Emanciper la philosophie par la pensée quantique.

La non-philosophie a-t-elle besoin d'un « manifeste » comme la philosophie en a besoin ? Au moment d'opérer un tournant technique et scientifique plus rigoureux, de s'essayer à une seconde existence en se faisant « science générique », y impliquant la pensée quantique, il est utile de rappeler quelques motifs qui ont guidé sa recherche. Ils ont une généralité, celle du mécontement ou de l'insatisfaction du philosophe devant la philosophie de son temps. C'est la partie négative ou « pertes » du bilan, de ce point de vue un gage assuré de banalité dont ne se prive aucun philosophe qui fait oeuvre. Ce genre d'aveu par lequel il assume à son corps défendant la déficience d'une tradition qu'il n'a pas faite, ne peut être sauvé du triste sort du topos que par la promesse qu'il contient et la suite qu'il lui donne, réforme ou rectification, révolution ou empire, nouveau principe ou fondation, système ou vision, position ou terrain. Les manifestes philosophiques sont en général des bilans et les bilans des oeuvres digraphiques plus ou moins rationnellement distribuées, c'est un genre moderne, le Discours de la méthode faisant office de paradigme. « Moderne », cela implique donc que le manifeste est par définition une auto-justification ou se fonde lui-même comme style et contenu thématique, qu'il exprime vigoureusement sa « suffisance » philosophique. Il suffirait d'une décision de pensée affectée par une altérité absolue, de celles qui commandent plutôt que de celles qui font exception de la vérité, pour lui retirer sa pertinence. Difficile d'imaginer un manifeste en bonne et due forme de la déconstruction, en revanche il est naturel dans une position matérialiste-et-moderne Badiou. Quant à la non-philosophie, l'exposé de sa déception n'a de fonction déterminante que simplement occasionnelle ou matérielle et, dans ces limites, de nécessité que négative. Comme tout un chacun nous pratiquons la litanie de nos déceptions mais elle accompagne un acte rageur de formulation d'une tout autre origine et portée, et ne le détermine pas comme le fait celle d'un manifeste. Très exactement, la modernité ne peut rompre avec une histoire déficiente (abatardie, universitaire, artificielle, intellectuelle, médiatisée, doxique, sophistique - mondaine) si ce n'est par un acte qui risque de l'y ressouder de manière spéculaire au lieu de l'en dé-suturer radicalement. Cette « préface » est sans doute une intervention, elle fait partie intégrante de la chose même, mais si elle doit y être incluse sans délai, c'est dans les seuls moyens de la lutte proposés aux humains et seulement dans les moyens, non dans le concept de ces humains. La science qui a pour objet la philosophie est de part en part une lutte des sujets contre sa suffisance de forme-monde, en même temps qu'une nouvelle validation de cette pensée par sa transformation c'est-à-dire son « émancipation ». L'émancipation des humains contient à titre d'effet et non de condition, si ce n'est occasionnelle, l'émancipation de la philosophie qui n'est jamais la condition de-dernière-instance de la leur. Distinguer « la » philosophie comme Idée à ré-affirmer du divers des « philosophies » oublieuses de la Vérité (Badiou), reprendre le combat de Platon et dans cette mesure de Nietzsche et de Deleuze, de Heidegger aussi, ce serait de notre point de vue vouloir sauver une origine et une pureté, une Idée. Vouloir sauver la philosophie ou une Idée est somme toute une entreprise curieuse. Si elle est vraiment si pure, elle n'aura pas besoin d'être sauvée ou elle se sauvera toute seule et son sujet avec elle? Pourquoi une Idée aurait-elle besoin d'avocats et de rédempteurs ? N'est-ce pas parce qu'elle n'est qu'un instrument entre des mains aux gestes et aux intentions opposés, un instrument mal utilisé pour des fins peu humaines et d'oppression, des fins « mal-humaines », qu'il est urgent de s'en occuper en fonction des humains ?

