Epistémologie et non-philosophie

N’y a-t-il pas un arbitraire à vouloir trouver des liens entre l’épistémologie et la non-philosophie ? Il y a toujours de l’arbitraire, bien entendu, il n’est pas certains que le monde soit fait d’une totalité heureuse ! Mais il y a aussi des formes de nécessité, les problèmes actuels de l’épistémologie d’une part, qui demandent l’extension et la transformation de celle-ci, et, d’autre part, le rapport de la non-philosophie à la science qui ouvre des solutions nouvelles dans les relations entre sciences et philosophies. L’articulation de ces deux problématiques permettent de concevoir autrement la façon dont l’épistémologie se rapporte aux sciences. Nous proposons là une première approche de la façon de concevoir ces liens, au travers d’une conception des objets, de l’identité, du futur et de l’immanence sous une interprétation de « milieu interdisciplinaire » ou « indisciplinaire », qui peut être superposée à d’autres.
Certains aspects des sciences contemporaines seront évoqués. Nous ne pensons pas que soit possible leur intégration dans un point de vue « philosophique » de façon directe, ce qui est l’un des présupposés de l’épistémologie classique. Nous en ferons usage en tenant compte des aspects de méthode proposés dans la dernière chronique.

Les représentations de la science hésitent actuellement entre deux pôles.

1) Ou bien elle est identifiée par les moyens classiques, on sait qu’elle se joue dans une alternative de théorie et d’expérience, qu’elle articule des fragments de théorie et des « faits » permettant éventuellement de vérifier ou de falsifier celle-ci. Dans ce point de vue, les modèles sont des intermédiaires entre ces deux pôles. Cette vision de la science a été construite sur la considération de disciplines classiques, géométrie et analyse pour le « langage », mécanique pour les liens entre le langage et l’expérience. Le problème historique de l’épistémologie a été alors son extension à des disciplines qui ne présentaient pas les mêmes caractéristiques, et elle s’était d’ailleurs constituée à l’époque où les sciences elles-mêmes explosaient en de très nombreuses disciplines, naturelles, mathématiques, humaines, au tournant des 19ème et 20ème siècles. Ces moyens classiques de l’épistémologie sont utilisés parfois dans le but d’identifier la démarche scientifique contre le créationnisme, ou encore de départager le scientifique du politique dans les problèmes complexes et interdisciplinaires tel le climat. Ce point de vue des Lumières sur les sciences ne suffit plus, il est trop rigide et traite les nouveautés scientifiques comme des détails qui doivent trouver leur interprétation dans le schème classique.
2) Ou bien elle apparaît comme complètement fragmentée, et reconnaissable par ses rapprochements rapides avec la politique, l’économie, la technologie. Dans cette perspective, elle n’a plus d’identité. On reconnaît que les critères élaborés dans la conception classique ne permettent plus de la délimiter, mais, avec la sociologie de la science, on la perçoit comme une pratique sociale comme une autre. Les concepts sont ce qui permet de faire le lien entre les perspectives sociales, politiques, économiques. L’approche des sciences et de ses suites se fait ainsi par la sociologie ou le concept de « technoscience ». Elle apporte beaucoup d’éléments pour la description empirique des sciences, ses combinaisons avec les conditions de sa reproduction. Mais elle conduit à un traitement assez pauvre des problèmes « éthiques » : on montre la méthodologie (OGM, biologie synthétique), on adapte, on cible une « application » (scientifique, médicale, sociale), et on invoque l’éthique pour assurer une acceptabilité sociale. Et surtout, cette approche perd le concept de science. Il y a un moment où cet ensemble de travaux montre aussi son embarras, parasitée qu’elle est par un « relativisme » qui rend impossible l’analyse des grands attributs du savoir, sciences, philosophie, technique, esthétique,…, et ne peut se renouveler que par l’étude empirique de disciplines, d’instrumentation, de fonctionnement de laboratoire, et laisse une aporie sur la question de l’identité de la science, qui a des conséquences lourdes sur son appréhension et la réception des disciplines nouvelles en émergence.

