Les quatre niveaux de la non-esthétique
27/06/2003, Gilbert Kieffer
Sans pour autant évoquer les unicités non personnelles, les "haeccéités" deleuziennes, il nous faudra réexaminer le code descriptif de l'art (code interne à l'art lui-même)... car il porte une interface par laquelle il communique avec les œuvres de son musée constitutif.
Le dialogue des œuvres est la première des non-esthétiques et la première des codifications sans parole. De fait l'art est dépendant d'un musée réel qui revit dans chaque œuvre, et qui est propre à l'auteur, à la civilisation. Malraux est le premier à l'avoir dit avec clarté. De Braque à Picasso on sort d'une œuvre pour entrer dans une variante souvent imperceptible de la même. l'"Hommage à Bach" et le cortège de tous ces "personnages aux instruments" en sont un symptôme. Ce sont là des œuvres qui défient l'esthétique traditionnelle (qui cherchera évidemment à les réinscrire dans le code d'une génialité unique, de dépendance d'ailleurs ou de plagiat).
Picasso copie Braque comme il copiera plus tard pour le traduire dans son style toutes les œuvres de son musée imaginaire. Mais cette période du cubisme analytique ou synthétique constitue en soi un symptôme d'une esthétique des frontières entre la créatrice habituelle (esthétique de l'œuvre unique); et la commentatrice (esthétique du discours philosophique sur l'œuvre). Cette période nous rend patent que toute œuvre inclut cette proximité avec une autre invisible, dont elle est un commentaire sans paroles.
Nous appelons cette démarche non-esthétique, parce qu'elle prend ses distances avec le complexe de la ligne platonicienne, en affirmant une proximité (une "interface" dirait-on dans la terminologie scientifique actuelle). A présent, plus de séparation ferme et nette entre l'œuvre et son "double". Son "double" étant telle autre œuvre, tout comme le commentaire que cette œuvre pourra induire. Telle toile de Braque sera un répons à telle autre de Picasso... tout en l'éclairant... sans commentaire et sans système. Mais cette non-esthétique que nous sommes en train de décrire, sauvegarde tout de même un minimum d'unité à l'œuvre, mais elle lui adjoint une dimension commentatrice qui relativise le commentaire esthétique externe, qui lui sera surajouté... C'est une première expérience des frontières une première dimension non-esthétique.
Le niveau deuxième va plus loin que la superposition révélarice. Il procède à des changements d'extrapolation révélateurs. L'animation qui en apporte une illustration, confronte les œuvres de la même période. Mais cette fois elle procède des montages, c'est-à-dire elle s'attaque à leur intégrité. En réalité on combine par photomontage numérique des extraits de tableaux de Braque, comme par exemple la vue géométrisée du Havre, celles des maisons de l'Estaque. A ces vues viennent se combiner le personnage d'Ambroise Volard, portrait sur le mode de ce même éclatement musical que les œuvres de Braque. La rencontre photo montée devrait avoir un impact didactique par la seule vertu du choc insolite des images constitutives. Il en résulte que le Volard de Picasso entre en harmonie avec la composition en facettes éclatées des paysages de Braque, et tout, en définitive rejoint une espèce de codification du monde par éclatement géométrique. Du coup l'ensemble prend une allure musicale, en rappelant donc également le cœur vibrant de cette période, cet hommage continu à la musique. Il se peut que le cubisme analytique soit une sorte d'algorithme pictural qui cherche à simuler la musique avant tout. On suggérera cela par une syntaxe de l'image. Ce faisant on n'est plus tout à fait dans le cadre de la simple parole présupposée de l'esthétique classique. Et de plus on enfreint même le tabou de l'œuvre une et incorruptible. On se permet, pour des besoins didactiques de rompre son intégrité. Ce tabou ne pouvait être levé que par un autre artiste, comme dans l'Angélus de Millet inlassablement retraduite par Dali, ou les innombrables reprises du dernier Picasso. La non-esthétique du niveau 2 rompt cette nouvelle barrière, chose qui, auparavant ne pouvait se faire que par l'œuvre créatrice d'un autre artiste. Ce changement devrait probablement repositionner le cadre légal de la propriété intellectuelle. L'image a une vertu explicative par les discours implicites qu'elle induit.
