Résistance ou Affectivité - comment le monde est donné

La non-philosophie introduit directement le thème de la lutte dans la théorie. Mais la lutte passe par diverses phases, résistance, révolte, révolution, transformation. Soit le premier moment. On distingue deux sortes de résistance. A posteriori ou secondaire, elle résiste à une force première et supposée autonome. Résistance banale, elle est seulement son Autre, altérité qui suppose la priorité de la force unitaire et sa primauté pour seulement s'opposer relativement à elle. Mais cette relativité de l'altérité se complique heureusement dans la pensée contemporaine. La déconstruction par exemple, moins simple que toute dialectique des opposés, contrarie deux trajets, le trajet grec du Logos à l'Autre, de la sortie ou du transcender grec, par le trajet à rebours ou le transcender juif de l'Autre qui inhibe la sortie, c'est le côté lévinassien de Derrida, l'aspect juif et absolu de l'Autre après son aspect grec (greekjew, jewgreek). Il y a deux mouvements, bande et contre-bande, contenus dans la seule unité brisée de la contre-bande.

Mais la résistance peut être première selon une thèse connue, souvent mal comprise, de Deleuze, Foucault et quelques autres. Quel sens acceptable peut-elle recevoir, dans quel contexte théorique ? La résistance, prémisse de toute rébellion, est la posture qu'assume l'Homme-en-personne, non pas exactement son essence de Réel, mais sa première et unique manifestation en face du monde. Action première plutôt que réaction. Cette thèse s'oppose à la résistance comprise comme secondaire ou réaction d'auto-défense. Elle n'est possible que si la résistance a une bonne raison pour sauter hors de la loi des contraires, que si elle dépend d'une instance qui est séparée de celle-ci, que si c'est l'Homme qui résiste ou le Réel comme instance de toute façon séparée. Alors une résistance peut être première, « avant » l'exploitation, la servitude ou toute autre sujétion, mais non indépendamment de celles-ci. Il y a deux causes de la résistance, sa cause réelle, par quoi elle aussi est immanente malgré son statut d'altérité à rebours, d'Autre-que….le monde, et sa cause dite occasionnale. L'occasion n'est pas seulement issue du monde, elle est le monde même mais qui ne peut déterminer, seulement motiver ou « occasionner », la résistance. Certes la défense est assurée par le sujet qui accumule tous les moyens et les objets de la résistance, mais le Réel qui permet de résister est plus profond ou invisible au monde, si bien que le monde éprouve pour son plus grand dépit une résistance qui en un sens vient de Nulle Part ou qu'il ne sait identifier. L'Homme est une primauté-sans-priorité, qui a déjà et de toute façon échappé à la présupposition réciproque de l'oppresseur et de l'opprimé. Si bien que lui-même comme Réel n'est pas encore un a priori matérial ou « historique » mais il le devient lorsqu'il entre dans une présupposition non réciproque qui implique la présence d'une cause occasionnale. La résistance est première mais c'est une priorité dont est capable la primauté du Réel, qui reste primauté et ne devient pas lui-même priorité de la résistance. La primauté du Réel est indifférence même à la présupposition non-réciproque caractéristique cette fois de l'a priori ou de l'Homme-en-personne. La priorité de l'a priori est le type de présupposition non-réciproque qui la lie avec l'occasionnalité. Foucault et Deleuze se donnent une primauté sur la base d'une réciprocité simple, ils confondent primauté et priorité comme tous les philosophes. Même s'il y a finalement primauté relative-absolue, mais non encore radicale, de l'un des deux termes, ils restent dans une certaine présupposition réciproque. Ils la posent comme première ou devançant les pouvoirs, il y aurait des point de résistance dans l'ordre du pouvoir et de sa propre multiplicité. Mais comment du pouvoir peut-il résister à un pouvoir si un autre pouvoir ne résiste à celui-ci ? Une vraie résistance n'est pas possible dans ce rouet, sauf à distinguer une résistance comme pouvoir actif ou « volonté de puissance » affirmative, mais du coup prise dans la logique de l' « éternel retour du même » et finalement dans un Corps sans organes ou un Tout. La résistance ne peut être un pouvoir, ce serait confondre le Réel avec la résistance et le pouvoir, en faire un concept unitaire ou une prétention. Or le Réel est indifférent au pouvoir, c'est pourquoi il peut s'exercer comme résistance première à une cause occasionnelle et qui brise le cercle que cette dernière introduit. La Dernière-Instance n'est pas première mais a la primauté, il faut dissocier primauté et priorité même si celle-ci, comme a priori, est bord du Réel ou Autre-que. La résistance n'est même pas première en un sens banal ou tout fait, elle est a priori et donc ordonnée à une cause occasionnelle qu'elle reçoit ou plutôt qu'elle donne(-reçoit). Elle est première pour…., au-devant des forces du monde et de la force-monde. Elle est réelle comme a priori mais elle est aussi chaque fois concrète et spécifiée, nullement formelle, c'est une résistance matériale et adéquate à la lutte contre la forme-monde. La résistance se fait contre le jeu des contraires et surtout contre leur Unité supérieure.