Nous opposons dans la conjoncture au moins deux manières de la « traiter », l'une consiste à la mettre « sous condition », à en restreindre et émacier le concept jusqu'à l'Idée par des soustractions ascétiques d'objets (mathématique et logique) que l'on en sépare et traite à part non sans en appeler à certains de ses services, mais en l'affirmant plus que jamais en sa suffisance et sa solitude stellaire. L'autre à la mettre également « sous condition » mais déterminante, donc à la forcer à participer à un dispositif plus complexe, une posture scientifique qui, comme déterminante en-dernière-instance mais impliquant le sujet, la prive d'un coup de sa suffisance et d'elle seule, lui conservant sa matérialité pour d'autres fonctions plus utiles que de garantir l'ordre établi dans la pensée. Il est alors possible, plutôt que de lui faire subir une cure d'anorexie, de lui demander d'assumer son histoire, de l'engrosser de ses plus mauvais devenirs, de son histoire la plus désolante sans l'en dédouaner par on ne sait quelle grâce d'exception. La priver de sa suffisance, lui conserver sa matérialité et ses pouvoirs de relais du monde, cela suppose qu'en elle on distingue très soigneusement sa partie opératoire ou sa force ouvrière, c'est-à-dire son coeur transcendantal sous diverses organisations anatomiques, et par ailleurs les corps et langages qui ne sont pas le spécifique de la philosophie mais des projections ou des parties du monde qu'elle assume, sciences et divinités diverses. Plutôt que de la laisser à sa ré-affirmation harassante et harcelante de soi à laquelle elle soumet ses sujets de manière tyrannique, c'est la faire servir à une science mais générique, vécue, et de défense des humains. Qui fait exception ?A cette question nous n'oserions jamais répondre que c'est la Vérité. Ce sont les humains qui font exception à l'exception elle-même, et qui d'ailleurs sont plus de l'ordre de l'Ultimatum ou de l'Ultimation que de l'Exception, de la Dernière Instance que de la Sainteté.

La science de la philosophie et des savoirs du monde qui l'impliquent comme leur forme est au point de rencontre de trois ou quatre objectifs pris entre obsessions et refus, enveloppés comme il se doit de fantasmes. Cette rage qui s'appelle la défense du genre humain contre l'entreprise du monde ne pouvait être contrôlée que par l'élaboration continue de cette autre entreprise qui avance sous la « raison » de « non-philosophie ». C'est pour partie un tableau de doléances que nous dressons quant à la philosophie, peut-être une inconvenance scientifique puisqu'il s'agit de la « pathologie » d'un vécu personnel, qu'il rassemble des affects, en réalité aussi dignes d'intérêt que le fameux étonnement ontologique, dont l'envers est la déception philosophique. Subvertir l'étonnement passablement ahuri devant le « miracle » de l'étant, engage le tout du style philosophique et nullement comme l'habitude le veut une position déterminée, doctrine ou système particulier. C'est dire que ce combat est « transcendantal » et plus encore, « contre » le transcendantal. Voici un bref tableau de ses motivations négatives et positives.


1. L'étonnement classique du philosophe y a pris les formes-symptômes suivantes d'une sorte de contre-étonnement, a) le dégoût du ressassement philosophique, d'une certaine stérilité de cercle vicieux, un herméneutisme fondamental dans lequel s'est vite inscrite la surdose déconstructrice et en général critique, b) le besoin d'une invention, intensification ou multiplication des décisions philosophiques au-delà des systèmes existants, c) le refus de la pratique universitaire dominante, l'histoire nivelante de la philosophie et l'activité scolastique d'étiquetage des positions, de la normalisation des études par la lecture et le commentaire sans pensée des textes (héritage scolaire de Hegel et de Heidegger), d) le refus de l'envers de sa pratique universitaire, sa décadence intellectuelle-médiatique et conversationnelle, sa chute dans une doxa sans droiture, sa fameuse oblicité s'épanouissant au mieux en transversalité, sa « torsion » et ses contorsions, sa marchandisation libérale, sa starisation de reine déchue offerte à la concupiscence prostitutionnelle de tous. Tous les philosophes seraient motivés à divers degrés par cette nausée, au moins autant que par l'étonnement? Sans doute, mais ici on persiste, maintenant on insiste, on élabore les moyens d'analyse de ces symptômes. Plutôt la stellarisation de la philosophie que sa starisation, plutôt la philosophie populaire que pepolaire, plutôt une discipline démocratique rigoureuse de la pensée que la stupide soupe du « métissage » qui sert de fast-philosophy. D'une façon générale, ni critique par soi de la philosophie ou sa déconstruction, ni autoritarisme et ascétisme par privation et soustraction, auto-contrôle et surveillance de soi. La coupe de la critique ou du style critique a été remplie à satiété par Derrida, la critique a une fonction trop policière en s'aidant de la logique ou de l'axiomatique classique, trop normative. Une science de la philosophie est plus franche, directe et maîtrise la philosophie non comme une police interne, garde civile ou tribunal critique, mais en vue d'en faire un meilleur usage pour les humains et non pour elle-même. Il faut inventer maintenant avec Deleuze et, au-delà, pratiquer une ouverture dans la philosophie pour la fiction comme pensée. La non-philosophie utilise beaucoup d'éléments critiques fournis par la déconstruction, Heidegger et Deleuze mais sa destination n'est pas là, il est dans l'invention d'une science humaine en-dernière-instance de la philosophie, le seul moyen pour réactiver la création philosophique, pas pour la tuer, au contraire il est nécessaire de détruire l'auto-limitation de la philosophie et de l'émanciper elle-même. La philosophie a été l'une des formes de pensée les plus auto-surveillées, cela se paie maintenant d'un déballage et d'un laisser-faire médiatique qui augmente comme jamais son chiffre d'affaires. Nombreux sont les philosophes qui ont essayé de dépasser le siècle de la critique, de « fermer sa parenthèse » mais sans se donner les moyens de sortir des objectifs classiques de ce type de pensée, comme si du coup la seule issue inévitable était finalement l'abaissement médiatique et la seule solution le raidissement de soi.


