Le désespoir de la philosophie et la chute de la philosophie première
La description de la pensée et de la vie humaines, l’évaluation de leurs moyens et de leurs finalités est la tâche de la philosophie. Mais qui décrira et évaluera la philosophie, sinon elle-même une fois de plus ? Elle se réfléchit, se porte à la puissance 2, se « surpasse » et se fait spontanément méta-philosophie. Là est sa plus grande trouvaille, sa force et sa faiblesse. Elle n’a de cesse de critiquer ses formes les plus grossières ou les plus empiriques de représentation en supposant qu’elle se critique par là elle-même et se libère de sa propre représentation. C’est le comble de sa vérité et de son illusion. Chez les Modernes, en s’impliquant dans son objet et en le combinant avec une touche de judaïsme, elle a trouvé le moyen d’un examen universel, plus étendu que le grec, qui ne laisse rien de côté et exerce une surveillance qui doit suffire. Ce mécanisme est impressionnant, Kierkegaard en donne un exemple ou plutôt pour nous un modèle au titre du désespoir – la philosophie dans sa course folle et titubante ne donne-t-elle pas l’image du désespoir intellectuel voire théorique ?
Dans la plus parfaite tradition, Kierkegaard construit ce mécanisme avec trois termes, un rapport qui se rapporte à lui-même, s’oriente vers soi et se pose comme moi, et une tierce instance, qui peut justement être déjà le moi mais plus positivement un Autre qui pose le rapport. Des rapports de toute nature, il n’y a que cela dans la matière philosophique, des synthèses ou des analyses de contraires. Mais ces rapports sont inertes ou dépourvus de subjectivité philosophique, encore faut-il qu’ils se rapportent à eux-mêmes, s’impliquent en soi ou s’affectent d’eux-mêmes, deviennent des moi comme dit Kierkegaard. Telle est en son premier degré la matrice la plus générale du penser philosophique. Sous réserve de l’interprétation de la tierce instance, Heidegger et bien d’autres en ont tiré les conséquences, la transcendance n’est par un acte donné ou tout fait, c’est une possibilité ou une virtualité qui s’auto-affecte et que tue la réalité. La philosophie ne descend pas du possible au réel sans remonter dans cette descente même du réel au possible. Ce mécanisme est ici décrit en termes dialectiques, il agit de manière auto-contradictoire, et c’est cette auto-contradiction qui constitue le vrai moi spécifique de la philosophie, il est universel ou vaut de toute philosophie. Actuellement on décrit la philosophie en termes de vie, de mort, de survie, tout cela relève d’une conception médiatique et commerciale, pour le dire plus noblement actualiste et matérialiste vulgaire, et de toutes façons théologique. Par son essence elle relève davantage du possible et du virtuel, du « désespoir » justement comme catégorie existentielle, de la coïncidence impossible avec soi. Concrètement ce mécanisme signifie que plus la philosophie se critique, plus elle s’affirme elle-même ou du moins cherche son salut dans cette attitude, n’est-ce pas le cas de ses critiques et déconstructions ? Faut-il en conclure inversement mais toujours logiquement, que plus elle veut être elle-même, plus elle se détruit ? Plus elle s’affirme comme Idée, plus elle s’étiole, se vide de toute substance et se réduit à un clignotement stellaire ?
Quant à la troisième instance positive, l’Autre qui pose le rapport, elle se confond avec le premier degré et se distingue évidemment de lui. Qu’il s’agisse de Dieu ou de l’Absolu, peu importe, nous ne pouvons y voir qu’une transcendance capable de poser celle du moi, que celle-ci soit transcendantale ou contradictoire et dialectique. La philosophie au sens complet n’est pas seulement rapport du moi à soi-même, distinction destinée à sauver Dieu, mais double transcendance ou doublet à plusieurs plans ou étages.
