Discipline, tranchant, rigueur, leur conversion non-philosophique

L'abandon de la ligne « théoriste-radicale » suite à la re-fondation de l'ONPHI ne signifie nullement son abandon pur et simple, son noyau doit être conservé mais transformé. La première Onphi a vécu avec la rumeur trop vite propagée d'une opposition purement stratégique entre la militance (« théoriste ») et le libéralisme (« non-philosophique »). Elle recouvrait trois oppositions déjà plus concrètes ou effectives, la première entre la militance et la pratique, la seconde entre le tout-théorie et la pratique-de-théorie, la troisième entre une rébellion autoritaire et une rébellion « minoritaire ».
Comme il n'est pas question d'abandonner la théorie ni la radicalité, que reste-il pour nous de la militance théoriste ?

1. Au minimum un idéal à ne pas perdre de vue, plutôt qu'une ligne ou un principe de sélection des textes et donc d'exclusion trop systématique,

2. au mieux une règle ou un système de règles unilatérales à intérioriser dans la non-philosophie comme discipline. Il faudrait essayer de comprendre que la non-philosophie est une « discipline unilatérale », qu'elle a un aspect de rigueur et même de « tranchant » mais où et sous quelle forme si ce ne peut plus être sous la forme d'une Idée ? Je voudrais prévenir, quant à moi, toute interprétation arbitraire de la « tolérance » que je revendique comme n'étant ni maximale ni « tolérance zéro ». Le « libéralisme » dont a été accusée la non-philosophie a des limites, mais elles sont à comprendre justement en fonction du style non-philosophique.
Et comme par ailleurs se poursuivent des discussions sur sa nature soit de discipline réglée soit d'œuvre individuelle, soit d'enseignement soit de texte ou de corpus, l'occasion est à saisir d'un éclaircissement sur ce problème de la « discipline » en général.



L' « idéal » de la rigueur et de la discipline à tous les sens du mot (éthique, scolaire ou institutionnel, ou encore au sens foucaldien de gouvernement d'une population nombreuse), il est possible de le transformer dans sa forme d'idéal mais sans l'abandonner comme règle d'une pratique (si la non-philosophie est une pragmatique, l'un de ses modèles historiques est « marxiste » et
transforme les concepts reçus), de convertir sa forme transcendante de « ligne » ou « mot d'ordre » en une pratique immanente. Il s'agit d'arriver à une claire distinction, dans la théorie, de la pratique et des apparences philosophiques liées au théoricisme. Rien dans la non-philosophie ne doit lui être attribuée spontanément comme définitions tranchées ou qualités définitives, c'est une discipline sans qualités ou sans doctrine, une pratique non-doctrinale de théorie, donc pas davantage « théoriste ».
Et pourtant il est possible et nécessaire de « parler le non-philosophique » comme une langue spécifique pour la philosophie et les savoirs dont celle-ci fait ses sous-ensembles. Par ailleurs un autre problème déjà ancien est de savoir si elle est d'abord une discipline à créer, quelque chose comme une science de la philosophie, ou bien si son centre de gravité est une théorie de l'Homme. Ce dernier problème, issu de distinctions antinomiques, doit recevoir la solution typique de la non-philosophie, la transformation de la philo-monde est la théorie de l'Homme et de ce qu'il peut, inversement la théorie de ce qu'est et de ce que peut l'Homme se fait sous les espèces d'une consumation et transformation de la philo-monde. Si la discipline paraît dans le corpus l'emporter en effet sur l'Homme, c'est qu'elle est le mode d'existence unilatérale ou unifaciale de l'Homme comme Etranger et qu'elle est donc ce qui apparaît dans le Monde pour le déranger. La pratique qui sauve le monde et par conséquent l'homme-dans-le-monde, soit le sujet, de la philo-monde, est la théorie, la pratique intellectuelle mais immanente, la discipline avec quoi nous entendons d'ailleurs saluer, d'assez loin sans doute, l'habitus juif de l'étude comme salvatrice, étant entendu que la philo-monde ou la sagesse du monde est notre Thora à nous. Toutefois nous n'aurions pas l'idée d'aimer plus cette Thora-là que l'Homme lui-même…



