Les trois ordres de la pensée

Trois pratiques de pensée et d'écriture en appellent principalement à la philosophie, il faut les différencier, tant d'amphibologies sont à l'origine des mythologies. Confusions et contrebande mercantile contrefont le peu de création que supporte une époque où tout semble permis. Qui dit « je suis philosophe », « je fais de la philosophie », « je ne suis pas philosophe », « et moi aussi je suis philosophe », ou encore « je suis non-philosophe », qui ne signifie pas un refus de la pratique de la philosophie ? Peu de formules toutes faites et dans le goût post-moderne sont aussi fausses que celle de Foucault, « il n'y a pas de philosophie, il n'y a que des philosophes ». C'est que les philosophes sont aussi nombreux, qui ne croient pas réellement à l'existence de la philosophie, que la philosophie est rare sans être inexistante. Trois ordres, le dernier très complexe, sont nécessaires pour dissoudre les confusions d'une manière qui ne soit pas nécessairement analytique et critique. Le principe de différenciation de ces ordres est leur degré de reconnaissance ou de méconnaissance de l'existence de la philosophie et plus profondément de sa « réalité », d'ailleurs chaque fois différente ou transformée. C'est évidemment la condition pour distinguer finalement des pratiques politiques ou éthiques. Nous soutenons qu'avant d'opposer des philosophies politiques ou éthiques entre elles comme font les philosophes doctrinaux ou les intellectuels, il faudrait savoir si ce sont de simples doctrines dont le choix est arbitraire, ou bien des usages opportunistes de la philosophie, toutes et tous dans l'ignorance de ce qu'elle est si ce n'est que la philosophie est alors sa propre ignorance, ou bien si c'est une théorie qui prend soin de s'enquérir de son objet, d'en étudier les lois et peut-être de les transformer.


Il y a un paradoxe communicationnel de la philosophie. A trop grands traits, c'est à sa naissance dès avant Platon, un style de pensée aristocratique, ésotérique ou secret, un enseignement pour cercles fermés, écoles, académies, lycées, et dirigé contre les multitudes insensées et sourdes au Logos mais qui, soutenu et répandu par l'Eglise (les jésuites) et les clercs, ceux qui enseignent et écrivent, puis progressivement à l'époque moderne par l'enseignement d'Etat, enfin à l'époque contemporaine par les Médias, est devenu une activité de masse, scolaire d'une part, intellectuelle et médiatique d'autre part. L'espace communicationnel de la philosophie s'est saturé de sa propre communication sous forme d'« idées » et d' « opinions philosophiques ». C'est finalement une facilité d'intellectuels d'accabler les Médias et de leur attribuer de manière exclusive ce devenir-doxa de la philosophie, comme si elle n'y prêtait pas la main. En son fond elle est de nature dissipative comme la doxa, vouée spontanément à la division et à l'opposition, sensible à la dispersion du multiple, sujette à la dissémination, avec un objet incertain, sans la consistance que la science dont elle a besoin, menacée sur ses marges par la sophistique et bien d'autres contrefaçons ou imitations, c'est un produit volatile et instable. De là sa faiblesse d'existence, son besoin incoercible de science, la nécessité de sa prise en mains institutionnelle et étatique, son évaporation sous forme de nuées idéologiques, sa condensation sous forme de systèmes qui se succèdent et s'interpénètrent. Elle existe nuageuse, climatérique. On comprend qu'il soit difficile de croire à son existence et à sa consistance et facile de la réduire à ses manifestations historiques ou conjoncturelles. Les philosophes insistent beaucoup plus sur la demande de philosophie que sur sa consistance, leur narcissisme se réjouit que les scientifiques fassent appel à eux, sans se douter beaucoup qu'ils ont surtout besoin du désir philosophique qu'ils n'ont pas par eux-mêmes, et dont l'expression leur fait défaut.


De là deux grandes questions, nous ne traiterons que la première, 1. la nature pédagogique de cette pensée, qui a vocation à être enseignée non comme un savoir mais comme une doctrine d'engagement n'est-elle pas, devenue de masse et d'Etat, un mal intérieur qui la ronge et la mine ? 2. par son origine et son style, elle est héroïque sans doute mais pour autant qu'elle est aristocratique et anti-démocratique, le philosophe n'est un héros de la pensée que parce qu'il y occupe une position anti-démocratique, et non l'inverse. On comprend alors le procédé de certains philosophes contemporains qui font l'éloge de leur « héroïsme stellaire », revendiquent un anti-démocratisme de bon aloi et font semblant d'oublier la position politique attachée par définition à la philosophie. L'héroïsme est tout ce qu'il reste d'avouable d'une position politique peu ambiguë. Il va falloir distinguer clairement un héroïsme philosophique et un héroïsme de l'homme ordinaire, et deux types par exemple de résistance. Comme en général le ton grand seigneur et la solitude du malheur humain.



