Tentative de biographie dans le style cardio-vasculaire

Nous faisons une autre analyse que l'heideggérienne du geste et donc du devenir de la philosophie. Le double volet de « la constitution onto-théologique de la métaphysique » nous paraît un effet d'auto-interprétation, herméneutique et quasi spéculaire, de la métaphysique finalement laissée à elle-même malgré les soupçons sur son autorité. D'autant qu'elle est fondée sur la différence initiale de l'être et de l'étant, donc sur une amphibologie onto-logique que Heidegger se contente d'éclaircir sans la transformer, se contentant de l' « interpréter ». Plutôt qu'une nouvelle analyse, nous une « dualyse », qui doit sans doute conduire au point de vue non-philosophique lui-même mais qui en même temps nous garantit au moins une non spécularité. La « différence » que nous mettons dans la philosophie ne sera pas tirée d'une ambiguïté linguistique et du pripat déterminant du logos grec, mais de la modélisation cardio-vasculaire possible de la philosophie. Encore du langage ? Une modélisation n'est pas une métaphore anthropomorphique, elle suppose le passage par une science, ici une science (générique) de la philosophie. Modélisation d'autant moins étonnante qu'il s'agit de substituer l'essence humaine à l'essence philosophique de la philosophie. La première distinction aura donc un caractère scientifique, ce ne sera pas une « différence » mais une dualité unilatérale, c'est-à-dire une dualité fondée sur l' « oubli » ou la mise entre parenthèses de l'un de ses côtés. Ce que nous pourrions oublier dans la philosophie, ce pourrait être soit son essence transcendantale ou opératoire, le noyau philosophique proprement dit, trouvable dans toutes les philosophies, et il nous restera alors les côtés réels de l'Un-sans-Multiple et du Multiple-sans-Un tels qu'ils ne communiquent plus, ne se mélangent plus puisque privés du transcendantal comme opérateur des mélanges. Comme si l'Un-Multiple était devenu orphelin du platonisme, libérant de leurs chaînes familiales deux frères condamnés à l'errance. Soit au contraire ce serait ces côtés réels et il resterait alors le seul opérateur transcendantal. Il s'agit au moins d'une différence de nature qui interdit tout mélange amphibologique, nullement d'une différence de degré dans un mélange comme le restent d'une certaine manière la différence ontico-ontologique et ses avatars chez les penseurs postérieurs. Le transcendantal correspond au moment invariant mais aux innombrables variantes du présent avec ses marges de futur et de passé, d'anticipation et de rétention. Mais le transcendantal, qui est dit en général dans la philosophie « immanent », est d'une immanence toute conquérante et tente d'absorber toute transcendance possible, celle de l'Un (par le biais de la théologie) et celle du Multiple (par le biais entre autres de l'épistémologie). La dualyse ne se laisse pas abuser par cet esprit de conquête et sépare comme hétérogènes ces deux types, l'un comme opérateur, l'autre, lui-même double, comme instance réelle. Toutefois on remarquera que l'absorption de la transcendance se heurte à une limite, l'immanence transcendantale à une transcendance irréductible, la sienne propre, celle à laquelle l'opérateur transcendantal est suspendu. Le transcendantal n'est rien sans une dernière transcendance=X qui le meut ou plutôt qui est son élément ou son milieu. Cette transcendance est tout à fait particulière car si la philosophie s'occupe ici et là de mille objets divers, sciences, régions, etc. qu'elle réduit ou dont elle met entre parenthèses l'extériorité, elle a elle-même spécialement affaire à une transcendance interne dont elle ne peut se débarrasser. Le transcendantal, le coeur battant de la philosophie, est suspendu à une source d'énergie, au monde=X, pas aux objets du monde mais au monde en soi. Le monde comme corrélat du transcendantal, est en même temps en soi, et l'immanence transcendantale est la ruine interne de toute philosophie, elle s'ouvre sur un abîme. Le présent est la forme transcendantale du temps et qui manifeste qu'il y a un monde en soi=X, de quelque manière qu'on le décrive, et par lequel s'évacue la philosophie.

