Soutenance de Nanterre

14/09/2003, Gilles Grelet





Il y a quatre points dans mon travail ou liés à mon travail sur lesquels je crois bon d'attirer votre attention [Jury : Stéphane Douailler, François Laruelle, Maryse Dennes, Iégor Reznikoff] ce matin [du 14 décembre 2002], ou bien que ces points manquent de détermination dans la thèse [« Introduction à une gnose rigoureuse. Théorie-rébellion, non-religion, haine de la pratique »], ou bien qu'ils n'y soient pas du tout traités.

1. — Mais d'abord, je veux formuler un avertissement : les quelques phrases qui sont attendues de moi ressortissent davantage à une défense de thèse, selon l'expression des Anglais, qu'à une « soutenance » à proprement parler. Je veux dire par là quelles se rapprochent moins de l'office méchamment transactionnel du soutenant face à ses souteneurs que du tranchant à l'œuvre dans ce quil faut bien appeler une opération militaire.

1.1. — Non que je vous suppose hostiles à ce que je fais, mais simplement que le cadre de la soutenance me pose un problème (de même d'ailleurs que le cadre de la thèse m'a, pendant un certain temps, posé un problème), et que je ne vois pas qu'il soit possible sans inconséquence de s'y soumettre comme si de rien n'était.

1.2. — Ce que je vous dirai donc, et ce sera d'ailleurs le premier des points que je souhaitais aborder, c'est que cette soutenance de thèse qui est en vérité une défense de mon travail est en réalité une attaque de l'Université ; c'est quelque chose comme l'engagement, j'espère pas trop solitaire, d'une reconquête de l'Université par et dans un enseignement en prise sur une recherche elle-même déterminée en dernière instance plutôt que laissée à sa suffisance vampirique spontanée.

1.3. — De là suit une conséquence pas si anecdotique que ça : ceci que je n'envisage pas l'Université sur le mode dégoûté, défaitiste et utilitariste qui est celui de la plupart de ceux qu'elle accueille et fait vivre, mais sur celui d'une contribution théoriquement et méthodiquement rigoureuse à la lutte contre le délabrement concerté d'une institution dont on constate chaque jour qu'elle n'a de cesse que de se renier et de se biffer elle-même en se mettant au service de ce qui la méprise absolument et veut sa mort à moyen terme, soit ce que j'appelle la société des andouilles et des vampires. (Encore faut-il, pour que cette contribution passe à l'effectivité, qu'un département ou une UFR ait la bonne idée de me recruter...).

2. — Le deuxième point sur lequel je souhaite attirer votre attention concerne mon travail dans son double rapport à l'Université et à la non-philosophie. Si, comme je l'ai indiqué, je soutiens moins ma thèse pour elle-même que pour l'Université, c'est que je suis capable — de quoi ? d'un rapport à lUniversité qui n'est pas lui-même universitaire mais non-universitaire. Et ça, cest la non-philosophie qui me le permet.

2.1. — Autrement dit, si volontiers je place mon rapport à l'Université sous les auspices du mot des Lois de notre Président Platon : « Quant à la société des méchants, fuis-la sans te retourner ! » (IX, 854c, trad. Léon Robin), il faut ajouter immédiatement que cette fuite est une attaque, une attaque radicale, c'est-à-dire une attaque où effectivement ça ne (se) retourne pas, où ça ne s(p)écularise pas, où il n'y a pas le moindre reste de réciprocité inscriptible dans un procès de convertibilité avec une défense (et j'écris s(p)écularité avec le « p » entre parenthèses pour indiquer que cela ne fait pas histoire...).

2.2. — Mais attention : si la non-philosophie me permet de travailler tout à la fois pour l'Université et hors de la suffisance universitaire, c'est à proportion que mon travail, c'est-à-dire le théorisme ou la gnose rigoureuse, prend appui sur la non-philosophie pour la rectifier et la rendre opérationnelle.

3. — C'est là notre troisième point, qui s'énonce de la manière suivante : le théorisme élucide et combat unilatéralement dans la pratique la matrice générale du semblant et de la Maîtrise qu'il enveloppe, celle-ci trouvant dans la non-philosophie non rectifiée sous le chef du théorisme son ultime avatar.

3.1. — Ici, une mise au point simpose. La non-philosophie et le théorisme sont deux pensers qui se développent sur une même base, soit bien sûr le Réel rigoureusement élucidé en tant qu'Un rien-qu'Un, c'est-à-dire en tant qu'Immanent radical (élucidation ou découverte que l'on doit à François Laruelle). En d'autres termes, la non-philosophie et le théorisme ont la même base de travail ; ils disent tous les deux :

3.1.1. — Il y a une dernière instance, qui est le Réel rien-que-Réel (c'est-à-dire le Réel non mélangé de quoi que ce soit d'autre — ou de même d'ailleurs !).

3.1.2. — Il y a des instances qui constituent la réalité dont la philosophie (ou la religion) est la forme comme pensée-monde (ou comme pratique-monde).

3.1.3. — Il y a, selon le Réel, une détermination unilatérale, non réciproque de la réalité (ou de la pensée-monde) telle qu'une production de pensée est engagée qui ne relève pas de la philosophie (ou de la religion) sans pour autant prétendre la nier, au contraire, et qui en conséquence doit être dite non-philosophique (ou non-religieuse).

3.2. — Jusque-là, pas de problème. Les choses se compliquent me semble-t-il lorsqu'on examine le penser non-philosophique, qui est trois choses à la fois : il est transcendantal en tant que c'est le sujet cloné selon le Réel ; il est transcendantal-apriorique en tant que force (de) pensée ; et il est apriorico-transcendantal en tant que pratique unilatérale de la théorie. Ce qu'il faut comprendre, c'est que si l'on peut comme ça distinguer les « couches » non-philosophiques, cela ne signifie certainement pas que chacune de ces couches soit isolable des deux autres : tout au contraire, il appartient au penser non-philosophique d'être identiquement en dernière instance le sujet, le penser et la pratique.