Selon une première classification, le rapport à la philosophie peut s'évaluer selon qu'il s ‘agit d'un simple usage ou d'une pragmatique, ou bien d'une pratique réglée ou encore d'une théorie. En fonction de ces traits distinctifs, on classera trois rapports possibles à la philosophie. On remarquera qu'à chacun de ces ordres correspond un concept de plus en plus riche et universel de la philosophie.


1. La philosophie spontanée des philosophes, ou « philosophie » proprement et généralement dite. C'est un usage et une pratique en réalité intra-philosophiques ou spontanés, sous la présupposition de l'horizon philosophique, mais sans la théorie, sans un concept délimité et expliqué de celle-ci. Les philosophes sont les derniers à remettre en cause l'existence qu'il présuppose de la philosophie. Ils la continuent, répètent universitairement ses textes au pire, inventent au mieux de nouveaux systèmes, leur mot d'ordre est « fidélité » et « sauvegarde » soit les deux piliers de la tradition. Tel était le sens du contr'ordre, « ne faites pas comme les philosophes, inventez la philosophie ! ». Comme toutes les traditions elle a sa noblesse et surtout la conscience de sa noblesse dont elle fait rempart contre les assauts du monde moderne (« nous les philosophes »). Son activité essentielle, si l'on y regarde bien, est l'auto-défense plus ou moins subtile, toujours envers d'une auto-célébration de sa grandeur et dignité. Même sa déconstruction, à plus forte raison son auto-critique permanente est fidélité à une tradition, elle présuppose sa validité universelle, sauvegarde la croyance à son existence comme horizon de validité pour toute pensée. Les philosophes spontanés usent de la philosophie de manière réglée et la pratiquent selon des principes spéciaux qui sont ceux du Tout. Ces créateurs de systèmes ou encore de doctrines se meuvent sous l'Idée de la métaphysique (Kant). Ils remettent en jeu explicitement le Tout dans toute question concrète, mais sans s'interroger sur lui ou justement se limitent à l'interroger c'est-à-dire à philosopher sur la philosophie. Ce sont des héritiers et ils ont une pratique d'héritiers. Le droit de philosopher n'est pas un droit du sol ni du sang mais un droit historique de la pensée. Toute philosophie est en ce sens une méta-philosophie dont l'existence intense ou la vie théorique est extraordinairement courte, et la survie presque éternelle. Quant au philosophe, devenu par ce biais « philosophe de masse », il vit et pense selon trois grandes formes sociologiques avec franges d'interpénétration, qui conviennent mieux à notre époque, 1. comme intellectuel universitaire dans la forme de l'enseignement normalisé de masse, ses appartenances doctrinales étant alors surdéterminées par le jacobinisme institutionnel de l'enseignement de la philosophie, 2. sous la forme de « chapelles », « écoles de pensée », « mouvances », « spécialistes de…ou sujets de colloques », qui donnent lieu à diverses sortes de communautés intellectuelles adaptées à la philosophie(communautarisme doctrinal).

2. La philosophie des intellectuels est essentiellement un usage ou une pragmatique, une rhétorique ou une stratégie pour convaincre et l'emporter, usage sans pratique réglée et surtout sans sa théorie. Les intellectuels sollicitent au coup par coup, à l'occasion et selon leur besoin, des concepts ou des moyens partiels. Par leur objet ils sont en général dispensateurs et marchands de philosophie, ne s'occupent pas de la production de systèmes mais de leur consommation et de leur exploitation. Ils ne poursuivent pas son invention et encore moins son explication, mais font usage d'une philosophie déjà constituée comme expédient, ruse ou moyen de persuasion, au mieux comme une boîte à outils pour un bricolage. Si les philosophes spontanés supposent donné un horizon universel de la philosophie, les intellectuels supposent donnés des systèmes particuliers ou des effectuations de la philosophie. Certains intellectuels s'inscrivent dans un horizon particulier, le judaïsme et Israël, les melting-pot des « valeurs de gauche », le marxisme, le structuralisme, ou le kantisme, le foucaldisme, les Lumières, etc. ce sont des usagers qui par une face sont des militants qui investissent de la philosophie dans du concret mais l'ensemble reste « idéologique », en fonction d'un problème qui cristallise les débats. On les reconnaît à un usage purement stratégique de la philosophie, chez eux la rhétorique est un effet « langue de bois » créé par la répétition idéologique.

