Les objets technologiques ne relèvent pas de l'unique technoscience

Les objets technologiques ne relèvent pas de l’unique « technoscience ». Conséquences en éthique générique.

[b]Technoscience[/b]
On connaît l'importance du concept inventé et mis en œuvre par Gilbert Hottois de « technoscience ». Il permettait de ne plus comprendre la technique comme un prolongement direct du corps, il permettait de comprendre la science dans des dimensions que l'épistémologie classique n'avait pas imaginé – sauf peut-être Leibniz en son temps. Ce concept déplace l'anthropomorphisme de l'interprétation de la technique, il fait voir les liens entre science, économie, politique, et, de ce point de vue, il est un progrès.
Mais ce concept pose les problèmes de tous ceux qui sont « englobants ». La science se retrouve, se fond et se transforme dans un horizon qui la dépasse, et l'homme lui-même se trouve pris dans ses rets, pour mieux ressentir « les vertiges de la technoscience » (expression en sous-titre d'un livre de B. Bensaude-Vincent). Déjà de la technique généralisée dans la technologie, on avait dit que produite par l'homme, elle le dépasserait bientôt pour s'imposer à lui comme un nouveau ciel devant lequel il deviendrait tout à fait impuissant. On sait que le concept de « technoscience » a été forgé pour contrer cette idée mythologique de la technique, mais ce n'est qu'un arrêt de courte durée, parce que les caractères totalisants du concept nous projette dans les mêmes idéologies.

Ce qui manque à la technoscience, c'est une méthode. On explique la technique et la science comme si elles étaient des ensembles à réunir, à additionner les uns aux autres, pour donner lieu à des empires plus grands. Telle est l'hypothèse implicite. Son pouvoir explicatif n'en semble que plus grand et moins naïf, parce que la science s'y combine toujours à une nouvelle perspective. On fabrique un réseau que l'on peut voir sous l'angle de la science, de la politique, de l'économie, tout acte technique se prolonge en technologie qui reprend en elle chacun de ces aspects. Le système donne lieu à une sorte de totalité à laquelle s'ajoute un sentiment d'inévitabilité qui fait de l'homme à la fois un irresponsable et une victime – au mieux juste la différence entre l'un et l'autre. Ce qu'il y a e plus commode, c'est que tout fait semble tomber sous cette loi. On peut toujours passer de la mécanique à l'automobile, au réseau routier et économique et … au nombre de morts. C'est une règle infiniment répétable et toujours vraie. Le concept de « technoscience » a voulu aussi lutter contre cette idée, mais son caractère totalisant le rend finalement inopérant. Bref, ce qui manque à la technoscience, c'est une méthode, et cette carence est toujours remplie de mythes qui nous restitue la technique comme n'étant plus humaine.

La technoscience avait pourtant bien commencé, en séparant corps et technique, en décentrant l'homme et le phénomène technique. Mais peut-être la séparation n'a-t-elle pas été bien faite, pas au bon endroit, parce que l'un et l'autre apparaissaient comme des sortes de totalités fermées. Question de méthode à nouveau.

