-médiation ou comme Immédiation du Médiat, ou sujet-Etranger. C'est l' opération d'Uni-version et la création de nouvelles catégories comme la Futuralité (de l'Homme), la Clandestinité ou Clandestinalité (de l'être-donné de la philosophie ou du monde), enfin de la Messianité du sujet existant-Etranger (cf. la Lettre précédente).

Cette vision-en-Un de la philosophie ne peut évidemment que rejeter toute réduction philosophique et à plus forte raison aristotélicienne de la non-philosophie, son argumentation traditionaliste et conservatrice, anti-moderne et anti-moderniste en termes d'erreur ou de contresens (plutôt que d'illusion ou d'apparence transcendantales), et autres arguments polémiques extrêmement violents contre la psychanalyse et la non-philosophie (plagiat, refus de penser, vide intellectuel, catastrophe, déviance monstrueuse et contre-nature, sans parler d'une supposée « inspiration » bachelardienne, etc.). Même si l'on met à part les opinions personnelles de l'auteur de cette argumentation, il n'est pas étonnant que dans l'atmosphère actuelle de régression et d'attaque contre Marx, Freud et maintenant Darwin (avec le retour d'un créationnisme « intelligent »), les trois piliers du 19è et 20è siècles, la non-philosophie soit un adversaire tout désigné. C'est dans ce cadre que sont données de la psychanalyse et de la non-philosophie comme « psychanalyse de la philosophie » (une formule imprudente, je le reconnais, mais qu'il faut savoir interpréter c'est-à-dire dualyser) des images à peu de choses près analogiquement identiques. C'est à cette interprétation-falsification que je vais m'attacher. Fût-elle rectifiée par la suite, elle est pour nous intéressante parce que typique d'une condamnation « de droite ». D'autant que cet interprète s'est donné la peine d'une argumentation authentiquement philosophique—justement.


1. La formule numérologique de la philosophie

Si nous utilisons le signe > comme flèche, il y aurait globalement deux schémas numérologiques, celui de la philosophie « archaïque » de Platon à Lacan, à trois termes 1>2>3, où 2>3 et 3>1, donc le Trois-en-Un. Et le bon schéma de la philosophie « devenue science avec Aristote », le 1>2, l'Un qui se divise en Deux, schéma de la scissiparité arborescente, patte d'oie ou bifurcation généalogique qui évite de poser un troisième terme inconnaissable (qui serait évidemment un sujet transcendantal, ou l'Identité de la différence et de l'identité). Cette dualité mythe-science qui annonce pourquoi Descartes a induit en erreur ce qui a suivi) signifie que le 1>2 ne se ferme pas, le 2 est comme un a priori, une forme rationnelle ou un concept qui flotte librement sans devoir chercher sa soumission à un Un mystérieux ou « occulte ».

Toutefois on remarquera qu'un certain Un est quand même posé de manière énigmatique à l'origine de la dualité (1>2) et n'est pas interrogé. Ces schémas sont-ils de simples structures telles qu'un positivisme les manipule ou déjà des hiérarchies philosophiques ? Aucune réponse n'est ici fournie à cette question, sauf une nouvelle « mise à plat » qui confirme le positivisme, sous la forme d'un champ sémantique des quatre possibilités de combinaison ou des quatre dualités post-cartésiennes du penser et du sentir dans lesquelles on peut déployer le Cogito ? C'est peut-être là une opération astucieuse et féconde historiquement pour une apparente généalogie de la psychanalyse à laquelle se sont risqués M. Henry et notre Auteur. Mais avec un appareil théorique de ce genre, on peut au mieux préparer la difficile ré-insertion, pas plus, de la psychanalyse dans la philosophie, on ne peut opérer aucune généalogie philosophique. Schémas d'autant moins interrogés qu'ils relèvent d'une conception structurale, positiviste et « scientifique » de la philosophie alors que pour la non-philosophie il est fondamental d'y voir des hiérarchies c'est-à-dire de la philosophie. Dans leur usage du moins, ces formules ne concernent pas la non-philosophie pour laquelle il n'y a pas de généalogie ni même d'insertion de ce genre.