Il vaut de signaler, contre les revendications universitaires de « sérieux », une certaine affinité entre les Médias et l'Enseignement, qui sont les deux formes de la consommation de masse de la philosophie. La mise en pièces des pensées d'un côté, des textes ou des œuvres de l'autre, bavardage ou bien commentaire, conflictualité des positions intellectuelles ou bien scepticisme et nihilisme pédagogiques sont les deux faces de la même réduction à la consommation et à la reproduction. La même pratique de retournement incessant des idées dans tous les sens, une manière de « casser » ou d'interrompre les flux de la pensée ou de normer leur expression, l'essentiel est de bloquer la pensée ou bien de la normer, d'empêcher de parler, de pouvoir exercer n'importe quelle critique sur des idées qui ne sont plus que des valeurs communicationnelles ou bien pédagogiques. La question n'est même pas d'opposer un usage vrai et un usage sophistique, cette distinction a été intériorisée à la consommation de masse, mondialisée ou planétaire de la pensée, c'est un mode universel qui s'installe, une manière d'être de la philosophie qui semble ne se conserver par ailleurs que dans le musée de l'enseignement, mais là aussi c'est une autre forme de réification que le saccage et le bousillage médiatique. Inutile d'opposer les Medias et l'Enseignement, ils mènent le même combat pour la mise en pièces, c'est la même vraie « mort » de la philosophie, sa survie calamiteuse. Une grande partie de son impuissance vient de son usage par les intellectuels et de son enseignement mi-libéral ou marchand et mi-national et « républicain ». On est tenté d'imaginer une contre-culture philosophique et de se conformer à la règle de certains mystiques qui luttent non pas contre les désirs mais contre la multiplicité des pensées. Mais ce serait risquer d'ajouter à la confusion. L'extrême densification des idées et des sujets qui se présentent sur le marché de la conceptualisation imposera tôt ou tard une mutation encore imprévisible dans l'usage des idées. Pour l'instant les philosophes sont pris en tenailles entre la philosophie universitaire comme pratique dominante de l'Histoire de la philosophie, la sélection normalisante par les codes universitaires et académiques, sa pratique intellectuelle et médiatique de masse. Toutefois on ne se rangera pas du côté de ceux qui au nom du libéralisme espère une réconciliation de la philosophie et de la culture populaire. La philosophie qui fut impopulaire ne deviendra pas populaire sous cette forme, en restant philosophie, mais bien en se transformant.


3. Enfin la philosophie des « non-philosophes » ou « non-philosophie. C'est la théorie de la philosophie spontanée, celle des philosophes, avec ses pragmatiques diverses, intellectuelles par exemple, mais aussi des pensées-sœurs de la non-philosophie, situées entre celle-ci et la philosophie et qui sont plus ou moins résolues dans l'interprétation du « non- » (anti-philosophie, sans-philosophie, technophilosophie). Plus complètement la non-philosophie est une ré-organisation des trois traits distinctifs. 1. Son usage ou sa pragmatique mais en fonction de l'Homme comme cause univoque et démocratique de Dernière-Instance et de tous les sujets sans exception, non en faveur des seuls sujets dits « philosophes » ou dits « intellectuels ». 2. Sa pratique réglée mais selon des règles qui expriment cette causalité de Dernière-Instance, règles extraites de la philosophie, transformées dans l'immanence de leur usage et qui sont les structures de sujets non-philosophes ayant abandonné leurs prétentions classiques de philosophes spontanés. 3. Enfin sa théorie qui implique la récapitulation et la transformation des traits distinctifs précédents sous d'autres termes d'ensemble comme celui de « dualyse ». Le non-philosophe est donc autant philosophe que le philosophe spontané mais il se distingue du philosophe spontané à peu près exactement comme le psychanalyste se distingue du psychologue. Il refuse toute confusion avec ce dernier, sans parler de l'intellectuel, et doit d'abord lutter pour imposer son existence, son nom et d'autant plus son objet théorique est maintenant le sujet-objet ou le philosophe spontané lui-même. Des forces de confusion et decapture culturelle, qui sont du du même type que les actuelles forces anti-analytiques, contestent cette distinction ou se proposent de lutter contre la dualyse de la philosophie considérée comme non « sérieuse ». La lutte est donc entre la philosophie comme pensée imaginaire, à tendance institutionnelle et culturelle, massivement aristocratique et donc vouée de manière indifférente au mépris de l'Homme et à l'enseignement des masses, au service du libéralisme et pas seulement de l'Etat, et la théorie de cette discipline qui ne peut que la transformer en un nouvel objet dans le geste même de l'expliquer.