La dualyse combine anatomie et physiologie. La philosophie elle aussi est un Grand Vivant avec ses maladies et sa santé mais nous en faisons une analyse moins fantasmatique que celles des Anciens, plus moderne que celle platonicienne des parties de l'âme et du corps. Soit donc une imagerie cardio-vasculaire encore très simple et suffisante dans un premier temps pour la philosophie. Le transcendantal est le cœur vivant qui anime ou sans cesse ré-anime la philosophie comme tout ou Idée—le transcendantal comme service d'animation qui doit de temps à autre passer lui-même au service de ré-animation! N'importe quel cardiaque sait que le cœur ne projette ou n'expulse le sang que s'il est lui-même irrigué et n'est pas ischémique ou nécrosé. Nous avons distingué en réalité trois types hétérogènes de phénomènes, l'immanence de fonctionnement du cœur qui a son système d'impulsions propres, la transcendance du sang nécessaire pour l'irriguer ou son apport extérieur, enfin le fonctionnement mixte de la transcendance du sang et de l'immanence du cœur qui l'expulse et le fait revenir. C'est ce mixte ou ce mélange que nous avons d'abord dualysé.

L'imagerie cardio-vasculaire est encore insuffisante pour déterminer ce qui se passe réellement entre ces instances lorsqu'elles sont celles de la philosophie. Le « cœur » transcendantal de la pensée est à la rigueur une machine mais justement transcendantale ou « vitaliste », non mécaniste. Dans son état actuel, la dualyse est encore indéterminée puisqu'il y a deux oublis possibles et équivalents, soit du cœur soit de la transcendance du sang qui l'irrigue et qu'il ne fait pas qu'expulser. Quant à la transcendance du sang, elle est à la fois matériau pour le cœur et cause co-nécessaire de son mouvement. Qu'est-ce que le sang pour la philosophie, quelle est son essence phénoménologique ? L'essence du sang est de saigner et même de refluer ainsi jusque dans le cœur, « un cœur qui saigne ». Qu'est-ce qui saigne sinon la matière réelle qu'anime le cœur de la philosophie, c'est-à-dire le mélange de l'Un et du Multiple, plus connus habituellement sous les noms génériques de Dieu et de la Science ? Mais c'est le cœur transcendantal qui les mélange et rend possible ainsi qu'ils saignent. Car seul leur mélange peut saigner. Il y a des traumas ou des coupures qui « ne saignent pas » (Lévinas), et ils sont de deux sortes, l'Un-Autre ou l'Un-sans-Multiple monothéiste avant qu'il ne soit capturé par la théologie, et le Multiple-sans-Un de la mathématique « avant » qu'il ne soit capturé par l'ensemblisme, ou celui probabiliste et quantique des particules « avant » qu'elles ne soient capturées par l'observateur. C'est encore un philosophe des mélanges celui qui parle du « sang de la coupure pure » (Derrida). Ce sont là des captures par le cœur, des captures transcendantales.

L'Homme de la philosophie pourrait bien être une vaste cicatrice… Puisque d'une certaine manière la dualyse est faite pour arrêter la philosophie de saigner, pour fermer enfin autant que faire se peut une cicatrice éternellement ouverte, pour au moins et simplement la suturer, nous devons prendre une décision qui explique rétroactivement le sens de cette dualyse. C'est ce cœur logé à l'intérieur à l'Homme et quelque peu encore pilote ou moteur en son navire qu'il faut, comme on a dit, « oublier » en tant qu'il anime la vie individuelle, la vie en tant qu'inscrite dans le présent et substitut du présent, et la présence en tant que localisée dans la vie. Dans la philosophie le cœur ou l'individu comme présent abusent de l'Un et du Multiple en se proposant comme leur opérateur de combinaison, celui qui les fait saigner. Bien entendu c'est moins l'Homme qu'il s'agit de détruire ou de rendre impossible que l'individu, le sujet marqué d'individualité et d'égoïté, celui qui étend son pouvoir abusif, le sujet toujours transcendantal en tant qu'il usurpe l'Homme et blesse celui qui ne saignait pas. Car l'Homme en tant qu'il est étranger au sujet ni ne saigne ni ne fait couler le sang, il est inaccessible à la blessure comme à la tentation de blesser et de tuer. Pourquoi ? Mettant entre parenthèses le cœur et sa fonction transcendantale animatrice, les « oubliant », il reste l'Un-sans-Multiple et le Multiple-sans-Un pour être unifiés de manière non transcendantale et former ensemble ce que nous appelons l'Homme générique, cette fois sans mélange susceptible de s'écouler.