2. A l'opposé la libre création dans les pensées les plus proches de la philosophie offre des modèles artistiques (musique sérielle et peinture abstraite) et scientifiques (la physique quantique) qui font d'autant plus regretter un certain conformisme philosophique. De là le fantasme d'une libre création de décisions philosophiques, l' « invention philosophique » opposée à l'interprétation et au ressassement des « positions », à l'art des étiquettes et de la présentation en rayons.

3. Un argument apparemment contraire aux précédents mais dont nous avons démontré qu'il faisait corps avec eux, est l'arbitraire de la décision philosophique, son auto-fondation circulaire et vicieuse, sa guerre civile et intestine permanente. De là la nécessité de la civiliser sans la normer, un refus du rappel incessant à l'ordre de la sagesse, des vertus et de la vérité, de la rationalité, tel qu'il se fait par le désordre du volontarisme fondationnel (le coup de dés philosophique, symbole de la loi d'airain du hasard), tout cela comme substitut athée et mondain de la divinité, à quoi s'opposait - fantasme ou non, peu importe - une certaine liberté rigoureuse de la recherche scientifique. Surtout pas l'anarchie couronnée de la philosophie, plutôt la rigueur découronnée de la science.

4. Pour comprendre ces insuffisances ou ces symptômes, il fallait admettre que les philosophies de la science et les épistémologies ne touchent pas au « réel » par elles-mêmes mais seulement par leur combinaison avec la science, et sont des illusions d'un nouveau type lorsqu'elles sont livrées à leur seule opération. Il fallait les saisir comme un abus transcendantal de la philosophie sur les sciences (mais pas seulement sur elles). De là l'intention qui fut constante non pas de ruiner leur projet mais d'en montrer les limites et d'analyser leurs symptômes dans une science de la philosophie qui éliminerait son cercle vicieux et refuserait de se confondre avec des réductions logicistes ou mathématiques, avec des combinaisons épistémologiques ou des philosophies comme Idéalisme et Matérialisme. C'était la recherche d'une science de « Laphilosophie » comme Tout imaginaire mais consistant, d'une discipline valant univoquement de tous les systèmes, une sorte de théorie unifiée de la réalité philosophique ou des savoirs comme il y a une science de la réalité du psychisme qui est la psychanalyse. Science non positive, d'une universalité qui allait devenir générique et non pas transcendantale. Ce primat de la science, évidemment modifié comme primat et comme science, sur la philosophie, nous assurerait, espérait-on, de pouvoir inventer des décisions nouvelles.

5. Une autre forme de ce projet était la théorie unifiée de la philosophie avec, à égalité de-dernière-instance, les autres disciplines. C'était une volonté démocratique supposée au projet scientifique, la science comme seul modèle probable d'une activité démocratique sinon dans les faits du moins dans la théorie. Il fallait donc instituer la démocratie dans la sphère de la théorie et pour cela abattre de toute façon le sentiment de supériorité et de suffisance de la philosophie, ramener tous les savoirs à leur cause univoque, à leur cause de-dernière-instance. Il s'agissait évidemment de la « démocratie dans la pensée » du sujet comme Etranger et non de cette démocratie imaginaire dont parlent les philosophies politiques. D'une démocratie générique ou d'une égalité en-dernière-instance seulement.