Le non-philosophe n'est pas un méta-philosophe, il examine la philosophie mais elle n'est pas pour lui un jeu ou un enjeu, mais l'objet d'une théorie et d'une pratique dans la théorie, il ne pose pas ses règles apparemment méta-philosophiques sans les transformer comme non-philosophiques. Il n'est pas au-dessus de la philosophie mais dans un autre ordre, justement il la prend enfin au sérieux comme Tout et admet qu'elle existe de cette manière, qu'il y a (de) la philosophie qui est « donnée ». Il ne se demande pas comment le Tout est possible mais comment et s'il est possible de le connaître, sur quel mode qui se trouve être sa transformation. L'être-donné du Tout n'est donc plus l'horizon lointain du champ de bataille des positions doctrinales comme pour les intellectuels. La bataille ne se fait même plus sur l'horizon ou sur les frontières, et même pas sur ses bords ou ses marges comme pour les philosophes spontanés contemporains. La théorie et la transformation de la philosophie ont remplacé la bataille des systèmes spontanés comme la guérilla passionnelle des intellectuels. C'est par exemple la même différence qu'entre la marginalité de transcendance qui a rempli le 20éme siècle (transversalité, diagonalité, oblicité, dispersion et dissémination) et la messianité ou la marge à rebours, la promesse faite par l'Homme à la philosophie. Nous avons changé d'objet tout en parlant encore et plus que jamais le philosophique qui est une langue universelle mais une langue spéciale, la pensée-langue. De là le changement de fonctions de la philosophie, qui cesse d'être horizon indépassable, élément enveloppant des hommes et des choses, et son traitement comme symptôme, comme matériau, comme modèles d'interprétation de la non-philosophie. Ces nouvelles fonctions expriment autre chose qu'une excentration, sa « marginalisation » radicale, humaine et à rebours, le suspens de sa suffisance, sa pertinence dans les limites de l'Homme-en-personne.


La non-philosophie touche la philosophie en un point une fois chaque fois, pas plus, point de clonage plutôt que de capiton. C'est en ce point que son objet apparaît comme étant enfin « la » philosophie, celle que l'on peut dire la philosophie-en-personne ou du point de vue de l'Homme. C'est une pensée tangentielle à tous les cercles-systèmes particuliers non parce qu'elle serait un Grand Cercle comme Hegel en rêve, mais parce que c'est là le point d'identité de l'Homme et de la philosophie. Elle n'est une navigation côtière au plus proche des énoncés philosophiques, que d'être une navigation hauturière. Touchant la philosophie en tous ses systèmes particuliers par un point unique, on dira par une apparence bien motivée qu'elle est marxiste, phénoménologique, cartésienne, spinoziste, zen, etc. sans être rien de tout cela. Autant d'Autorités, on s'en doute, qui exigent identification et réclament papiers et preuves, autant de checks-points où le non-philosophe est arrêté et fouillé après avoir décliné son identité, le territoire d'où il vient et dans quel territoire il espère aller.


Finalement les trois ordres de la pratique philosophique remplacent, pour nous qui prenons le devenir immanent actuel de la philosophie, sa « fin » comme rassemblement sur soi, pour centre de gravité de la pensée en face du pôle de la science, remplacent les anciens ordres religieux ou spirituels, chair, esprit et grâce. A quelques transpositions et projections près, à l'ordre inférieur de la chair correspondent les intellectuels, leur usage sans réflexion transcendantale. A l'ordre moyen de l'esprit les philosophes spontanés, leur pratique transcendantale sans théorie réelle (à l'esprit qui désire le Réel il manque encore ce Réel). A la grâce devenue immanente et radicalement humaine correspondent non pas les non-philosophes mais l'Homme dont ils font présupposé et qui rend réelle la théorie à l'image de la grâce. Ce rappel aux ordres toutefois n'est pas leur hiérarchisation religieuse et philosophique, il est en fonction de leur rapport à l'Homme et à sa primauté.