Qu’est-ce que le temps ? A cette question devenue triviale, Nicolas Grimaldi réussit le tour de force d’y apporter une réponse à la fois pédagogique et géniale. Autant dire qu’il parvient à nous présenter à la fois un raisonnement des plus sévère sous un jour passionnant, mais au-delà un raisonnement inédit susceptible de faire progresser notre réflexion sur le sujet. Concrètement, il mène l’enquête sur le vaste terrain des évidences, avec cette apparente insignifiance dans la manière de les interroger, avec cette figure du anti-héros qui regarde la vérité par le petit bout de la lorgnette. Et voilà que la pensée de monsieur ou madame tout le monde retient tout autant l’attention de notre inspecteur Colombo de circonstance que celle des monstres sacrés du gotha intellectuel. L’audition des témoins va bon train, tous azimuts, mais toujours avec cet air de ne pas trop y toucher.
Puis peu à peu l’étau se resserre autour de deux témoignages, deux « postulations » au-dessus de tous soupçons, deux erreurs : celle qui consiste « à imaginer que le temps passe dans une réalité qui ne passe pas »1 ; celle qui consiste « à se représenter le moi comme une réalité originairement constituée, indépendante du temps, et qui, ne pouvant alors être conçue que comme le support indéterminé de ses évanescentes déterminations, par le fait même ne peut être conçue que comme inqualifiable et irreprésentable »2.
L’enquête est presque achevée car il devient alors aisé à notre Peter Falk philosophe de confondre l’idée essentielle et non moins coupable qui structure ces deux postulations, une idée « aussi vieille que la philosophie elle-même » : celle qui consiste à concevoir une substance intemporelle indépendamment de la temporalité de ses modes. De sorte que rapportée à la question du temps, celle-ci nous incline à une scotomisation, à quelque strabisme intellectuel qui consiste « à réduire tout phénomène à l’antagonisme de deux tendances »3, à assimiler par conséquent de manière exclusive tantôt le temps à l’universel changement, au devenir, tantôt au lieu substantiel, immuable, intemporel du changement, du devenir. « En se refusant à reconnaître le temps comme la réalité même, on a en effet été conduit à (…) se représenter la simultanéité ou la succession que dans la permanence et l’infinité d’un temps-toujours-là »4. De là aussi qu’une telle manière de pensée, proprement schizophrénique, soit à l’origine de ces dialogues de sourds autour du temps générateur d’antinomies, toujours à même de renforcer l’absence d’unité psychique qui caractérise ses interlocuteurs dont « le caractère inacceptable de la thèse adverse fonde la thèse de chacun ».
Mais comment surmonter cette « universelle » schizophrénie intellectuelle ? Comment atteindre à l’unité de pensée au sujet du temps. Qu’est-ce donc que le temps pour une pensée unifiée et non plus unitaire, qu’est-ce donc que le temps pour une pensée devenue réellement philosophique ?
Arrivé là, l’enquête touche à sa fin et ne peut se conclure qu’ « à la manière d’ » une enquête de la série « policière », une conclusion kitsch qui renvoie naturellement son anti-héros à la normalité, à la vie ordinaire, banale, anonyme du philosophe : Nicolas Grimaldi quitte évidemment la scène et son imper beige pour ne nous livrer en coulisses qu’une nouvelle représentation du temps. Rien de proprement non-philosophique dans un tel dénouement, aucune volonté de conclure la série, d’atteindre à la pensée intemporelle sinon cette réelle « rébellion » qu’elle lui emprunte toutefois dans sa volonté de ne pas sacraliser près de 2000 ans de réflexion philosophique occidentale.
« Aussi nous semble-t-il qu’aucune ontologie du temps ne soit concevable si elle ne suppose une originaire dualité : un monisme certes, mais un monisme scissionnaire »5. « Comme il n’y aurait pas de temps sans matière, pas davantage n’y en aurait-il donc sans quelque originaire tendance au changement s’agitant obscurément dans la matière, la travaillant et la subvertissant ; de sorte que la dualité est au fondement, l’antagonisme originaire, et la scission principielle »6« Le temps est donc la réalité même, mais c’est la réalité d’une médiation (…) et c’est ce qui fait de l’ontologie du temps une ontologie du délai et de la contrariété »7 « Caractériserions-nous aussi spontanément l’inertie comme une résistance si quelque effort ne nous apparaissait spontanément cosubstantiel à la matière elle-même ? C’est l’unité originairement synthétique de cet effort et de cette résistance qui constitue la réalité comme médiation ; et cette médiation qui ne cesse de se médiatiser n’est autre que le temps (…) Car, à la différence de ce que nous observons lorsqu’il s’agit de la construction de leur nid par les hirondelles ou de la maçonnerie des castors, et plus encore lorsqu’il s’agit de la transformation du monde par nos diverses techniques, ce travail originaire n’est pas une poiésis : ce qui suscite le devenir, en effet, n’est pas extérieur à ce qui devient »8. « Unité d’une dualité, dynamisme de l’infini à l’oeuvre dans le fini, le temps est la substance même : substantialité d’un diastème »9. « C’est la continuité de son inquiétude qui produit la discontinuité de ses manifestations »10.
Ainsi défini, le temps devient une réalité non plus simple ou multiple, dualiste ― c’est-à-dire schizophrénique, divisée de manière exclusive ― mais une réalité complexe, unifiée et, par corollaire, son unité devient aléatoire, conformément à la définition qui vient d’en être donnée dans le précédent paragraphe. De là qu’une telle modification de représentation du temps entraîne de facto une modification de sa représentation symbolique, mathématique à laquelle nous nous intéresserons bientôt. De là encore que la pensée aléatoire va pouvoir s’affirmer comme pensée unifiée de la philosophie ou pensée réellement philosophique au prix d’une généralisation dont nous allons maintenant préciser les contours.
1- N. Grimaldi, Ontologie du temps, § 4, Continuité et discontinuité, p. 130.
2- Ibid., p. 131.
3- Ibid., p. 175.
4- Ibid., p. 108, 109
5- Ibid., p. 178.
6- Ibid., p. 169.
7- Ibid., p. 182.
8- Ibid., p. 183.
9- Ibid., p. 169.
10- Ibid., p. 190.
Yves Blanc, 03/09/2006