On aura donc arrêté le mouvement philosophique à la dualité du 1>2. Or la philosophie utilise l'arbre mais n'est pas un arbre ou une oie—pas assez « bête »—et justement ne serait qu'une philosophie réduite à une science positive. Il lui faut un « troisième terme occulte », un autre Un d'ordre au moins transcendantal. Il y a trois termes, 1 est la cause, 2 l'a priori ou le savoir, 3 le contenu empirique de représentation, je l'appelle pour ma part le triangle transcendantal avec lequel la philosophie ne cesse en effet de « trianguler » le monde, c'est un schème plutôt qu'un schéma. Je ne vois pas de troisième terme « occulte » ici sauf pour un aristotélicien qui voudrait ignorer Kant (le sujet transcendantal) et même Husserl (cogito, cogitatio, cogitatum). Le 3-en-1, ne serait-ce pas seulement le 2>1 faisant retour sur lui-même ? comme un système qui se boucle ou qui se parcourt dans les deux sens, si bien qu'il y aurait nécessairement un troisième terme, et sans doute plus.

Le refus du schème au profit du schéma est une véritable castration de la philosophie et crée des dualités qui ne sont jamais fermées. Il faut les fermer soit par la triplicité philosophique, soit par l'immanence radicale qui, elle, fait que la dualité n'en est pas une ou n'arrive pas du tout à terme, mais reste unilatérale, deux solutions dont le refus assoit la condamnation de la psychanalyse et des pensées voisines. Curieusement le 1>2 est le schéma du Matérialisme comme celui du 2>1 le schéma de l'Idéalisme, si l'on hiérarchise ces schémas. L'Idéalisme traditionaliste voisine avec le Matérialisme. C'est un idéalisme de l'a priori ou bien un matérialisme sans transcendantal.

Donc pas de philosophie sans réversibilité. Or la non-philosophie aussi combat aussi pour une dualité contre le 3-en-1 ou contre le 1><2. Il faudrait selon la non-philosophie, paraît-il, empêcher le 2/3 comme 3>1 d'aller au 1 ou « que la binarité de ce que se donne la philosophie n'aboutisse pas à leur subsomption en l'Un, mais que ne prenant qu'un seul côté, il demeure en lui, formant un Un-en-tant-qu'Un. Ce n'est pas « un seul côté », c'est le Un-en-Un qui n'est justement pas un côté et ne peut être confondu avec l'Un métaphysique. Finalement il y a trois solutions de la plus complexe à la plus simple, 1>2>3, puis 1><2, puis le 2 unilatéral, L'aristotélisme s'arrête en chemin, refusant Hegel mais n'allant pas jusqu'à la non-philosophie, c'est une régression sur une ancienne position philosophique intermédiaire, sur la dualité de l'arbre qui met entre parenthèses le 1 supposé occulte, véritable « castration » de la métaphysique qui est science de l'Un et science de l'Etre.


1. La non-philosophie a-t-elle été présentée comme une nouvelle version de la psychanalyse ?

L'insistance mise à mettre en parallèle les deux disciplines a pu créer, je le reconnais, des faux semblants, l'idée d'une rivalité ou d'une concurrence auprès du même objet, mais pas spécialement comme une science positive le ferait. a)Elle a été présentée uniquement comme la seule forme de critique possible pour le concept de la philosophie par opposition à sa déconstruction textuelle. Pas comme une transposition mais comme une refonte au Réel des philosophes qui n'est pas celui de la psychanalyse. J'ai pris la précaution de dire qu'elle était adaptée à la philosophie, qu'il ne s'agissait pas de transférer les concepts psychologiques mais de les déplacer et transformer. b) Elle est elle-même un symptôme pris dans la philosophie (comme par exemple chez Lacan), la dualyse est plutôt une quasi psychanalyse de ce qu'il subsiste de philosophie dans la psychanalyse officielle. c) Enfin dernier argument récemment formulé, inconnu dans Philosophie II et III, la psychanalyse n'est qu'un modèle au sens axiomatique, pas au sens paradigmatique platonicien. C'est la psychanalyse qui est une interprétation de la non-philosophie, il ne faut pas tout réduire des différences de niveaux et tout mettre à plat dans un esprit de spécularité et de mimesis. Sur la plupart de ces points et d'autres plus détaillés, pour faire les nuances nécessaires, il faudrait revoir le De la psychanalyse à la non-philosophie. Lacan et Laruelle (Kimé) de Didier Moulinier et L'Amour de la non-philosophie (Kimé) de Patrick Fontaine.