La question n’est pas de rapprocher ces deux pôles ou de montrer leur incompatibilité, selon la procédure habituelle. La question est d’une part, de chercher à aborder la science sans faire d’exclusion. Pour cela, devant toute méthode, tout concept, les admettre tels quels, sans chercher trop vite à les mettre en relation avec les concepts déjà connus. Construire une sorte de plan où peut s’inscrire tout ce que nous rencontrons putativement dans les sciences. C’est ainsi que nous avons travaillé à une épistémologie de la modélisation, où les modèles n’étaient plus conçus comme des intermédiaires ou des « médiateurs » entre la théorie et l’expérience (ce qu’ils peuvent être bien entendu). Cela a permis d’ailleurs de pacifier les débats sur les modèles tels qu’on les avaient connus en France depuis les années 1970, de reconnaître la multiplicité des modèles tout en unifiant leur concept épistémologique. Cela a été fait par d’autres de la simulation informatique, et il a montré également comment celle-ci modifiait et enrichissait le concept de science. La notion d’hypothèse, liée trop directement aux concepts de vrai et de faux, a aussi été repensée, elle avait reçu une interprétation généralement trop pauvre dans la philosophie des sciences. Il s’agit de trouver une posture permettant d’apercevoir des méthodes sans les réduire immédiatement à celles connues qui servent de matrice pour science classique. Cette posture méthodologique ne s’oppose pas de front aux méthodes inspirées de la science du 17ème siècle et des Lumières. Il ne s’agit pas de montrer que les sciences actuelles seraient entièrement nouvelles, mais d’admettre à la fois ses caractères traditionnels et ses traits nouveaux, selon des critères de temps qui ne dépendent pas seulement du passé ni du présent, mais d’une conception du futur compris comme un mode plutôt que comme un temps, distinct d’un avenir du présent. Nous reprendrons cette question plus loin.

L’autre approche consiste à postule une identité de la science qui ne dépende pas de ses traits positifs et disciplinaires. Procéder ainsi peut apparaître comme un grand risque. En effet, une telle recherche suppose que l’épistémologie ne décrit pas directement les sciences, comme dans un face à face, en en construisant les facettes en complémentant les démarches disciplinaires, et ne semble ainsi n’avoir pour elle aucune « preuve ». On suppose que l’épistémologie porte sur des représentations indirectes des sciences. On ne « voit » pas la science, on ne peut que projeter des hypothèses qui permettent d’enrichir ces représentations de façon à ne pas exclure des phénomènes scientifiques encore non reconnus comme tels.