Le concept de Défense a priori (cf. La lutte et l'utopie à la fin des temps philosophiques) signifiait que l'Homme a le moyen de résister a priori à son exploitation en dehors de toute présupposition réciproque des adversaires, qui rendrait vaine la lutte ou en ferait une auto-défense autoritaire et violente. L'a priori radical émis par l'Homme est justement une forme de résistance à l'emprise identificatoire de la forme-monde, c'est même cette forme a priori de résistance qui fait apparaître la forme philosophique du monde en nous donnant accès à elle. A la différence de l'animal rationnel projeté par la métaphysique, l'Homme-en-personne n'est pas fondé sur un consentement initial et final au monde, décidé par quelque être divin, nous ne sommes pas prisonniers de l'immanence comme étant celle du monde et donc voué à une transcendance absolue seule salutaire (judaïsme). La résistance dépend de l'Impossible, du Réel qui impossibilise le consentement au monde. Etant immanente, elle se manifeste comme Indifférence a priori (pas encore comme « transcendantale » comme nous disions autrefois trop vite, l'indifférence transcendantale vient avec le sujet), et c'est ce caractère d'a priori qui la fait résistance.

L'Homme n'a pas à être défendu mais il produit les conditions de défense du sujet contre le monde. Il ne défend pas le sujet mais lui permet de se défendre comme Homme. Encore faut-il que le sujet se fasse Homme, ou plus exactement consente à ce qu'il est en droit, pour se défendre contre le monde qu'il ne peut que transformer. La défense a priori est transformation du monde et non sa simple inhibition ou son refoulement, son éloignement qui serait supposé symétrique de l'être-séparé ou même en retrait de l'Homme. Il faut éviter ces effets de symétrie et de toute façon l'Homme n'est nullement en retrait du monde et donc le monde n'est pas éloigné de l'Homme, c'est plutôt un corps à corps sans nulle confusion. L'Homme se défend comme sujet grâce à l'a priori qui se déduit de lui au contact du monde.

Pas plus que l'Homme-en-personne ou le Réel n'est définissable comme éthique, religieux, politique, pragmatique, la résistance n'est rien spécialement de cela, en revanche elle est univoque en fonction de plusieurs prédicats, éthique en tant qu'elle a sa cause dans l'Invisible, messianique en tant qu'elle est ce comme quoi l'Homme-en-personne vient au monde, pour le monde, politique en tant quelle fonde une activité subjective ou révolutionnaire de lutte, pragmatique en tant qu'elle transforme le monde.


La donation du monde n'est pas une affaire d'affectivité ou de tonalité affective, qui supposerait le monde déjà donné une première fois et auquel ces affects réagiraient par une auto-résistance, mais une affaire de lutte objective. La résistance est la forme a priori donatrice du monde. Contrairement au théoricisme, la lutte est première, le « non- » comme (non-)Un est premier si l'Un-en-Un ne l'est pas. Le théoricisme remplace le non-agir ou l'indifférence réelle, la primauté puis la lutte objective, par l'affect soit du mépris soit de la haine. La transformation transcendantale du Monde est tissée dans cet a priori de la lutte, plus exactement la lutte transcendantale qui vaut du sujet commence avec l'a priori d'une résistance première. C'est un point décisif et qui détermine une « politique de la forme-monde », adéquate à cette forme. L'Occident a connu quatre grands affects donateurs d'une forme mais chaque fois particulière du monde, l'Amour grec, la Haine gnostique, l'Intérêt ou Economisme juif, le Mépris chrétien, avec leurs modalités, admiration, angoisse, maîtrise, responsabilité, toutes fondées sur l'affectivité. Ce sont pour nous des aspects de la cause occasionnelle mais qui n'implique nullement, au contraire, une transformation du monde. Pour transformer le monde et cesser seulement de le contempler dans les limites du théoricisme ou même de l'affectivité, il faut que le sujet soit en-dernière-instance être-jeté pour le monde, résistance a priori qui révèle celui-ci et finalement le transforme. La transformation du monde est une manière de psychanalyser ces affects qui sont censés le donner tel qu'il est et qui ne le donne qu'en l' « interprétant ». Philosophies et religions qui sont le fond de notre culture donnent le monde à travers de tels affects. Ces sont les modes intentionnels de donation du monde comme tel ou comme Tout, donc en fonction encore de ses objets. De tels modes affectifs reposent sur la confusion de l'Homme et du Sujet. Notre problème est d'élaborer un concept du monde corrélatif de l'Homme et de sa primauté, c'est le monde non comme tel ou tel contenu mais comme forme ou force invariante. La non-philosophie s'installe à rebours dans l'indifférence ou le non-agir, commence dans la résistance a priori, se ré-volte comme sujet, s'achève dans la donation transformante du monde.

L'élimination de l'affectivité hors de l'Homme, renvoyée au sujet, va de pair avec l'indifférence de la venue, de la messianité qui, comme résistance, est en son fond indifférente à l'affectivité et par ailleurs résiste à ses conditionnements mondains. Par définition, la Venue est le nouveau, la résistance ou l'émergence, tandis que l'amour sage, la haine, le mépris et l'intérêt sont facilement la proie de chosifications mondaines et de réifications philosophiques (« idéologiques »). Le monde ou le Tout est auto-ensorcelé, redoublé magiquement ou spéculairement. Ici encore il ne s'agit pas de nier l'affectivité mais sa position absolue comme auto-affectivité. Le transformer c'est le simplifier et le réduire à l'état de surdétermination de ses contenus (les savoirs, les affects) (plutôt que de leur détermination comme s'y limite Husserl, le « naturalisme », l'attitude naturelle, par exemple). La non-philosophie est éthiquement une catharsis de l'affectivité et de ses aventures avec la forme du monde, comme politiquement une révolution de ses rapports avec elle. Entre l'activisme et le passivisme si l'on peut dire puisque la passivité est un attribut de Dieu lui-même dans le judaïsme par exemple, la pratique non-philosophique qui les rejette est une analyse du désir philosophique et une transformation du sujet.