3. Le corpus examiné ?

Impossible de refuser à un auteur de ne traiter que de deux ouvrages dans une œuvre en cours et d'ignorer le reste. Mais alors il faut signaler que ses informations ne concernent en droit que les sections Philosophie II et III, la partie moyenne de la non-philosophie, celle qui se cherchait encore, et que Philosophie IV est passée sous silence. Une pensée en cours de développement est une courbe, si on se fixe en un point plutôt que dans le mouvement d'une tendance elle devient une droite, on ne voit plus du coup les annonces ou les réserves qui annoncent un autre devenir. Et l'aristotélisme fixe une systématique ou un moule particulièrement mal adapté d'autant que la dualité unilatérale interdit cette rigidification classificatoire. Philosophie IV abandonne sans du tout les renier l'occasion conjoncturelle de la psychanalyse, voire un certain voisinage des formules, mais comme on s'éloigne sans perdre de vue les régions traversées et les possibilités anciennes. Comme on abandonne une provenance par et pour une venue. Selon l'une de nos formules il s'agit de venir (et même de sous-venir…) à la psychanalyse pour la première fois plutôt que de s'en éloigner comme d'un adversaire contre lequel certes on a combattu. Le combat le plus pacifique se fait à la première rencontre.

4. Son principe ou le Réel est-il de l'ordre d'un Inconscient et d'une généalogie?

Certainement pas, et c'est le point qui décide de tout. Le Réel-en-personne est un savoir irréfléchi ou indocte, le dernier vécu, mais pas une chose qui aurait cessé de penser. Le Réel est indéfinissable directement, seulement indirectement ou par axiomes. Ces axiomes sont de toute façon pris bon gré mal gré de la philosophie actuelle ou potentielle, ils proviennent par exemple de Henry et pas seulement de Lacan. L'un de ses axiomes quasi henryen dit que l'Un-en-Un est immanence radicale mais sans l'auto-affection, sans son oscillation bilatérale entre le joie et la douleur, un Vécu sans-la-vie pourrait-on dire, ou une vie si l'on veut mais sans circularité, qui ne revient jamais sur elle-même comme chez Hegel par exemple, mais qui est pulsion unilatérale ou encore « futuralité ». Un autre axiome, quasi lacanien celui-là, dit que l'Un-en-Un comme le Réel est « impossible », sauf que l'impossible est ici une définition indirecte ou implicite, que ce n'est pas un prédicat du Réel comme on l'interprète souvent. Finalement l'Un comme immanent, comme radical, comme impossible, invisible, indéfinissable, ineffable, toutes formules que je reprends même du néo-platonisme mais pas seulement, ce ne sont ni des définitions ni même des thèses sur le Réel, ce sont des définitions indirectes et de toute façon des abstractions axiomatiques (déterminées en-dernière-instance par le Réel) et non pas métaphysiques. Les pensées d'où elles furent tirées ne sont que des modèles et justement pas des modèles au sens du paradigmatisme platonicien comme le pensent par mimesis ceux qui rabattent la non-philosophie sur la psychanalyse. Henry et Lacan et d'autres ne sont que des interprétations de la non-philosophie ou encore des modélisations de son axiomatique qui se dit, elle, rétroactivement ou par rétroréférence, du Réel.

Toutefois dira-t-on, il faut bien qu'en un point=X, quelque part, le symbole soit attaché au Réel pour que celui-ci puisse le déterminer, et qu'inversement le Réel lui aussi, lui quand même ait à pâtir de la présence du symbole ? Certainement, mais cette coappartenance du Réel et du symbole est de l'entière responsabilité de la philosophie, non de la non-philosophie qui est fondée sur un autre axiome mais qui a besoin de la philosophie et de son symptôme. La philosophie a affaire au Réel mais sous la forme du désir et fait symptôme, et à l'intérieur de la philosophie les rapports ultimes du Réel et du symbole sont énigmatiques ou insondables. La non-philosophie se contente d'en faire usage et de les distendre unilatéralement sans éliminer absolument toute co-appartenance, l'éliminant juste radicalement. C'est l'état de symptôme de la philosophie qui empêche que la non-philosophie devienne un discours flottant, absurde, sans attache, au moment même où elle a pour effet de libérer au maximum le discours de ses attaches au Réel sans que la philo-fiction obtenue soit absolument conventionnelle ou arbitraire. La pensée-langue fictionnale est radicalement et non absolument arbitraire du côté du Réel.