Pour comprendre cela, nous pouvons faire remarquer une conjonction dans les travaux internationaux concernant des méthodes de non-réduction à du connu. C’est un problème général, qui traverse les continents et les disciplines, et qui se rassemble autour de la notion ou plutôt de l’opérateur de « fiction ».
Dans la philosophie des mathématiques anglo-saxonnes, on a supposé que les mathématiques ne se réduisent pas au nombre, à la grandeur, à l’espace, à la preuve, etc… Comment donc les comprendre ? Par une extension, produite par une sorte de soustraction sans manque. On se demande ce que seraient des mathématiques sans nombre, sans grandeur, sans preuve, ce qui produit un autre concept des mathématiques que l’on peut étendre en le mettant en rapport avec d’autres séries de connaissances que nous avons sur les sciences et les mathématiques. On ne reconnaît pas simplement les mathématiques comme étant immédiatement données, mais on postule leur identité en induisant une expansion de leur concept. C’est bien différent des méthodes arborescentes, où l’on recherche un noyau commun dont se détacheraient les diverses disciplines.
Dans la théorie C-K (Concepts/knowledge) de la conception (Design Theory) née à l’école es Mines de Paris, la méthode de recherche de concepts impossibles et souhaitables, mis ensuite en rapports à des séries de connaissances non prévisibles, est maintenant bien développée de façon internationale et utilisée dans de nombreuses industries. Plutôt que de voir la conception dans un univers de décision. On la replace dans un univers de concepts et d’expansion. Cette pratique est compatible avec la théorie des ensembles de P. J. Cohen, qui montre comment, par la méthode de « forcing », créer des ensembles inconnus à partir d’un modèle et d’un ensemble générique (1963). On sait aussi l’usage qu’en a fait Badiou dans L’Être et l’Evénement. Par exemple, on ne considère pas le pneu comme une entité technique connue à laquelle on ajouterait une propriété désirée. On fait comme si le pneu était caractérisé par quelques propriétés, dont on soustrait l’une (par exemple « être en caoutchouc »). Le résultat est un pneu avec des composites non prévisibles lorsque l’on considère le pneu comme un produit fini et connu.
On sait que la non-philosophie est une extension de la philosophie, sa généralisation sans son principe d’autorité par exemple, celui qui fait qu’elle pourrait croire décrire directement le réel, par exemple dans une distance phénoménologique, ou une reconstruction des facettes du réel. La fiction est un opérateur dans la non-philosophie, qui est une pièce de la théorie de la philosophie.
Cette conjonction de l’usage d’une notion, la « fiction », transformée en opérateur – du réel au réel – est un symptôme d’une modification, sans crise sans doute, du paradigme « critique » lié à l’identification des disciplines, à un paradigme fictionnel qui permet de mettre en relation philosophies et sciences tout à fait autrement que dans la philosophie des sciences, mais dans des contextes d’immersion où les liens entre les unes et les autres sont construites à l’aide de fictions.
Dans ce paradigme, la notion d’objet apparaît autrement que comme donné, construit, complexe. Il reste partiellement inconnu, et il n’est pas postulé, comme pour les objets complexes, qu’on puisse en rendre compte par la combinaison des perspectives disciplinaires, comme s’il était donné de façon transcendante et objective. Il est fait aussi de l’« intention » du chercheur, d’un élément non positiviste, qui ne se réduit pas à l’ego, ni au grand homme, mais à une sorte d’ « intimité collective » (concept inventé et repris aux travaux d’ethnopsychiatres) qui ne concerne ni la personne ni la découverte telles que peut les faire apparaître l’ordre de grandeur disciplinaire.
L’identité de la science est conçue dans son rapport sans rapport au réel, décrit par elle toujours indirectement sous les conditions d’immanence non positive. Cela suppose que cette identité n’est plus construite au travers de critères disciplinaires. Les disciplines existent, elles sont importantes, mais elles subissent une « dérive » ou une translation, qui font qu’elles ne sont plus au centre du champ scientifique, que celui-ci n’est plus occupé uniquement par la recherche de preuves et de normes, mais aussi de construction d’« objets » et de disciplines. Celles-ci sont comme la palette du peintre pour construire de nouveaux objets, et non plus ce que l’on doit transgresser pour une recherche interdisciplinaire. Le travail interdisciplinaire ne peut plus postuler la « maîtrise » du chercheur ayant accumulé plusieurs compétences. Il y a une description indirecte des sciences, non positives, qui ne peut se faire à partir des résultats, fussent-ils les plus récents, des diverses disciplines. L’immanence non-philosophique est aussi une sorte de milieu d’interdiscipline à partir desquels évaluer les disciplines, et construire des trajectoires pour les enrichir et construire de nouvelles relations entre elles. Ce « milieu » ne peut plus être décrit par l’inter-, la pluri-, voire même la transdisciplinarité, il ne peut être décrit par langage qui croirait capturer les sciences, mais par des textes expérimentaux, qui mettent en ouvre l’idée de fiction.
L’« intention » et l’« identité » peuvent être postulé comme identiques : c’est ce qui rend compte de ce que l’on peut appeler un « problème scientifique ». Il faut voir cette identité comme dynamique et non statique. Cette identité ne peut être faite que dans un « futur » qui ne dépend pas du présent ni n’en est la réalisation, mais comme le cœur de l’évaluation du travail scientifique. C’est un aspect du paradigme fictionnel, qui peut partiellement être perçu dans les grandes discussions actuelles autour du « développement durable » ou du « climat » : elles supposent une conception du futur, et du renversement de la flèche du temps, associée à une multiplicité de modèles non seulement hétérogènes mais incomparables.
Quelle épistémologie pour « décrire » indirectement cela : une épistémologie en expansion, sans l’illusion d’y voir la science comme un objet transcendant, qui postule une immanence dynamique, permettant de nouveaux liens entre sciences et philosophies, par le moyen de la fiction.

Les sciences requièrent une nouvelle épistémologie, à la fois étendue, mais ne répétant pas les hypothèses implicites de lecture de l’une part l’autre, mais de combinatoires et de matrices plus complexes. Cette nouvelle épistémologie, générique plutôt que disciplinaire, est compatible avec la posture non-philosophique, c’est ce que nous postulons et continuerons à développer.


Anne-Françoise Schmid