Le niveau 3 présente des extrapolations d'une audace supérieure, puisqu'il inclut aux deux dérogations non-esthétiques précédentes la force de l'anachronisme révélateur. L'anachronisme est le plus clair refuge du logos. Si le "logos" est "chrono-logos", alors le dépassement du logos pourra se servir de lui pour conduire une pensée qui ne suit plus les mêmes sentiers. Dans nos photocompositions, on adjoindra cette fois, le monde dalinien postérieur. Par ce cubisme hyper-synthétique se profile alors, en surimposition, non pas un autre paysage de Braque ou de Picasso, quelque autre maison de l'Estaque ou du Havre... mais le canal de la Jornata du jeune Dali. Là monte alors le corps sans croix du "Christus hypercubicus" de la maturité. Il est un lien, bien sûr, qui assure le continuum de tous ces fragments. Ce lien sans parole peut devenir patent par la seule confrontation des fragments d'images. La formation artistique dalinienne, peut-être beaucoup plus mentale que réellement technique, a passé par la rêverie du cubisme analytique, qu'il n'a en fait jamais abandonnée. Cette hypothèse induite par photocomposition numérique, brise évidemment les présupposés d'une esthétique purement combative qui serait tentée d'opposer le figuratif et l'abstrait, l'école de Picasso et celle de Dali. En fait l'art peut-être un moteur puissant de rêveries phénoménologiques, selon l'hypothèse bachelardienne. Alors l'anachronisme pourra devenir révélateur, et le "Christus hypercubicus" apparaîtra comme une étrange suite à cette autre rêverie... qui n'est en fait qu'une variante de la même... Ce qui est étrange c'est que le personnage du Christ lui même ne soit plus vu par le filtre du cubisme. C'est un personnages hyperréalisme avant la lettre. Il échappe en quelque sorte au style élaboré par Braque-Picasso. Et ce faisant il le parodie en même temps. C'est effectivement une des potentialités permanente de l'art: un art nouveau est en même temps la parodie intégrante d'un art premier. Le corpus hypercubicus est une œuvre qui prend appui sur la géométrisation du monde (c'est peut-être plus qu'un style, c'est déjà une "Weltanschauung"; à ce propos tout style serait alors comme la trace d'un changement profond sur la manière de voir le monde et donc de l'abstraire ou de le géométriser). Le corpus entre dans la paranoïaque critique... de cette métaphore, filée, raisonnée qu'est le surréalisme dans l'esprit de Dali. La folie des associations fortuites est mêlée d'esprit critique, imprégnée de lucidité. C'est l'amalgame dont nous recherchons inlassablement la substance. Le "Corpus" est le couronnement de la période hyper cubique. Il est une expression en soi non-esthétique aussi. La paranoïaque critique est un filtre de conversion métaphorique, sans images. C'est une pensée sans parole, mais avec l'âme même de la parole dans une précession absolue sur tout dire. Dali aurait ainsi pu repenser le cubisme analytique dans son essence hérétique et irréductible. Ce faisant il aurait agi dans la plus pure tradition de la pensée. La croix plane sur le monde en trois dimensions parce que c'est une croix nucléaire. Elle lévite avec le corps même d'un Christ plus esthétique que souffrant. C'est un christianisme non-kierkegardien, un christianisme esthétique de fin de civilisation. Les clous sont devenus de petits cubes du premier plan. La souffrance est transfigurée, elle est métamorphosée. Elle ne provoque plus de plainte, elle est une idée légère, irréelle qui plane sur notre monde avec un détachement suprême. Le Christ est crucifié comme un reflet réel et pourtant sans souffrance, sur la vision cubique du monde; qui est notre manière scientifique, corpusculisante de voir les choses. Par le niveau 2, la non-esthétique parle plus loin que le style cubique, de son essence réelle. C'est un message qui transmet par l'équivoque l'énigme et la question... plus que la certitude.
