Si je parle de naturalisation, on pensera tout de suite à l’épistémologie. Comme théorie de la science, l’épistémologie contient les sciences et se prononce sur le rapport de la connaissance à ce qui est connu dans les sciences. Je naturalise le discours de l’épistémologie, quand je dis que le problème n’est pas de penser et juger le rapport entre la science et la nature à l’intérieur d’une méta-science, ce problème est un mode d’être déjà donné de la science de la nature, donc il n’existe pas. La naturalisation est en quelque sorte le changement de position et de sens de « nature » dans « science de la nature » : le génitif objectif devient génitif subjectif, la « nature » qui suit maintenant précède la science1 .
Le parallèle avec la non-philosophie est évident : la philosophie prétend poser la science – moi – comme pensée de la nature – non moi – et la dépasser – Moi ou la philosophie comme synthèse. La non-philosophie laisse le Réel être donné, ce qui désamorce les prétentions de la philosophie qui veut faire du Réel et de la pensée son problème. La non-philosophie devient théorie de ces prétentions et pensée-science.
Je sais que le parallèle ne tient pas, puisque la pensée ne peut pas parvenir au Réel, elle doit partir du Réel. On peut, au contraire, parvenir à la nature en partant des épistémologies. Dans le parallèle entre épistémologie naturalisée et non-philosophie, le Réel a le rôle de la nature. Partant de cette nature, je pense l’épistémologie et la science de la nature.
Que le parallèle ne tienne pas, ne m’interdit pas de penser la nature de l’épistémologie naturalisée sur le modèle du Réel et l’épistémologie naturalisée sur le modèle de la non-philosophie. J’appelle alors naturalisation les effets théoriques que j’obtiens si je mets en pratique trois opérations : je considère toute pensée comme pensée de la nature ; je pense la nature comme immanence radicale et ainsi j’extrais la nature qui était dans la pensée, où la nature n’est pas pensée mais englobée ; je peux ainsi à partir de la nature penser unilatéralement la pensée de la nature.
Un exemple concret. Je prends le débat entre Foucault et Chomsky sur la nature humaine2 . On voit bien les enjeux : rien de moins que science, langage et politique. On voit les défauts d’une argumentation et de l’autre. On peut ne jamais arrêter d’en discuter ou accepter l’idée que la science tranchera le débat théorique.
Je peux aussi naturaliser la discussion en disant que la nature est l’enjeu premier, il s’agit de la laisser vide ou identique à elle-même et de voir comment elle opère. Je gagne aussi les avantages de la thèse de la nature, en même temps la nature ne se définit que par l’identité à soi. Dans un deuxième moment elle peut se présenter à l’intérieur d’une pensée, donc je peux récupérer aussi le culturalisme.
En suivant la discussion jusqu’au plan politique, je peux arriver à dire que je ne peux pas justifier une politique en partant de la nature, puisque la nature comme fondement est toujours culturelle. En même temps, je ne veux pas me limiter à une politique qui accepte une certaine relativité des paradigmes, avec tout ce que cela comporte. Je peux partir d’une nature comme identique à elle-même pour voir les effets sur la politique et je peux aussi essayer de penser une politique qui découle unilatéralement de cette nature.
Cette politique unilatérale ne sera pas une politique non-philosophique, mais puisqu’elle est pensée comme une naturalisation du rapport entre nature et politique, on peut – et peut-être doit-on – s’interroger sur le rapport entre cette politique et la non-philosophie.
En quoi la naturalisation est-elle propédeutique à la non-philosophie ? Il est évident que je ne naturalise pas la non-philosophie. Le Réel n’est pas la nature. En même temps si la naturalisation ne regarde pas la non-philosophie, elle la concerne indirectement comme ce que la non-philosophie aurait pu être mais n’est pas. Si j’ai devant les yeux ce que la non-philosophie aurait pu être, cela me permet de mieux comprendre ce que la non-philosophie est et ce qu’elle peut. Ce que l’indifférence de la non-philosophie ne permet pas de prendre en compte, son pouvoir d’action et de discrimination entre les occasions de la pensée, revient au premier plan sans remettre en question l’indifférence.
Si la naturalisation est l’ancilla, qu’est-ce que cela comporte pour moi ? Cela me permet de ne pas tomber dans le dilemme : non-philosophie discipline ou non-philosophie pensée de son inventeur ? Penser encore une nouvelle discipline ou travailler sur l’œuvre de l’inventeur de la non-philosophie ? Si je m’occupe de la naturalisation, je garde les avantages des deux perspectives. La naturalisation me permet de rester en présence de la non-philosophie, dans une position instable, qu’il faut aménager à chaque fois, mais je ne présume pas d’en avoir fini avec les textes de la non-philosophie. En même temps, la naturalisation est une discipline.
Elle me permet d’arriver de l’extérieur à la non-philosophie. Cela ne peut que provoquer une sorte de choc entre la non-philosophie et sa propédeutique, puisqu’ils vont l’une vers l’autre en provenant de deux directions opposées et ils se retrouvent et s’entrechoquent. On a tout intérêt à suivre les effets du choc et ménager la vitesse et l’angle de l’impact.
Faire de la propédeutique n’est pas un acte d’humilité, au moins au regard de la philosophie. Cela doit au contraire apparaître comme une stratégie, qui permet de se mouvoir sur plusieurs plans : la pensée, la propédeutique et la non-philosophie. En ce qui concerne la non-philosophie, c’est un acte d’humilité mais non volontaire, on pourrait dire qu’il s’agit d’une humilité naturelle ou réelle.