5. L'insertion de la psychanalyse et de la non-philosophie dans une histoire de la philosophie est-elle possible ?

Difficile pour la première, quant à la seconde elle traite l'histoire de la philosophie comme un modèle d'interprétation de sa propre axiomatique. Une généalogie de la non-philosophie ne peut être alors qu'une généalogie parricide. On peut rattacher de loin la non-philosophie à la tradition Schopenhauer, Marx, Freud, Nietzsche, pourquoi pas, encore que cela ne soit pas très significatif et fondé sur des apparences, mais aussi bien à Levinas, Deleuze et Derrida qui forment une tradition de l'Altérité qui n'est pas celle de la psychanalyse même si elle en a intégré certains effets. Elle ne se situe pas plus dans cette ligne de la psychanalyse (de Lacan et de l'anti-philosophie) que dans dans l'autre plus classiquement philosophique. Il y a évidemment des philosophes dont je me sens actuellement proche, Henry justement pour l'immanence radicale mais l'auto-affectivité et pour le Christ mais sans le christo-centrisme. Et Levinas pour le sens de l'excès mais sans la transcendance—la non-philosophie c'est l'excès de l'immanence. Et Lacan, qui m'a surtout fourni un langage. Les décisions philosophiques particulières, même comme l'actuelle qui est aritotélico-cartésienne, ferme l'angle de vision de la philosophie (ou bien l'apodicticité de l'ego dans la conscience de soi ou bien l'Inconscient, la dualité exclusive de la « vérité » aristotélicienne et de l' « erreur d'aiguillage » cartésienne) et plus encore de la non-philosophie qui est beaucoup plus riche de références.

La non-philosophie n'est pas plus intéressée par la négation du « penser que l'on sent » ou du « je me pense sentant » que par la restauration du « sentir que l'on pense » ou du « je me sens pensant ». En réalité elle veut dépasser les quatre versions post-cartésiennes du penser>

Si la psychanalyse est replacée dans la tradition philosophique, elle devient évidemment déviante et du coup un problème incompréhensible de la philosophie au 20è siècle. Mais on peut avoir une autre thèse sur elle que celle de Michel Henry qui croit la philosophie suffisante pour la penser, qui se fonde donc sur une apparence philosophique et qui lui aussi d'ailleurs pense « erreur » de Descartes à Lacan. C'est qu'elle est de provenance et d'essence judaïque, c'est tout son intérêt de prendre en écharpe la philosophie qui consacre son énergie à « réagir » depuis Ricoeur, Foucault, Deleuze, Derrida et Henry. S'il y a une tradition du 20è siècle, c'est d'être une longue revanche de la philosophie sur la psychanalyse, à laquelle participe cette interprétation de la non-philosophie. Quant à celle-ci, je l'ai toujours définie comme n'étant ni grecque ni juive, que son sens était plutôt christique, évangélique, sans être un décalque humaniste du religieux chrétien. Elle ne rentre pas facilement dans une histoire de la philosophie, à la différence d'une généalogie, parce qu'elle prend la philosophie en entier dans la venue impossible du Christ. Je ne reconnais pas du tout mes intentions dans le portrait du non-philosophe en quasi psychanalyste, sinon comme une défiguration et une reconstruction extérieure et violente. Quant à Bachelard, aucune influence ici, contrairement à ce qui est suggéré, ce n'est pas parce que la non-philosophie est intéressée au style non-euclidien qu'elle dérive de son épistémologie. Elle est née d'une réflexion sur justement la philosophie contemporaine du 20è siècle, sur la possibilité de sa critique et de sa compréhension, critique de Freud, Lacan et Marx sur laquelle je suis d'ailleurs revenu partiellement pour instaurer la non-philosophie. Mais ce dont elle est née, les influences présumées qui ont présidé à sa naissance n'ont aucune importance, c'est là son passé, elle pourrait très bien en avoir un autre, et par définition c'est elle comme messianité qui fait se manifester son passé philosophique. La non-philosophie est l'anti-généalogie parce qu'elle pense en termes de venue et même de sous-venue qui manifeste la suffisance généalogique.