Qu'est-ce alors que la discipline ou la règle comme unilatérale ? Nous avons parlé de conversion ou d'intériorisation en guise d'introduction et de préparation. Mais l'immanence des règles n'est ni leur intériorisation dans un sujet ni leur extériorisation dans un Dehors, qui supposent toutes deux une transcendance suffisante et sûre de soi, c'est une universion et plus si possible, c'est l'Envers de ce tissage des causalités. L'Homme-en-personne est forclos à la règle mais pour cette raison il peut la déterminer réellement. Il verse leur transcendance, leur dehors et leur intériorité, hors de lui-même puisqu'il lui est forclos, mais aussi hors d'elle-même. Car toute règle est philosophiquement duplice, sa simplicité est un artefact et une apparence tout à fait trompeuse qui donne lieu à des discussions interminables, elle est en fait comprise subrepticement comme règle-de-règle mais le philosophe ne s'en rend pas compte et ne sait ce qu'il fait puisqu'il a mal compris d'entrée de jeu son propre geste. De là son apologie naïve de la règle comme de l'anti-règle, tantôt de l'ordre tantôt de l'anarchie, et toutes les apories de sa fondation, ou encore selon une distribution un peu différente, de la militance ou bien du libéralisme. La non-philosophie de la règle consiste à la « simplifier », à la déplier sur la « table rase » de l'immanence, à réduire son épaisseur de doublure, à l'alléger non pas de toute transcendance mais du poids de sa double transcendance, de sa duplicité, à la déterminer par le Réel une fois chaque fois. Prise de la philo-monde mais enracinée désormais dans l'immanence, la règle n'est pas supprimée mais ajustée au sujet chaque fois et non pas une fois pour toutes parce qu'elle est adéquate en-dernière-instance à l'Homme-en-personne, le sujet se tenant pour sa part dans la dépendance de cette détermination-en-dernière-instance.



La rigueur non-philosophique tient donc au respect pratique (par opposition à la théorie-doctrine, qui divague spéculairement) de la dualité unilatérale. Celle-ci organise des types de causalité hétérogènes, 1. de la philosophie en soi et pour soi, philo-monde suffisante ou rapports de rapports, 2. du Réel comme sans-rapport,

3. ou plutôt (puisque du Réel on ne dit rien sauf ce que dit la non-philosophie dans son ordre) de ce qu'il soustrait, sans passer par un nouveau rapport, (ce serait suffisance) à la philo-monde, soit le « rapport-sans-rapport » qu'est la non-philosophie. Dans le « rapport-sans-rapport », formule très courante au 20è siècle, il faut entendre, c'est-à-dire pratiquer, le primat de dernière-instance du Sans-rapport sur le rapport-de-rapport. La règle, quelle qu'elle soit en son origine philosophique, peu importe, est ce rapport privé de réflexion et de duplicité par le primat du Sans-rapport, qui n'est pas un primat positif sur la représentation, par exemple de manque ou d'absence, mais un primat d'invisible intrinsèque, aussi nécessaire que non-suffisant ou radicalement vide de représentation, condamné à soustraire la simple régularité de la règle à son redoublement par la philo-monde. Cette phase réelle est la constitution de l'élément non-philosophique comme a priori. Bien entendu ce n'est là que la première phase de la transformation qui se poursuit sur un mode transcendantal.



Au fond la discipline non-philosophique est d'abord de retenue de la croyance spontanée à la dualité implicite de toute règle ou de tout attribut, de toute qualification philosophiques, mais pas seulement. Elle consiste à ne pas croire ou décider trop vite, sur la foi des apparences inévitables mais qui ne sont que des apparences non-constitutives, qu'il s'agit avec la non-philosophie de ceci ou de cela, à retenir la suffisance qui voudrait toujours décider ce qu'elle est en fonction de ce à quoi elle pourrait servir dans le monde.
Maintenant, la suffisance étant suspendue ou retenue, il est possible de prendre pour matérialité à transformer ce que bon semble aux sujets que nous sommes, les symptômes philosophiques qui nous intéressent pour des raisons plutôt contingentes mais philosophiquement nécessaires. Cette discipline est celle de l'indifférence réelle(-transcendantale), en général mal comprise comme empirique. Comme toute ascèse, une discipline transcendantale en ce sens lui-même rigoureux est plus difficile à tenir que de s'identifier spontanément à des règles imposées ou données et d'obéir à des forces transcendantes. La non-philosophie se bat sur deux fronts qui sont évidemment identiques, contre le « mou » dirait Wittgenstein et contre le « dur », contre le libéralisme unitaire qui ne produit que des sujets exsangues et prêts à toutes les compromissions, contre aussi la violence d'une militance pratiquement aveugle par excès de lucidité théorique ou spéculaire. Contre la première la non-philosophie n'a garde d'oublier une discipline pratique de théorie (et pas seulement dans la théorie) qui, elle, produit des sujets comme Etrangers ou unilatéraux qui sont son tranchant immanent ou unilatéral.
Contre la deuxième elle détermine en-dernière-humanéité les conditions mondaines de la liberté et l'arrache au fantasme de sa pureté. Entre le glauque du marais et l'éclair de la pureté, elle se refuse à devoir choisir. Son problème pratique est donc de rendre la liberté de décision au sujet, amour et haine, assomption et répulsion du monde elles-mêmes Etrangères au monde c'est-à-dire adéquates à l'Homme qui veille silencieux dans le sujet.



Nous n'abandonnons rien, nous transformons tout, en particulier le Tout



La non-philosophie est hérétique dans la philosophie mais elle est orthodoxe dans l'hérésie et finalement c'est de cette manière qu'elle est hérétique pour la philosophie.