Cette unification, cette unition peut-être, requiert l'immanence la plus radicale, une pure forme non-intuitive qui ne peut être montrée ou manifestée que par le formalisme d'un jeu d'écriture. Comme Un-sans-Multiple mais désormais immanent ou Un-en-Un, l'Homme excède tout mélange d'Un-et-de-Multiple philosophiques. Comme Multiple-sans-Un, il excède également la forme anthropologique du sujet, c'est la forme de l'Autre-en-Un ou encore la forme de l'Etranger. Le générique est un double excès et pas un seul, mais pas plus deux excès qu'un seul, c'est un excès unilatéral, une dualité telle que l'Un propre à cette « une » ne se rabatte pas sur le Deux. Le générique humain est un excès qui ne saigne pas à la différence de la philosophie qui ne cesse de justifier en profondeur les idéologies du sang, et même celles du sol (nationaliste ou phénoménologique) qui ne cessent de saigner de manière plus subtile, comme les racines saignent dans le ciel par les branches et les feuilles, et saignent dans la terre par la sève qu'elle ramènent vers l'arbre.

A la philosophie comme mélanges brassés par la « pompe cardiaque » transcendantale auquel ils sont réciproquement nécessaires, nous substituons le point de vue de l'Homme qui ne saigne pas. Non qu'il ne soit fait des deux états du sang comme le veut la philosophie, au contraire, mais en lui l'immanence du cœur s'est confondue avec cette matière qu'il fait fluer. Dans l'Homme générique le cœur anime le flux du sang mais ne le ré-anime pas et donc n'a pas besoin d'être lui-même ré-animé. Nouvel hylémorphisme, la matière du sang fusionne avec la forme immanente du cœur, la forme-cœur qui retient le sang et l'empêche de s'écouler, se contente de le faire fluer en lui-même sans le répandre. Le monde=X était la cicatrice au flanc de la pensée par où se déversait une philosophie hémorragique. Elle prodiguait le sang que le cœur humain devenu générique retient et qu'il fait passer à un autre état de flux, flux éternel qui traverse le corps sans y « circuler ». Sans devoir rappeler ici les types innombrables de flux, de blessures, d'ivresses, d'écoulements, de trous d'éviers ou de latrines abyssales qui perforent la philosophie, on se souviendra par contraste des éthiques de la retenue, retenue de l'énergie sexuelle et spermatique de certains mystiques, tension stoïcienne, retenue sceptique du jugement, retrait des contemporains. Mais tout cela, même généralisé dans un sens ou dans l'autre, comme réserve ou comme dispense, relève de la crainte de l'épanchement, de la dépense et de la perte, c'est là justement le système philosophique avec son opérateur transcendantal distribuant les opposés et les différenciant de quelque différence que ce soit. Ce n'est donc pas tout à fait la retenue comme immanente qui fait fluer, car on y discerne toujours à l'œuvre une opération et donc une subjectivité usurpant l'immanence au nom du transcendantal. C'est plutôt le Tenu-sans-retenue, à la rigueur la Retenue-sans-rétention qui sous-vient comme flux qui ne s'écoule pas. Il est inutile de passer de l'être au devenir, de tenter de se délivrer de l'ex-sistence si c'est pour conserver l'é-coulement. Le sang générique coule-sans-s'écouler. Pour en finir avec la déconstruction elle-même, une apogée de la philosophie, « le sang de la coupure pure » est un problème aux conditions limitées, kantiennes en l'occurrence, il est évident que la coupure pure ne peut que saigner, ce que cache provisoirement le pansement rationaliste. Mais la pensée n'est pas fondamentalement une affaire de coupure, en particulier la dualyse qui pourrait passer pour une nouvelle coupure n'est possible que par la positivité de l'immanence dite maintenant générique et non plus transcendantale et subjective. De même elle pourrait passer pour purement négative, type « retrait » ou peut-être « soustraction », tant que les deux côtés de sa matérialité restent côte à côte et ne sont pas assemblés en une seule immanence mais sans former un « tout ». Le couplage moderne-postmoderne du Sujet et de l'Autre nous est lui-même étranger parce qu'il reste ultimement soumis à l'opérateur transcendantal. Nous lui substituons la dualité unilatérale de l'Homme et du sujet qui fait l'Etranger. En transformant notre intuition du « cœur », en le formalisant et le dés-intuitivant, en distinguant deux formes de l'immanence, l'une philosophique et mélangée à son contraire, l'autre purement générique et associant cette fois les contraires sans les mélanger et sans s'y aliéner, nous sommes ainsi venus à bout de l'imagerie cardio-vasculaire dans la philosophie, de la métaphore qu'elle est et qu'elle rend possible tout à la fois. Il ne s'agit plus d'animer, ou de ré-animer le système vital ou cardio-vasculaire de la philosophie, mais de passer d'énoncés métaphoriques qui lui sont propres et qui l'irriguent de sa circulation—la métaphore, cœur et sang de la circulation philosophique—à un ensemble d'axiomes sur les deux ou trois phases de ce « système ». Il donne lieu maintenant à un « formalisme » qui doit l'expliquer et programmer sa transformation. La dualyse n'est pas un double théorique de son objet, elle est étrangère à…et pour…la philosophie. On l'aura compris, nous n'avons plus envie de ré-animer une fois de plus la philosophie, pas plus que de la conduire une nouvelle fois à sa mort. La dualyse ne programme rien de tel, pas plus qu'une science ne programme la mort de son objet. Tout au plus, et c'est ce qu'elle conserve de la philosophie, la dualyse a ceci de spécifique qu'elle programme les conditions matérielles ou philosophiques de la transformation du sujet-Etranger.

