Oui, pourquoi entretenir la confusion à propos du temps, à l’image des deux métaphores précédentes ? Oui, pourquoi plaquer sur des réalités physiques données une qualité métaphysique ? En effet, évoquer un fleuve qui n’en finit pas de couler ou une route sans commencement ni fin, c’est doter le temps d’une dimension infinie, métaphysique et par conséquent intuitive. En effet, seule l’intuition intellectuelle nous donne ce « pouvoir mystérieux et extraordinaire »1 de percevoir l’éternité, autrement dit l’infinité du temps, apanage fabuleux de ce beau Paradis blanc cher au philosophe2.
Nous pouvons d’ailleurs nous poser à l’occasion la question de savoir si ce mode de pensée n’est pas précisément ce en quoi se reconnaît le non-philosophe dès lors que la non-philosophie se définit comme pensée en action – expérience « réelle ou phénoménale »3 de la pensée – bref, comme intuition de pensée à l’état pur ou intuition intellectuelle, « hors des modifications du temps » ? Et c’est d’ailleurs en ce sens que nous avons pu écrire par ailleurs4 que nous considérons la non-philosophie comme une pensée géniale dans la mesure où nous y voyons le « chef-d’oeuvre » de la pensée philosophique, la consécration de l’intuition intellectuelle ― qui justifie la philosophie et en particulier sa perspective métaphysique ― comme étant « la » pensée originale et au-delà « le » modèle axiomatique de rigueur Intellectuelle.
La non-philosophie s’offre donc comme une pensée qui règle de manière absolue le problème de cette confusion intellectuelle soulevée au sujet du temps. Elle ordonne les deux ordres de pensée, réfléchi et intuitif, qui se donnent pêle-mêle dans l’histoire de la pensée philosophique. Elle radicalise le pouvoir de l’intuition sur la raison.
Sauf que face à ce basculement de la pensée dans la foi, la gnose intellectuelle qui caractérise l’ordre non-philosophique, les philosophes dont nous sommes se proposent de solutionner différemment le problème posé. Nous préférons donner une chance à la raison face au pouvoir « hégémonique » de l’intuition ! De là ce modèle alternatif que nous proposons face à l’émergence de la non-philosophie, de manière à ce que des esprits philosophes soucieux de faire progresser leur raison vers plus de rigueur, mais privés de toute « grâce » intellectuelle qui leur permît de comprendre cette nouvelle discipline de pensée, puissent néanmoins trouver matière à réflexion possible dans la pensée aléatoire.
Aussi bien loin de promettre à de tels esprits de goûter à l’éternité, ce privilège du pouvoir absolu de la pensée, comme s’y résout à nos yeux la non-philosophie, nous leur proposons néanmoins un moyen sûr de gagner du temps. Mais « comment ? » ne manqueront pas de rétorquer certains étudiants incrédules. C’est là, du reste, une bonne question à se poser.
1 Schelling, Werke I, 8e Lettre philosophique, sur le dogmatisme et le criticisme : « Nous possédons un pouvoir mystérieux et extraordinaire de nous retirer, des modifications du temps, dans notre moi le plus intime, dépouillé de tout ce qui lui vient du dehors, et là, d’avoir en nous l’intuition de l’éternité sous la forme de ce qui ne change pas. Cette intuition est l’expérience la plus intime et la plus propre à nous-même, de laquelle seule dépend tout ce que nous savons et croyons d’un monde suprasensible. C’est dès l’abord cette intuition qui nous convainc qu’il existe quelque chose, dans le sens propre de ce mot, tandis que tout ce à quoi nous attribuons ordinairement le terme d’exister n’est qu’apparence. Elle se distingue de toute intuition sensible en ce qu’elle est produite exclusivement par liberté et est étrangère et inconnue à tout individu dont la liberté, dominée par la pression de la puissance des choses, suffit à peine à produire une conscience… »
2 Cf. chapitre 1, La raison et l’esprit, Qu’est-ce qu’un philosophe ?
3 F. Laruelle, Principes de la non-philosophie, Introduction, p. 7.
4 In site Onphi, http://www.onphi.org , Forum, TR 2004/05 Est-ce que le temps passe ?, réponse à Jean-Michel Lacrosse. Yves Blanc, 12/03/2006