Si comme nous le rapportions dans l’avant-propos de notre travail de recherche, nous vivons une époque intellectuelle « où le mot de métaphysique fait sourire, où l’expression de connaissance scientifique est devenue un pléonasme, celle de connaissance philosophique une imposture », nous serions fondés à penser que la culture gréco-occidentale dont nous sommes quelque part les héritiers a pour le coup bel et bien tout oublié du projet philosophique originel qui fut le sien. Oublié son objet d’étude « dont la réalité ne s’annonce que dans le langage, ne vit que dans l’élément du dire qui se nomme le concept, le sens »1, oublié sa volonté d’être « la connaissance de ce qui toujours existe »2.
Et pourtant voilà que « la science, soumettant les événements qui passent à des lois qui ne passent pas, ne doit être prise que pour continuation sous une autre forme de la philosophie »3. Voilà que la science n’est après tout « que la philosophie campant sur un terrain plus solide. Car si l’on pouvait considérer comme des fictions les idées platoniciennes, le Dieu de Malebranche, le transcendantal kantien, l’on doit s’incliner devant les faits que brandit la science. Son « faitalisme » est une fatalité philosophique. Suprême ruse de la philosophie, voilà la science où l’idéal ascétique s’épargne enfin les démentis »4.
Un triomphe paradoxal de la philosophie dont un scientifique contemporain nous explique d’ailleurs aisément le pourquoi avec humour : « nous sommes un peu comme l’ivrogne de l’histoire qui cherche ses clés sous le lampadaire non parce que c’est là qu’il les a perdues mais parce que c’est le seul endroit où il y a de la lumière ! »5
Entendez par là que c’est alors que la pensée occidentale paraît s’être émancipée de la philosophie au profit des sciences qu’elle en assume l’héritage le plus sûr, à savoir le triomphe de la vérité, de la raison, du prévisible.
De sorte que la pensée aléatoire ne comprend pas la distinction6 que la non-philosophie s’efforce de faire valoir entre pensée scientifique et pensée philosophique quand toutes deux ne s’intéressent qu’aux phénomènes raisonnables, prévisibles — éclairés par un lampadaire7 ! Une incompréhension qui ne la conduit cependant pas à se désintéresser de la non-philosophie.
En effet, la pensée aléatoire s’intéresse, au-delà de toutes les paroles valorisantes dont elle l’entoure8, au procédé même de pensée de la non-philosophie qui consiste à identifier une pensée plus « primitive » que la philosophie, « un savoir qui n’aurait jamais eu la forme du logos ». Et que nous dit-elle au sujet d’un tel savoir ? « Qu’il affecte la représentation d’un futur a priori vide de déterminations »9.
Or que peut bien être un tel savoir « indocte »10, qui réfère toute réalité objective, réfléchie, toute représentation à un « futur a priori vide de déterminations », le « Réel-Un » ou « force (de) pensée » comme à sa cause ? La non-philosophie n’est-elle pas en train d’exposer avec ses propres mots la théorie du sujet, de la conscience comme originairement être de désir à l’état pur avant qu’il ne soit, qu’elle ne soit être de raison. N’est-elle pas en train d’ancrer, au-delà, l’identité du sujet non pas dans la représentation, l’unité simple, figée, donnée par la réflexion, mais dans un sentiment complexe, « le sentiment d’être secrètement séparés de nous-mêmes par notre propre attente »11, une attente « qui est le principe de notre mélancolie et de notre déception, en nous faisant éprouver que « ce qui vient n’est jamais ce que nous en avions attendu »12.
Oui, la non-philosophie n’est-elle pas en train de nous dire que l’être pensant est avant toute chose un être vivant, autrement dit un être qui ne cesse de soumettre « le présent à l’avenir comme la matière à sa forme »13. N’est-elle pas en train de nous rappeler que « la nature de l’homme est sa liberté même, et qu’il n’y a donc rien de déterminable, de naturel, et de fini qui puisse jamais épuiser tout ce qui est en lui possible, et à quoi par conséquent sa conscience se puisse jamais réduire »14 ? N’est-elle pas en train d’exprimer « la très ordinaire expérience selon laquelle, quoiqu’il ait obtenu, l’homme n’en a jamais fini d’attendre »15 ?