Le niveau quatre est celui de la création. Il montre jusqu'où peut aller le commentaire. Il nous fait saisir l'exacte frontière de l'art, et révèle de ce fait toutes les usurpations de l'histoire. Celle par exemple de Duchamp, la plus symptomatique, qui nous a fait croire à une définition de l'art en son essence, alors qu'il ne faisait par ses readymades que de simples commentaires... esthétiques... et rien de plus. L'art du Vingtième siècle a usurpé la part esthétique de son reflet, la part du commentaire, le double de ce monde des œuvres, double verbal... qu'il a de ce fait contribué à nous révéler pour la première fois dans l'histoire. C'est un fait marquant, que la non-esthétique a généralisé: l'esthétique est un autre mode que celui de l'œuvre. Et il n'y a qu'un accord, au plus sympathique, entre eux... accord de bonne volonté et d'intérêt, car il permet l'archivage de l'œuvre dans le musée de la mémoire collective... Mais non dans ce que Malraux appelait le "musée imaginaire", qui lui est une collection active, puisque potentialisable par les songes. Le "musée imaginaire" est l'antichambre de l'art actif, là où les œuvres se construisent sur le décombre des autres. Mais c'est encore un concept philosophique, qui présuppose donc un univers de cohérence et de validité, une vérité fermée sur un seul code. La non-philosophie ira plus loin encore, dans la mesure où elle coupera la pensée sur l'art... complètement... de l'art lui-même. Cela aura pour conséquence immédiate de relativiser toutes les esthétiques archivistes de l'histoire: celle de Hegel n'en étant qu'un symptôme plus apparent. A présent donc, même les description théoriques qui permettaient d'archiver les œuvre romantiques par exemple, pourront servir à décrire d'autres, dites classiques. La non-esthétique ne tient plus compte de l'histoire, du chronologique, elle lui préfère une ordre diachronique, atemporel: l'ordre des créateurs eux-mêmes. Quand Dali fait apparaît un chien de Velázquez, un paysan de Millet, il le tire d'une chronologie dont il n'a que faire, pour l'attirer dans un diachronie active et créatrice. S'il s'agit d'un élément, la chose est bien reçue. Par contre si c'est une procédure générale elle es dénoncée par l'archivisme... comme plagiat. Alors que de fait, on a simplement passé de l'esthétique active à l'esthétique commentatrice. Dans le même ordre d'idées (et l'on voit déjà se lever les protestations de l'académisme contemporain), quand Picasso retraduisait à sa manière toutes les œuvres de l'histoire, il faisait une œuvre commentatrice, de non-esthétique avant la lettre, et non cette œuvre génialement artistique qu'on lui attribuait. Le commentaire est du côté de l'esthétique et non de l'œuvre. S'il se fait sur la modalité du discours sans parole, on le dira non-esthétique. Picasso est l'instigateur inconscient d'une certaine non-esthétique future. Cette proposition peut paraître hérétique à une certaine école du commentaire intéressé. Elle peut affecter le collectionneur passionné, pour qui cela sonnera comme une dépréciation. Peu importe, l'art n'a jamais été dans l'archive, sinon il se serait arrêté sur certaines de ses formes, et n'aurait donc, de ce fait même jamais existé, puisqu'il aurait dû exclure de ce fait même d'autres formes archivées ou non, ce qui aurait empêché l'archivage de se faire.
Il existe une âme de mots qui frôle l'œuvre sans avoir accès à elle. Cette trame peut d'ailleurs porter une essence poétique plutôt que seulement logique. On dira qu'elle est réflexive et poétique, puisque le poétique peut être justement ce qui réfléchit par de là le miroir de Narcisse. Dans ce contexte, et nous servant des logiciels de photo montage numérique, nous nous attaquons à un commentaire de l'œuvre dalinienne, commentaire actif et créatif, porté à la limite, parce que justement il ne se réfère plus aux lois internes du mode dalinien seulement, ni même au cubisme analytique. Nous procédons à un certain nombre de déformations internes. Ces déformation révèlent des modes picturaux qui intègrent des illusions non-euclidiennes, telles que nous les avons définies pour la première fois dans le "Manifeste de la Peinture d'Illusion Non-euclidienne", et plus tard dans la thèse de philosophie, "l'Esthétique, entre la philosophie et la non-philosophie".
Il est clair que là le commentaire outrepasse les frontières théoriques, et force à de nouvelles définitions de l'œuvre (qui pourraient l'intégrer comme modalité marginale). Cela indique donc pour terminer que l'œuvrer de l'œuvre a toujours mis en échec le logos de la pensée. C'est bien cela qu'il convient de penser inlassablement.