3.3. — C'est là que ça ne va plus, et que le théorisme prend en quelque sorte le relais. Parce que qu'est-ce qui se passe avec cette identification du sujet, du penser et de la pratique ? Tout simplement ceci que la non-philosophie se rend incapable d'être autre chose qu'un théoricisme, certes radical et non pas mondain et imbibé d'auto-suffisance philosophique, mais bon, finalement, au regard des espoirs qu'on peut mettre dans l'invention d'une rigueur enfin à l'œuvre, la différence n'est pas si grande que cela.

3.4. — Le théorisme, lui, distingue en dernière instance le sujet de la pensée, et rend ainsi la théorie capable sans se mondaniser d'agir dans la transcendance par le moyen immanent de la méthode transcendantale. Le théorisme, cest la prolétarisation et la militarisation radicales de la théorie plutôt que sa Réforme théoriciste de dernière instance.

3.4.1. — C'est le penser capable de trancher dans la pensée-monde à proportion qu'il dissout de sa trinité unilatérale la confusion dualitaire du sujet, du penser et de la pratique, cette amphibologie non-philosophique qui veut que le sujet cloné soit identiquement la force (de) pensée, et que la force (de) pensée soit elle-même identiquement la pratique unilatérale.

3.4.2. — À quoi François Laruelle répond que la trinité unilatérale comporte un terme de trop qui vient d'on ne sait où et qui sent fort son Platon (ce qui au reste me semble moins insultant qu'erroné, mais n'importe).

4. — Ce qui compte et que je voulais souligner, c'est le discord qu'il y a entre la non-philosophie et le théorisme. Non pour prétendre le régler ici, mais pour faire valoir ce que j'en tire en termes de travaux. C'est mon quatrième et dernier point, qui concerne un chantier très récemment ouvert avec François Laruelle, dont l'un des mérites à mon sens est donc qu'il donne corps et fécondité à notre discord.

4.1. — Ce chantier, d'une assez vaste ambition, concerne la création d'une « Organisation non-philosophique internationale » (ONP[h]I). Non que je me sente une vocation de « manager » de la non-philosophie mondiale, mais que je crois nécessaire de donner à la non-philosophie une organisation qui suive de ses principes tels que le théorisme les aiguise et les rend opérationnels.

4.2. — Plutôt que de tourner autour du pot ou de me paraphraser, je crois préférable de lire directement l'article des statuts provisoires de lONP[h]I qui concerne son objet.

« Art. 2. — L'objet de l'organisation est de faire valoir la fécondité et la rigueur théoriques et méthodiques de dernière instance dont la discipline non-philosophique est porteuse.

« Art. 2.1. — Rompant avec la maxime aussi moralement minable que théoriquement inconséquente (la théorie et la morale s'entre-exprimant) du « sékommça, que voulez-vous » sous les auspices de laquelle les non-philosophes, laissés à la suffisance de leur(s) pratique(s), ne sont pas loin, bien trop souvent et même presque toujours, de se placer, lONP[h]I est là pour faire valoir dans l'ordre de la méthode (des méthodes) et de la production (des productions) non-philosophique(s) qu'il y a une dernière instance et que toutes les autres sont (par rapport à elle relativement) autonomes et consistantes ; mieux dit : que parce qu'il y a une dernière instance, toutes les autres sont (relativement) autonomes et consistantes.

« Art. 2.2. — Il s'agit de donner à la radicalité non-philosophique sa visibilité et son efficace (son tranchant non entravé non réciproque), de sorte que le fer transcendantal de la théorie-méthode soit porté à jamais dans la chair empirique suffisante de la pratique-monde. L'organisation a ainsi pour objet d'arracher la non-philosophie à la suffisance semi-mondaine de sa pratique en organisant les hérésies (que sont les différents dispositifs non-philosophiques). Non qu'il faille raréfier ou « mettre sous contrôle » les instances (les hérésies) non-philosophiques, mais qu'on doive en revanche les discipliner en dernière instance et les mettre en ordre (unilatéral) de combat, afin que, partout dans le monde et dans toutes les disciplines mondaines où des sujets non-philosophes sont au travail, ledit travail puisse être mené séparément en commun plutôt qu'éparpillé et livré à la mondanité spontanée. »

5. — Alors, j'imagine qu'on va me poser la question suivante : pourquoi est-ce que tu places cette organisation sous légide de la non-philosophie au lieu de créer directement une « Organisation théoriste internationale » (OTI [ou ORTIE, suivant l'heureuse suggestion de Didier Moulinier]) ? À quoi je réponds que c'est une très mauvaise question, puisqu'elle ne fait pas droit à ceci que le théorisme, cest la non-philosophie rectifiée sur le point du sujet et de la méthode, c'est-à-dire débarrassée de cet ultime résidu de maîtrise que j'épingle sous le chef de son libéralisme de dernière instance.

6. — À ce théoricisme de la non-philosophie spontanée (ou inorganisée-inorganisable) qui condamne le travail théorique rigoureux à l'alternative navrante dune forme d'impuissance méthodique et a fortiori organisationnelle d'un côté (par souci de ne pas retomber dans la mondanité), d'une forme d'inconséquence théorique de l'autre (où la non-philosophie est volontiers mélangée à la philosophie, souvent sous prétexte de pédagogie), il fallait remédier.

7. — C'est (entre autres choses, bien sûr, mais principalement) ce à quoi j'ai commencé de m'employer dans ma thèse.



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