La non-philosophie doit être appréhendée, sous peine d'apparence transcendantale, de manière non unitaire, sur deux portées identiques dont l'une est en même temps unilatérale et seule visible, l'autre étant invisible. Le Réel et la pensée-langue sont identiques mais en-immanence, pas dialectiquement mais tels que la courbe du discours est en situation de dualité unilatérale par rapport au Réel. Ses principes, si l'on peut encore parler ainsi de manière unitaire, n'ont pas été posés une fois pour toutes dans une formulation définitive, telle une ligne droite, chaque interprète voire sujet non-philosophe prenant un point et le développant suivant une tangente qu'il prend pour le tout de la courbe. Dans son expérience du Réel et son usage réel de la philosophie, ce n'est pas une courbe mais une venue toute droite, en revanche c'en est une et très méandreuse dans ses formulations qui dépendent des occasions philosophiques. Si le Réel n'est pas rationnel, si donc la rationalité ou la pensée-langue sont libérées de ce fait même, du fait qu'elles sont sans pouvoir, sinon occasionnels, la non-philosophie peut user de la philosophie sans en être une, elle ne répond pas à ses conditions minimales et n'est donc pas une mauvaise philosophie post-moderne et décadente. La non-philosophie est une philo-fiction radicale, rien à voir avec une tradition alternative ou une tradition encore de la généalogie cette fois. Tous les philosophes sont ses contemporains mais au titre de symptômes. La philosophie est le symptôme occidental…



6. La non-philosophie (à la suite de la psychanalyse) est-elle auto-contradictoire?

C'est l'argument adversus domum comme si ces disciplines n'argumentaient que contre elles sans le savoir en croyant lutter contre la philosophie. Par tout ce qui a été dit précédemment, c'est une thèse impossible contre la psychanalyse mais fréquente chez les nombreux philosophes qui ne comprennent rien à l'esprit judaïque et rien de ce qui est au-delà du principe logique de contradiction. Elle ne se contredit pas parce qu'elle ne contredit pas exactement la philosophie, avec laquelle elle ne cesse d'échanger des effets, à moins de vouloir la ranger sous celle-ci. C'est un peu l'argument du rationaliste contre le sceptique, celui de l'auto-contradiction où les deux adversaires sont supposés avoir le même objet ou viser le même état de chose. Quant a la problématique de la non-philosophie, elle est encore plus déplacée que la psychanalyse par rapport à celle de la philosophie qui n'est plus que sa modélisation ou le système de ses interprétations. Il n'y a pas de recouvrement de ces trois choses l'une par l'autre, sauf par apparence ou confusion philosophique de ce que l'on appelle dans les trois le « Réel ». La rareté du langage philosophique est telle qu'elle crée des confusions permanentes au lieu de multiplier symboles et usages des symboles. Le discours philosophique venge sa rareté sur le Réel et sur les choses en y répandant la confusion.

Que vaut l'argument de l'auto-contradiction ? Il suppose d'abord que non-philosophie et psychanalyse se recouvrent analogiquement c'est-à-dire structuralement et surtout qu'elles se recouvrent avec la philosophie (d'ailleurs la mauvaise, celle de Platon à Lacan), que leurs instances sont grosso modo les mêmes (similitude des topiques freudiennes, philosophique et non-philosophique). Il suppose ensuite qu'il y a une inversion des objets (à critiquer ou accuser de méfait) et des sujets (capables de les critiquer). Or on l'a montré précédemment, elles ne se recouvrent pas avec la philosophie sauf à comprendre l'Un philosophique comme une entité obscure et surtout à ne pas comprendre l'Un-en-Un comme Réel.