Quelle transformation ? Suivons toujours, maintenant sans risque de métaphore puisque nous en sommes prévenus et prémunis, le système cardio-vasculaire comme guide de la pensée. Comment dès lors peuvent s'articuler dans l'immanence du coeur ces trois phases, le coeur lui-même, le sang expulsé ou artériel, le sang veineux qui fait retour du corps et doit être nettoyé ? Ou si l'on veut (mais aura-t-on par ce seul moyen d'une substitution quitter tout risque de métaphore ?), l'immanence générique, la pensée transformée par son immanence, la pensée philosophique et par exemple la métaphore cardio-vasculaire. L'immanence du cœur n'a rien de celle, philosophique, de la vie comme tout ou cercle tournant en lui-même, elle fusionne avec le sang ou avec la pensée artériels dans un flux doté de la propriété d'interférence ou d'indiscernabilité, dans un jet unique qui traverse le corps. Mais le sang veineux qui revient du corps, la pensée veineuse qui revient du monde ne sont pas absolument hétérogènes au flux artériel et ne forment pas une dualité arithmétique avec lui, quoiqu'ils ne puissent être non plus confondus simplement ou simplement fusionnés (nous parlons plutôt d'interférence pour user du modèle quantique), on dira qu'il lui est suturé, que si entre le cœur immanent ou le sang artériel et le sang veineux, entre la pensée unilatérale et le monde il y a comme une cicatrice, celle-ci est fermée d'un côté ou unilatéralement, l'autre côté restant ouvert—cicatrice ou suture unilatérales.

L'Homme comme Etranger nettoie et transforme—on n'oserait dire « cordialement » ?—le sang du monde avec une rigueur spéciale dont on ne peut ignorer la « douceur » (Heidegger). Il sous-vient d'une venue-sans-venir, tient-sans-retenir, un tranché-sans-trancher. C'est une oeuvre de messie justement parce que c'est une œuvre humaine qui passera ou commencera peut-être par un sujet mais qui ne dérive pas toute du sujet et de son opération.