Cela a été déjà dit1 et il n’est peut-être pas inutile de le rappeler : « classiquement, la philosophie savait ce qu’elle était : le savoir de l’absolu ; le savoir des principes et des premières causes. C’était net et sans équivoque.2 » . Autrement dit, la philosophie pouvait se définir comme le savoir de « ce qui existe dans le temps de toujours », comme « la connaissance de l’éternel » avec pour corollaire non moins classique qu’un tel savoir ne pouvait être « autre chose qu’une connaissance éternelle »3 . De là qu’elle fût regardée comme la science « absolue », « le savoir intégralement compréhensif, synoptique », « la science qui ne dépend d’aucune autre mais dont toutes les autres dépendent puisque dans la hiérarchie du savoir elles en reçoivent leur place et leur statut exacts ».
De son côté, la non-philosophie « n’a pas d’autre commencement réel, sinon d’autre fondement, que la rectification dans un sens scientifique et axiomatique, de nos représentations ontologiques de l’Un (…) dans le but de le représenter maintenant comme précédant l’Etre — et la pensée — dans l’ordi essendi comme dans l’ordo cognoscendi »4 .
Ainsi définie, la non-philosophie ne dit rien d’autre sinon qu’elle est une pensée axiomatique dont le postulat essentiel consiste à affirmer que l’absolu est inconnaissable.
Après quoi, une première conséquence s’impose d’elle-même : si l’absolu est inconnaissable, la philosophie qui prétend au contraire le connaître ne fait qu’usurper sa puissance de pensée sur l’échelle du savoir dont elle ne peut occuper en bonne intelligence la première place. Est-il du reste cure de sevrage plus radicale pour les « drogués »5 de la philosophie, pour ceux qui en ont fait une idole ?
Mais alors qui pourrait bien occuper cette première place ?
La non-philosophie ?
Pas exactement, au risque pour elle de verser dans la contradiction. La première place, toujours selon son axiome essentiel, est précisément occupé par ce fameux savoir absolu, impossible cependant à identifier formellement, lequel demeure hors d’atteinte de toute compréhension humaine.
Après quoi, la non-philosophie revendique raisonnablement la second place sur cette échelle, dans la mesure où elle ne se revendique pas comme la science « absolue », la science « du savoir absolu », mais comme la science « transcendantale », la science du savoir transcendantal dans la mesure où elle généralise son postulat essentiel en en faisant le principe absolu, indiscutable de la pensée. Et c’est d’ailleurs en ce sens qu’elle dit travailler à la fondation de « l’ordre transcendantal ou démocratique » 6de la pensée.
Le terme démocratique peut ici surprendre quand il est question d’évaluer la puissance théorique de la pensée, mais il se comprend aisément dans la mesure où un tel raisonnement non-philosophique disqualifie par définition toute pensée qui prétend détenir le savoir. C’est garantir à tout esprit sa liberté intellectuelle.
Est-ce à dire alors que la non-philosophie se contredit en s’arrogeant de manière arbitraire la seconde place sur l’échelle du savoir ? Là encore la non-philosophie veille à ne pas se contredire et ne prétend pas dire la vérité, mais être une « hypothèse théorique explicative »7 raisonnable, susceptible d’être partagée, reconnue par d’autres pensées.
Sauf qu’il n’était guère de pensée pour vouloir occuper à l’aube de ce XXIe siècle ni plus ni moins que ce fameux troisième rang sur la nouvelle échelle du savoir. L’indifférence semblait plutôt de mise alors qu’il suffisait qu’une pensée qui ne fût pas non-philosophique reconnût simplement le bien-fondé de la non-philosophie pour fonder enfin sa valeur théorique et faire désormais de son postulat essentiel le symbole8 de cette nouvelle échelle du savoir.
Une telle pensée se sera fait attendre, car elle était à inventer, mais c’est désormais chose faite. La pensée aléatoire s’est forgée cette représentation attendue de la non-philosophie : elle se range à l’idée de n’occuper que le troisième rang sur la nouvelle échelle du savoir non-philosophique, après le savoir absolu et la non-philosophie.
Reste bien entendu à instituer la valeur intellectuelle d’une telle représentation, en d’autres termes à vérifier prioritairement deux choses : savoir si elle ne trahit déjà pas les fondements théoriques de la non-philosophie au moment même où elle s’accorde à les reconnaître ; savoir d’autre part si elle ne trahit pas a contrario ses propres fondements théoriques en lui prêtant familièrement « main-forte ».
1- Chap. 1 du présent travail de recherche, La raison et l’esprit, § L’esprit philosophique par l’exemple, p. 4.
2- H. Grenier, La connaissance philosophique, chap. 2, Les sciences et la philosophie, p. 37
3- Ibid., chap. 1, Les philosophies et la philosophie, p. 12 : « Si la philosophie a voulu s’instaurer comme la science de ce qui, selon l’expression de Platon, existe dans le temps de toujours, alors l’histoire ne sied pas à la philosophie. Un savoir ne saurait avoir de vérité que s’il s’assimile, que s’il s’égale à son objet ; la connaissance de l’éternel ne peut donc être autre chose qu’une connaissance éternelle ».
4- F. Laruelle, Théorie des identités, Paris, Puf – L’interrogation philosophique, 1992, chap. II, p. 114.
5- F. Laruelle, L’ultime honneur des intellectuels, Paris, Textuel, 2003, Préface, p. 15.
6- F. Laruelle, Principes de la non-philosophie, Introduction, p. 16.
7- Ibid., p. 13.
8- Postulat qui fonctionnerait enfin comme un symbolon (au sens grec et premier du mot « symbole »), ce morceau d’argile dont la non-philosophie et cette pensée « tierce » détiendraient chacune une part, partageraient… la « vérité ». Yves Blanc, 09/02/2007