[b]Eléments de méthode[/b]
Il fallait commencer par réduire ces fonctionnements de totalité, suspendre cette croyance à une systémique totalisante, où chaque domaine s'ajoute aux autres pour reproduire une carte macroscopique des sciences et des techniques.
Il ne s'agit ni de macro-, ni de micro-. Il ne s'agit ni de multiplicités, ni d'unités. Comment procéder ? Il y a sans doute plusieurs étapes, qui font voir chacune un aspect de méthode.
1) Un objet technologique est un « trou » à la convergence de bien des perspectives, dont celle de technoscience. L'objet technique peut apparaître comme effet de plusieurs séries prélevées aux représentations des sciences, épistémologique, modélisatrice, philosophique, technique, éthique. Chacune de ces séries est comme une des dimensions de l'objet. La synthèse de ces dimensions n'est pas assurée par la « technoscience », celle-ci n'est qu'une dimension, et il n'y a de synthèse, si elle existe, justement que dans l'objet.
2) On suppose qu'il n'y a aucun lien entre ces dimensions. Chacune donne quelques éléments pour comprendre l'objet, mais jamais tous. Et il n'y a pas de synthèse toute faite de ces éléments. Ou alors, une telle synthèse formerait un autre objet.
3) L'objet, en tant qu'il est objet justement, donne des points d'inséparabilité entre ces dimensions. Il y a, pour chaque dimension, une extension qui se fait selon sa propre logique, et une extension que l'on pourrait dire « intuitionniste », qui donne une règle d'extension selon des règles un peu différentes, celle au moins qui rendent visibles que la règle d'extension ne donne pas toutes les dimensions.
4) L'ordre de grandeur n'est pas précisément donné à l'avance. Sur de tels objets, on travaille sur plusieurs échelles à la fois. Nous ne proposons donc pas du micro- contre du macro-, mais une méthode partant d'un donné sans principe d'unité ni de totalité.
5) L'objet : soit trou sans bord, soit bord sans discipline. Il faut trouver des points qui permettent des extensions qui nous donnent quelque chose de l'objet. Mais nous ne pouvons nous donner une représentation de l'objet sans extensions.
6) Donc : traiter l'objet comme un impossible, l'étendre, et créer des possibles et des alternatives inattendues. C'est ainsi que nous pourrons, partiellement connaître l'objet technologique.
7) L'objet n'est ni un point ni un cercle, ni un donné contingent ni une philosophie particulière, mais un impossible suivi d'alternatives plus ou moins riches dans les connaissances des séries qu'elles convoquent. Ces alternatives ne sont pas les contraires philosophiques, elles n'obéissent pas à des règles de renvois spéculaires, mais d'extension.
8) L'objet, c'est du scientifique, du technique, du philosophique, etc., qui a passé par le stade de l'impossible.
9) Il y a une grammaire de l'objet entre concept (impossible, ni vrai, ni faux) et connaissances. Depuis le concept, la connaissance semble trop massive et inapplicable, on doit donc chercher des modules partiellement ordonnés de connaissances que rien ne semblait réunir auparavant ; depuis la connaissance, on ne sait plus à quelle discipline ressortit le concept.
10) L'éthique est la pensée de l'équilibre ou du non-équilibre de ces modules entre eux dans leur rapport au concept.

Dans une telle conception de l'objet, les relations entre disciplines ne sont plus critiques, mais fictionnelles. Qu'est-ce qu'un objet-sans-philosophie ? Ou sans biologie ? ou sans substrat ? etc… Chacune de ces variations donne des règles d'extension, la conjonction de ces variations non-phénoménologique donne quelque chose comme le motif ou le thème de l'objet.

[b]Objets mythiques et transdisciplinaires[/b]
La difficulté des objets contemporains, c'est qu'ils se donnent comme traversant toutes les disciplines et par là aptes à reconstituer des mythes. On le voit très bien dans l'objet nano-, qui traverses notre monde comme indifférent aux disciplines et aux ordres de grandeur, indifférent au naturel et à l'artificiel. Il faut trouver un mode de discussion qui ne répète pas la forme des vues du monde, où les « top-down » et « bottom-up » ne se transforment pas en dimensions métaphysique.
Pour cela, il ne faut pas un mythe de la technoscience, mais une épistémologie générique, qui ne dépende plus directement du savoir disciplinaire, mais en fasse usage en fonction de la façon dont sont organisées les relations entre concepts et connaissances. L'éthique est le rappel de l'objet dans chacune des disciplines mises en œuvre.

[b]Qu'est-ce qu'un texte expérimental ?[/b]
Trouver les points d'inséparabilité, sorte de mi-lieu, entre décidable et indécidable, entre ce qui peut se dire en liste de caractérisations et ne peut se dire en liste, il faut pour cela des textes expérimentaux. Le texte expérimental n'est pas seulement heuristique, prolongeant sur un même plan ce qui est proposé au début. C'est un texte qui se donne un matériau (donc un ensemble considéré comme ni vrai ni faux, non pertinent quant au réel), quel qu'il soit, et qui construit des variations fictionnelles permettant de formuler une hypothèse qui propose un paramètre pour l'objet.

Le matériau n'est pas à proprement parler impossible, il est indécidable, il n'est ni une unité, ni une collection de fragments. On prélève ce qui est créé par l'ablation d'une de ses caractéristiques, et on en formule une hypothèse. L'hypothèse n'est jamais première, elle suppose un matériau, qui peut être tout le temps renouvelé.