7. Qui est le criminel et qui est la victime ?

Attribuer son propre crime contre la philosophie à celle-ci et se présenter comme victime, voilà, paraît-il, la conséquence non-philosophique de l'auto-contradiction. A moins que ce ne soit le fantasme dont le philosophe criminel, amateur de parricide, prétend nous aveugler. C'est l'argument de la rétorsion, « vous en êtes un autre et pire, vous vous désignez, c'est celui qui le dit qui l'est ». Voilà une « généalogie du criminel » qui espère l'amener à une auto-dénonciation. La rétorsion ferait peut-être un bon « polar » avec double assassinat spéculaire mais à condition qu'un policier soit en embuscade pour dénouer ce nœud des apparences et les identifier. La dualyse poursuit le même but que les « dénouements policiers », son problème est le « dénouage » des nœuds que la philosophie ne cesse de nouer entre les termes distincts pour les opposer, en faire les couples infernaux et la guerre que l'on sait. Le non-philosophe est peut-être un mauvais philosophe mais il a les moyens d'être un bon détective, et c'est le cas de le dire, un « privé » qui fait de la « police-fiction », dépiste les apparences de la philosophie et les effets idéologiques de miroir. Autrement dit les deux crimes, et les deux victimes, n'ont pas du tout la même définition et par exemple ne se mesurent pas avec les mêmes paramètres. Un philosophe a toujours tendance à user de la rétorsion et à saisir la situation comme globalement spéculaire. Le non-philosophe ou le psychanalyste ne voient pas du tout le crime de la philosophie contre le Réel ou contre l'Inconscient comme le philosophe voit le leur contre le Sujet. Cet argument de l'interversion des sujets et des objets n'est possible que fondé sur une amphibologie du sujet philosophique et de l'Homme, amphibologie que défait ou dénoue la non-philosophie. De l'une à l'autre il y a un grand déplacement, toute la philosophie contemporaine de Heidegger à Derrida et autres est fondée sur ce déplacement. C'est rayer d'un trait de plume la nouveauté émergente de l'Altérité, pas seulement négative, de la tradition contemporaine qui n'est pas simplement de l'anti-philosophie lacanienne. Le travail de dénouage peut se trouver chez certains philosophes comme Bergson ou Heidegger mais qui dénoue ? qui est assez simple et de quelle simplicité, pour défaire sinon trancher les nœuds quasi borroméens de la philosophie ? La non-philosophie a trouvé la dualité unilatérale ou immanente comme procédé le plus simple pour « déconstruire » les nœuds conceptuels qui sont la principale activité des philosophes.


8. Quel usage faire de la non-philosophie?

Les adversaires de type philosophique de la psychanalyse oscillent entre deux postures, dans l'amphibologie de son appropriation doctrinale (herméneutique, structurale, etc.) et de son rejet partiel voire total. La thèse en question ne fait pas exception à cette loi spécifique de l'intelligence philosophique. Pour un philosophe la non-philosophie de son côté n'est abordable que sous falsification (analogie réductrice ou réductionnisme philosophique—lui aussi existe—, idéaliste, matérialiste, censure, méconnaissance, etc.) avec dans le meilleur des cas la conservation de son Idée comprise alors de manière précipitée comme « science de la philosophie ». De l'appropriation et de la reformulation personnelles à la condamnation comme erreur, contre-sens, contre-nature, stérilité), les plus prudents aimeraient conserver ce qui est en réalité encore un nœud ou un nouage philosophique, celui d'une science de la philosophie. Il est vrai, et là nous devons plaider coupables, la non-philosophie s'est présentée comme une telle science. Non pas qu'elle ne continue pas à formuler ce problème mais elle a compris que s'il y a quelque chose comme une science ou une théorie de la philosophie, elle doit dénouer ce nœud et ses inversions.

Autrefois Derrida, victime de l'apparence philosophique, trouvait que la non-philosophie était un « adieu » à la philosophie, donc contradictoire­­­—déjà­ !—et incompréhensible. Dans sa dernière réponse, la non-philosophie dit qu'il s'agit de saisir la philosophie non pas sous son propre horizon, l'horizon du Tout, mais sous la venue unilatérale du Christ qui n'a jamais été un horizon, peut-être même pas son Envers. A vrai dire venue impossible ou retour impossible du Christ—sa « sous-venue » futurale.