Maintenant Kierkegaard se demande « comment extirper le désespoir hors du moi », pour nous ici comment extirper la philosophie hors du moi et redonner à celui-ci la paix ? Qu’opposer au désespoir de la philosophie, autre nom de sa dialectique ? Reviendra-t-on une fois de plus à la bonne vielle sagesse grecque du plaisir, du bonheur et du bien-vivre heureux ? Le matérialisme et en général toute « position » philosophique est un effort pour stabiliser les contorsions et les sursauts d’une mourante, mais ces essais de stabilisation sont de toute éternité inscrits dans cette dialectique du désespoir et programmés pour être emportés eux aussi dans un tourbillon général. Comme l’ont senti Descartes et Kant, la philosophie est au fond cette mer démontée, cet océan inquiétant qui borde les îlots de terre ferme que l’humanité a gagné et sur lesquels elle a trouvé refuge. Dans cette perspective les humains seraient jetés-à-la-terre (et non à terre) plutôt que jetés-au-monde, et de là auraient colonisé l’océan redouté comme ils ne cesseraient de coloniser les étendues philosophiques, retournant la surface de la pensée par leurs systèmes. Il n’est pas sûr que la vocation de la philosophie soit la paix du cœur humain et du monde comme les Anciens l’ont supposé et les Modernes espéré, plutôt que son agitation. La conciliation et la réconciliation sont peut-être des idéaux sans moyens parce que leurs seuls moyens sont justement pris de la philosophie et ne font qu’agiter un peu plus des eaux furieuses. La solution de Kierkegaard par exemple ne quitte pas réellement l’orbe de la philosophie que nous appelons complète ou la double transcendance. Elle se contente contre Hegel mais pas contre l’essence du doublet philosophique porté au paradoxe et à l’absurde, de la forme tronquée de la dialectique des opposés (le deuxième contraire n’est pas déjà donné, sinon dans le passé, mais doit être produit ou voulu, objet d’une « reprise »), de sa suppression ou de son dépassement dans l’infini, elle n’est pas abaissée pour autant, plutôt « dépassée » une nouvelle fois dans l’infini, une autre façon d’ « élever » le moi une fois de plus par un excès de transcendance
L’abaissement de la double transcendance, passant de sa forme-doublet à sa forme simple, se distingue de tout excès de la transcendance, c’est une dépotentialisation. Ce n’est en rien une suppression de sa forme empirique et une conservation de sa forme idéelle (Hegel). Pas davantage un anéantissement mystique toujours dans l’extrême transcendance. Encore moins évidemment une « pensée forte » (Badiou) comme surenchère « platonicienne » de la transcendance. Définir la philosophie par une chute (Althusser) plutôt que par une montée (Bergson, Deleuze) était un symptôme intéressant. L’abaissement n’est pas un anéantissement ni même un néantir mais une réduction de la transcendance re-tombée en une immanence qui transcende pour la première fois et non pour la seconde comme par un effort ultime ou un sursaut. Transcender pour la première fois, s’enlever de soi sans se séparer de soi, ne plus pratiquer le sursaut platonicien comme il se fait avec chaque nouvelle philosophie, il y faut une pulsion émergeantde sa propre passivité. Telle est la définition rigoureuse, sans duplicité ni mélange, de l’immanence générique, celle où s’enracine sans en provenir toute transcendance complexe ou surfaite et où elle doit retomber. C’est aussi la définition de la passivité de la Dernière Instance ou de son agir propre.
Comment alors transformer le schème de Kierkegaard pour lui faire admettre cette solution puisque la pratique non-philosophique est une transformation en modèles des principes hégémoniques ou premiers? C’est la science, en particulier la physique quantique qui a ce pouvoir de transformer en simples modèles les thèmes dominants de la philosophie première et de substituer l’ordre à la hiérarchie. Le rapport ne se redouble ou ne se rapporte pas à lui-même, il n’est pas déjà en soi réflexif avant de le devenir pour soi. Il doit être simple sans dédoublement possible. Loin donc de se multiplier avec et par lui-même, il se superpose ou s’additionne avec soi, si bien que le moi n’est plus cet individu auto-contradictoire dans toutes les situations possibles et qui ne tire son salut que de « plonger » (Kierkegaard) dans l’infini. Si le rapport doit plonger, ce n’est ni en soi réflexivement ni en Dieu mystiquement, en se rapportant à lui-même, mais dans son interférence avec soi c’est-à-dire ondulatoirement. Loin d’être une élévation (éventuellement religieuse), la superposition est une manière de vivre en-immanence qui peut apparaître comme un abaissement par rapport à la philosophie mais qui n’en est un que pour celle-ci qui le subit et y est forcée et qui se solde pour le moi proprement dit, celui qui se croyait tout-puissant, par une plongée dans cette immanence générique.
Finalement qu’est-ce qui fait le désespoir de la philosophie, même la plus sage et antique, cette activité sans espoir autre que de gloire théologique ou comme maintenant de gloriole médiatique, sinon de l’avoir substituée au « moi générique » si l’on peut dire qui fait les humains, de lui avoir donnée une place royale indue que ne cesse de célébrer une communauté qui va de ses professionnels de la promesse aux gobeurs du vivre heureux qui les écoutent, séduits par la médiation de ses bateleurs intellectuels. Le paradoxe est que seul un abaissement réglé des prétentions de la philosophie peut éviter à celle-ci sa chute dans la médiocrité. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, le meilleur usage de la philosophie qui doit rester un moyen aux mains des humains.