Des identités, des « couches » et des « séries »

La première chronique expliquait pourquoi distinguer des « couches » ou des « séries » dans l’étude d’un problème scientifique, historique ou philosophique qui concerne les sciences. Si nous concluons en épistémologie en fonction de l’histoire des sciences, on construit un modèle de science déterminé par un état historique particulier, si l’on fait l’inverse, on projette sur le matériau une structure historique. Dans les faits, on fait souvent les deux à la fois : on admet que l’état le plus manifeste des sciences est celui représenté par la mécanique du 19ème siècle, par exemple, et on suppose en même temps que les relations entre la théorie et les faits est la même que celles de contraires philosophiques, supposant que ces derniers servent à « vérifier » ou « réfuter » la première, ou encore qu’il existe une relation dialectique entre les deux. Il nous faut dans un premier temps retenir ces interprétations mélangées, où chaque discipline à des effets incontrôlés sur les autres, tenter d’avoir une conception minimale de la pratique de chacune d’elles. D’une certaine façon, ,il faut que chaque série soit aseptisée des autres, pour que l’on puisse les faire collaborer d’une façon plus riche et complexe. On peut supposer que chaque approche est une dimension du problème, ou une couche dans son examen, ou une « série » permettant de compléter sa description. On peut supposer des séries très diverses :
une série « philosophie des sciences », qui articule les grandes notions, théorie, loi, fait, mesure, observation,
une série « épistémologie », disciplines, critères des sciences, méthodologies, modélisation, une série « épistémologie des modèles », modèles, relations théories modèles, modélisation, hypothèses, relations entre disciplines,
une série « technologie » des récits et des systèmes qui accompagnent les usages techniques de la science et de l’ingénierie,
une série « éthique technologique » sur les articulations entre les disciplines et leur équilibre réciproque lorsque un effet de science rompt l’équilibre précédent,
une série « histoire des sciences » qui décrive au plus près l’histoire d’un fragment de sciences,
une série « sociologie des sciences » qui rendre compte du quotidien d’un laboratoire ou d’un projet de recherches,…
une série des « machines scientifiques »
etc.
L’important est de maintenir le doute au premier abord sur les liens entre ces pratiques, et ne pas chercher à les déduire les unes des autres. Faire autant de distinction et de niveaux, de couches possibles, minimales et distinctes (dans les hypothèses, et non dans les faits). Ensuite, en fonction de chaque « problème » étudié, on peut « combiner » les couches et les séries de façon à ce que la description soit la plus riche possible, en minimisant les effets de rapprochements implicites.
Pour cela, il faut admettre toutes les approches, et non pas juger l’une par l’autre. C’est un pas difficile, parce que l’impression que l’on ne contrôle plus les facteurs entrant en jeu lui fait obstacle. On pense couramment que l’histoire des sciences doit empêcher de dire des sottises sur les sciences, que l’épistémologie doit limiter la philosophie, que l’étude du laboratoire, empêcher de douer la science d’une autonomie qu’elle n’a pas, etc… Cette prudence conduit les recherches toujours par les mêmes chemins, actuellement celui d’un relativisme mou et généralisé.
On peut prendre les problèmes tout autrement : développer les logiques de chacune des séries aussi loin que possible – chacun peut suivre sa voie préférée, à condition de veiller à se donner les moyens de rester sur la série qu’il aura déterminée, afin de réduire au plus petit possible le nombre d’interprétations philosophiques de son histoire par exemple, On développe une série, ou étale un couche, comme on développe un calcul. Il y a un moment où le calcul fait voir quelque chose de nouveau dans le problème de départ, un moment où le travail « pas à pas » nous fait voir quelque chose qui en découle, mais sans en dépendre. C’est à ce moment que, provisoirement, on peut estimer qu’une formule d’une série est développée.

Une fois des séries distinctes développées, on peut les mettre en relation. Celles-ci seront beaucoup plus riches que celles générées implicitement par les habitudes institutionnelles, elles pourront être conçues comme combinatoires, mais dans chacune de ces combinaisons, on pourra générer des axiomatiques différentes, et non pas l’une qui fonde les autres, comme dans le cas classique. On trouvera des postures où l’histoire des sciences enrichit beaucoup la philosophie des sciences, des cas où l’épistémologie permette des constructions interdisciplinaires inattendues, etc.