L'« intégrale » des hypothèses fait passer de l'objet « théorique » à l'objet supposé concret, mais non pas à la totalité de l'objet.


[b]Objet complexe[/b]
On part du matériau en le rendant complexe, c'est-à-dire descriptible par la conjonction de plusieurs disciplines. Un objet complexe n'est jamais complètement un objet théorique, parce que ses dépassements par rapport à une théorie sont assez importants pour ne pas être négligeables. La théorie contribue à comprendre l'objet complexe, mais elle ne peut le décrire complètement. L'objet complexe n'y est pas la concrétisation de la théorie. La théorie intervient indirectement, à l'occasion de l'objet, et non l'inverse. La théorie ne peut « lisser », grâce aux mathématiques, l'objet comme elle le fait pour les beaux phénomènes, car il dépasse toujours ses compétences. Avec la modélisation, avec la technologie, l'objet concret a pris le pas sur l'objet théorique, et les objets des sciences se rapprochent de ceux du sens commun. Entre complexité, modélisation et sens commun, il y a de fortes harmoniques.

L'objet complexe est donc un développement continu de frontières, de celles qui adviennent par les théories. L'embryon, c'est de la médecine, de la biologie, de l'embryologie, de la physiologie, du droit, de la philosophie, de la sociologie — c'est un point de convergence possible de toutes ces disciplines, et ce point de convergence est une sorte de sens commun. Tout objet du sens commun peut devenir l'objet d'une telle convergence. Du point de vue du sens commun, l'objet se montre dans son unité synthétique spontanée, du point de vue scientifique, dans sa diversité théorique, comme ensemble de frontières. Le sens commun ne voit pas les frontières de la science, mais chacune d'elles peut devenir son objet. Dans tout objet complexe, le sens commun peut se projeter, ce qui n'est pas possible dans l'objet théorique. C'est probablement l'une des raisons pour lesquelles on a pu parler de « nouvelle alliance » entre l'homme et la nature.

Les frontières de l'objet sont ce que peut décrire la modélisation. La théorie est ce qui indirectement produit ces frontières par ses principes et ses notions primitives, mais elle ne peut les décrire elle-même. Le modèle est le relais de description partielle des frontières. Nous supposons qu'avec la modélisation on peut généraliser la relation de science générique pour une autre, et supposer que tout fragment de science pour avoir un effet « générique » dans une autre, et passer presque naturellement d'une discipline dans une autre. La conception est ce qui passe de l'objet aux connaissances disciplinaires, mais en les articulant dans des ordres inattendus.


[b]Ethique générique[/b]
On fait l'hypothèse que l'éthique ne concerne pas les « personnes », mais les rapports entre les langages et les savoirs. Ce n'est pas un abandon du sujet, qui réapparaîtra comme sujet générique. Cette hypothèse permet d'étendre la question de l'éthique aux domaines des sciences et des techniques.

« L'éthique, c'est ce qui reste des sciences, lorsqu'il n'y a plus de frontières ». Les éthiques, ce sont des sciences-sans-frontières. Ce qui distingue l'éthique du sens commun, est de mettre en évidence les dimensions et les paramètres d'un objet et de ne pas le traiter dans la continuité d'un mythe. Il ne s'agit pas de privilégier les coupures sur les continuités, c'est une opposition trop simple. Le sens commun fait voir les coupures (tel objet, par exemple) sur les continuités d'un mythe ordinaire, l'éthique prélève des hypothèses sur les continuités et sur les coupures. Elle se présente comme un couple entre philosophies et sciences. Mais c'est encore trop simple, philosophies, sciences, sont elles aussi des couples dont l'un des « termes » sont les connaissances (strictement disciplinaires ou non, c'est cela qui complique, il y a déjà de l'inter- ou du transdisciplinaire à cette étape).

Supposer que l'éthique générique est un objet complexe, et lui appliquer les règles de 1 à 10.

Nous avons à faire les fictions de nouvelles relations entre sciences, philosophies, éthiques, sens commun, tout en sachant qu'il n'y a pas de relation disciplinaire. C'est l'une des tâches de l'épistémologie générique.

Anne-Françoise Schmid