Oui, la non-philosophie n’est-elle pas en train de réaffirmer en toute sincérité que dans l’homme, « le désir est toutefois plus originaire que la volonté »16 et de faire, en définitive, l’impossible, l’improbable théorie de l’homme comme être vivant, c’est-à-dire un être ancré dans le futur avant d’être ancré dans le monde existant (qu’il se représente) — le futur, le « Réel-Un », cette réalité inédite qui « conteste toutes les formes de concept ou de définition » qu’elle « réduit à l’état d’apparence objective »17? Un être vivant comme être qui va, déraisonnablement, à rebours, « de l’utopie au monde »18.
Tel se révélerait en définitive le procédé intellectuel de la pensée non-philosophique, lequel ne se contente pas de ressaisir le monde sous le mode de la représentation mais, au-delà, s’efforce d’interroger le monde stable de nos représentations et, ce faisant, d’en limiter par définition la valeur actuelle.
De sorte que nous sommes enclin à dire de la non-philosophie qu’elle est parvenue à faire le deuil de la toute-puissance de la raison. Un deuil qui n’est pas pour nous déplaire intellectuellement puisque faire un tel deuil revient à temporaliser l’exercice de la raison, à dater ses réflexions, ce qui ouvre la voie de leur possible dépassement. Aussi, bien loin de trahir ses fondements théoriques, la pensée aléatoire les confortent d’autant mieux qu’elle reconnaît une telle valeur intellectuelle à la non-philosophie.
Mais au-delà de ce fondement théorique de la non-philosophie, nous faut-il encore considérer la « fécondité pratique »19 qu’elle revendique de manière inséparable.
1 H. Grenier, La connaissance philosophique, chap. 1, La philosophie et les philosophies, p. 22.
2 Platon, La République, VII, Bibliothèque de la Pléiade, 527b.
3 Ibid., chap. 2, Les sciences et la philosophie, p. 49.
4 Ibid.
5 H. Zwirn, Les limites de la connaissance, Paris, Odile Jacob, 2000, partie III, chap. 7, La cécité empirique, p. 352.
6 En particulier in F. Laruelle, En tant qu’Un, Paris, Aubier, 1991, p. 82 : « La philosophie est congénitalement étrangère à la science… ». Ou encore, Théorie des identités, Paris, PUF, 1992, p. 260 : « …l’ordre réel exige que la science soit première et la philosophie seconde… ».
7 H. Zwirn, Les limites de la connaissance, p. 352 : « La raison en est que nous ne savons appliquer la science qu’au domaine où elle est applicable, c’est-à-dire à celui des phénomènes mathématiquement compressibles qui se laissent engendrer par des algorithmes. Autrement dit, les seuls phénomènes que nous considérons comme scientifiques (du ressort de la science) sont ceux-là, à l’exclusion de l’esthétique, de l’affectif, etc. »
8 Procédé propre selon elle à édifier entre autres un « nouvel ordre démocratique de la pensée » « plus rigoureux et plus réel que le philosophique lui-même », capable de faire passer la philosophie de « son état d’exploitation de la pensée et donc de l’homme » à son état civil, humain et démocratique ».
9 F. Laruelle, L’ultime honneur des intellectuels, Paris, Textuel, 2003, p. 57.
10 Ibid., p. 53. Un tel savoir indocte s’apparente à un sentiment.
11 N. Grimaldi, Ontologie du temps, chap. 4, p. 163.
12 Ibid., p. 162.
13 Ibid., chap. 2, p. 58.
14 Ibid., p. 59.
15 Ibid., p. 59.
16 N. Grimaldi, Ambiguïtés de la liberté, chap. 5, p.116.
17 F. Laruelle, L’ultime honneur des intellectuels, p. 53.
18 Ibid., p. 63.
19 F. Laruelle, Principes de la non-philosophie, Introduction, p. 14 : « Ce serait un moyen d’assurer à la non-philosophie, ce concept pour l’instant si indéterminé et objet de tant d’enjeux inavouables, une double fécondité : théorique et pratique. »
Yves Blanc, 13/05/2007