Pourquoi développer les formules ? tout simplement pour ne pas d’un point de vue exclure des sciences des pratqiues qui pourtant, dans les laboratoires, sont bien des pratiques scientifiques, que nos préjugés peuvent exclure. L’histoire des modèles en France en est la preuve, il y a encore des livres où l’on déclare qu’il faut distinguer les disciplines où la construction de modèles est une bonne chose, celles où elle de mauvais aloi, ou bien n’ayant qu’une valeur « pragmatique » (voir l’ouvrage de Pascal Nouvel ed. 2002, Enquête sur le concept de modèle, P.U.F., l’introduction de Nouvel et la préface de Dominique Lecourt). Ce livre est la réunion d’articles disciplinaires intéressants, comme on pourrait la faire dans une revue comme La Recherche, avec une introduction qui projette les significations des modèles selon les disciplines. Un tel livre est le résultat d’une point de vue normatif sur les sciences, cette norme étant la science classique et les Lumière. Pour éviter ce genre de travaux qui conduisent à des exclusions, suivons le plus simplement possible chacune des voies ou des couches que l’on peut exprimer de façon minimale.

Une telle démarche fait une hypothèse très forte, c’est que chacun des problèmes que nous examinons en fonction des « séries » ou des « couches » a une identité. Il n’est pas seulement la particularisation d’un problème théorique général. Il est tel qu’il est dans ses contraintes finies, dans son identité. Cette identité n’est pas une projection de la série, mais quelque chose que l’on postule préexistant à la série, qui en est relativement autonome, et rapporte l’identité à un Réel qui précède toute série, même les séries « philosophiques » qui supposent qu’elle le co-constituent (c’est cela leur « suffisance »).

Nous admettons un réel, que l’on ne peut qu’indirectement approcher par des identités, déterminables par les contraintes finies et les développements de chaque série ou de chaque couche. Ce sont elles qui nous permettrons de faire des hypothèses pour caractériser indirectement la science, et non l’étude d’un état historique qui suffira à le faire. Il faut développer tous les calculs que l’on peut, et les hypothèses n’en seront que plus riches. C’est ce développement, cette généralisation, que l’on peut appeler « non-épistémologie », ou épistémologie quantique.

On peut alors construire une sorte d’interdisciplinarité combinatoire où chaque série répète et continue les autres selon une autre dimension. Cette combinatoire permettra de développer de nouveaux langages pour caractériser, représenter, conceptualiser, simuler, etc… les sciences.
Un problème est offert, « jeté » devant nous, et nous suivons des séries, construisons des couches, de telle façon que l’organisation en fonction d’une identité permette de faire coir de nouveaux développements. Il importe donc au début de ne pas préjuger de cette identité d’une façon ou d’une autre, mais de tenter des approches que l’on reprend bien des fois, en enrichissant à chaque coup les développements de chaque série. On peut aussi supposer que chaque série soit un paramètre d’une modélisation plus générale, et aborder ainsi les articulations des séries selon une « posture modélisatrice » selon un terme inventé par Léo Coutellec. Mais nous ajoutons qu’une telle posture a du sens lorsqu’un réel est postulé, et donc que l’on assume les risques et les engagements de cette posture. Les hypothèses de caractérisation des sciences pourront être comprise comme des invariants dans les transpositions entre séries, résultant ni d’un calcul particlulier, ni d’une axiomatique parmi d’autres, mais d’un style de pensée capable de l’un et de l’autre.

La question de telles couches a été posées parfois plus ou moins explicitement. On sait par exemple l’importance des métaphores géologiques chez Foucault pour décrire les ordres de savoirs et les articulations dans l’articulation des « mots » et des « choses ». Mais on trouve cette articulation par couches dans des domaines plus limités, aussi, je pense au livre de d’Espagnat, Conceptual Foundations of Quantum mechanics, 1971 et 1976, traite de telles couches, micro-, macro-, formalismes, interprétations, etc., en particulier dans les préfaces. Et il met aussi en relation cette pratique par couches et le concept de “reality” p. Xxxix).. Chacune des couches reste une métaphore tant qu’on ne la travaille pas pour elle-même, l’interdisciplinarité reste une dérive de l’activité disciplinaire tant qu’elle n’est pas rapportée à l’identité d’un problème et au réel dont cette dernière est une approche indirecte.

Nous verrons dans la prochaine chronique l’importance de cette approche pour comprendre les aspects éthiques des développements des sciences….


Anne-Françoise Schmid