Ontologie du temps actualisée1
1- Réalité du temps
Qu’il ne pourrait y avoir ni souvenirs, ni vestiges, ni traces, pour une conscience qui n’aurait pas originairement le sens du passé ; que, de même, il ne pourrait pas y avoir non plus ni anticipation, ni ‘aguet’2, ni projet, ni crainte, ni espoir, pour une conscience qui n’aurait pas originairement le sens de l’avenir — c’est là une évidence que nous avons déjà rappelée. Précédant toute expérience que nous puissions avoir de la temporalité et de ses diverses figures, le sens que nous avons du temps est donc constitutif de la conscience elle-même. Peut-être même est-il ce qui en constitue l’originaire transcendance. Or, si la conscience pure du temps nous est apparue sous la forme de l’attente, cette pure attente toutefois ne nous est elle-même apparue possible que parce que la vie est le tissu de la conscience ; de sorte que cette pure attente est toujours en même temps l’expérience de notre existence qui dure, s’étire, s’efforce, se fatigue, se lasse, s’use et s’épuise. Paradoxalement, nous ne pouvons avoir conscience d’un temps pur — c’est-à-dire d’un temps sans changement —, que parce que le temps ne cesse cependant de changer la conscience. Là-dessus, nos analyses ne font que rejoindre celles de Bergson, et volontiers nous dirions comme lui « qu’il n’y a pas de différence essentielle entre passer d’un état à un autre et persister dans le même état », car « la vérité est qu’on change sans cesse, et que l’état lui-même est du changement ».
D’ailleurs, que pourrait être le temps, et serait-il même concevable, indépendamment d’aucune réalité qui dure, c’est-à-dire qui devient, qui vieillit, et qui change ? Quand on supposerait un univers absolument immuable et inaltérable, soustrait à tout devenir et à tout changement, nous ne pourrions y évoquer le sempiternel passage du temps qu’à condition d’avoir implicitement supposé aussi quelque spectateur extérieur à cet univers, dont l’attente se lasserait et dont l’attention s’userait à guetter si quelque chose ne viendrait pas à se passer dans cet univers où il ne se passe rien. N’est-ce pas ainsi que se représentaient le temps, en effet, ceux qui se demandaient pourquoi Dieu avait tellement attendu avant de créer le monde ? En même temps qu’ils se représentaient un temps infini durant lequel il n’y avait rien, ils se représentaient aussi une personne qui n’en finissait pas de délibérer avec elle-même avant de se décider à la Création : l’avant et l’après qu’ils ne pouvaient mettre dans les choses, ils les mettaient en Dieu, non qu’ils n’en fussent navrés, mais faute de savoir où les mettre ailleurs. Car si on veut que le temps passe, il faut bien qu’il passe quelque part. Pour lever cette absurde aporie d’un être éternel mais qui serait en proie au temps, saint Augustin, comme après lui Leibniz, durent rappeler que le temps n’a ni sens ni réalité là où il n’y a pas une réalité aussi continûment changeante que le temps est supposé continu. Hors la temporalité de la réalité, il n’y a pas de réalité de la temporalité.
Car le temps ne peut être le nombre du mouvement que s’il y a du mouvement. Il ne peut être l’ordre des successions que s’il y a des successions. Et il ne peut y avoir de mouvement ni de successions sans quelque réalité où quelque chose du passé ne cesse de se glisser dans le présent et de le compromettre avec l’avenir, ou sans quelque industrieuse et intestine fomentation de l’avenir dans le présent, l’animant, l’attirant, le subvertissant, le métamorphosant sans cesse. C’est ce que nous nommons le temps : le principe du devenir. Au sens où les physiciens contemporains conçoivent une énergie sans matière, une onde sans quelque chose qui ondule, ainsi devons-nous concevoir le temps comme ce travail dans la matière de quelque chose qui n’est pas matériel, cette subversion de la matérialité du présent par quelque chose qui, n’étant pas présent, n’est pas non plus matériel, et que Hegel avait pu caractériser comme le travail du négatif dans l’être.
1- Version originale : N. Grimaldi, Ontologie du temps, L’attente et la rupture, Puf, 1993, 221 pages.
2- La mise entre crochets de mots du texte original indique que leur emploi lexical ou grammatical ’affranchit des règles disons académiques de la langue française. Yves Blanc, 30/09/2007