6. Un fantasme « pilote », une utopie directrice de ce travail, un pathos dominant, rassemblait dès le départ ces objectifs qui risquaient d'être contraires, faire de la science, de l'art et de la politique avec de la philosophie comme matériau. L'identité du projet théorique, du projet politique et du projet artistique assurée par une dévalorisation globale mais contrôlée, une blessure « chirurgicale » administrée à la philosophie. C'était davantage que les fameux « traumatismes » qui avaient affecté l'homme comme centre du monde, car cette fois-ci c'était le monde qui était mis en cause. De là les ressources intarissables de la gnose mais abominées de l'Eglise. On avait dès le début identifié la cause de-dernière-instance capable de cette identité contre les divisions philosophiques sans pouvoir clairement expliciter sa nature, c'était l'Homme-en-personne (ou générique), accompagné du sujet-Etranger qui lui convient mais avec lequel il ne se confond pas. Il ne s'agissait ni de nier la philosophie par positivisme scientiste ou même par positivité sientifique, ni d'admettre sa fin telle que pensée philosophiquement et qui par définition est stérile et « suffisante ». Par ailleurs la confusion était toujours possible avec l'un de ces métissages bricolés auxquels la philosophie se prête par vocation, quand ce n'est pas avec une pop-philosophy de style américano-libéral. Peu nous importaient d'ailleurs la vie et la mort de la philosophie, ces thèmes ne faisaient pas partie de nos motivations, une science ni ne fait vivre ni ne fait mourir ses objets, et de toute façon la philosophie toujours survit en consommant l'un après l'autre ses servants, elle est le modèle de la survie de la pensée en milieu hostile. Mais ce sont justement tous ces concepts que nous voulions changer, la pensée, le milieu et l'hostilité.


Tel est, mi anamnèse mi reconstruction intellectuelle, l'exposé de nos motifs dans leur improbable cohérence philosophique. Car aucune de ces motivations n'est « purement » philosophique, si cela existe, mais toutes témoignent d'une insatisfaction à l'endroit classique comme d'ailleurs à l'envers contemporain de la pensée. Malgré le mélange de fait des affects, il est inévitable qu'une science relève plutôt d'un affect d'insatisfaction et de déception puisque son sujet est en manque de cette science qui lui est relativement extérieure (rien d'ailleurs ne distingue sur ce point celui qui la crée et celui qui la reçoit et l'assume), et que la philosophie, pressée d'être heureuse et qui l'est souvent quitte à rassasier son sujet d'apparences. Aussi la rage non-philosophique est-elle le fruit générique d'une déception certaine et d'une espérance inouïe.

L'ensemble de ces objectifs s'est réalisé partiellement par l'invention d'une forme théorique nouvelle, dite tantôt de l'unilatéralité ou de la dualité unilatérale, tantôt de la détermination en-dernière-instance, et par un nouveau concept des instances capables de l'effectuer, l'Homme comme générique et le sujet-existant-Etranger. Mais il restait à trouver le moyen scientifique principal capable de convertir à la rigueur ces fantasmes, c'est la pensée quantique, extraite de la mécanique quantique, et introduite dans une matrice dite « générique ». L'essence de la non-philosophie doit être dite générique, justement pas « philosophique » ou suffisante. Mais elle établit un type de corrélation ou de complémentarité spéciale entre la philosophie et la pensée quantique. Ceci sous la forme la plus générale suivante, la science générique est la fusion de la science et de la philosophie sous la science. Sous la forme plus retreinte et spécifiée de la manière suivante par la quantique, la science générique est la fusion de la quantique et du sujet philosophique sous la quantique. On dira que cette science générique est science de la philosophie qu'elle traite comme son objet, comme matériel de symptômes mais aussi comme apport herméneutique. Pire peut-être pour nos coutumières confessions de foi humanistes ou bien matérialistes, cosmiques ou bien judaïques, tous ces objectifs se nouent finalement, ou se simplifient, dans l'Homme générique comme messianité, une messianité humaine que les philosophes se refusent résolument à confesser. Que cette quasi physique de la philosophie s'achève dans l'Homme générique mais non dans le « sujet » philosophique (ego individuel ou conscience) est surprenant, mais s'explique par ce trait de la matrice que le quantique y est dans une double et « même » position, à la fois un objet ou un moyen positif en face de la philosophie, et justement une pensée comme quantique (de) soi, formule qui exigera quelques explications.

Nous sommes tous à la recherche d'une « méthode » pour produire du nouveau, nous sommes condamnés à l'invention dans la philosophie comme ailleurs, avec elle, contre elle, par destin épochal ou autre. Il n'est pas étonnant que le tournant quantique de la non-philosophie se produise, il y était attendu et programmé mais sans être réalisé. C'est fait, faut-il alors un manifeste pour ce qui ne fait pas « retour », qui n'en a pas besoin parce qu'il est déjà en-venue ? C'est dire que la mort de la philosophie ne pouvait nous intéresser qu'au titre de la mort du « vieil homme » et de ses maux. Que sa survie ne pouvait nous étonner qu'au titre de l'insistance du monde.