Les trois journalismes (transcendant, transcendantal, générique)

De quel droit les journalistes croient-ils pouvoir parler du monde, en parler à bon droit, qu'est-ce qui les y autorise? On appelle en général journaliste un intellectuel qui récite le monde sans se soucier d'y avoir accès plutôt qu'à un songe. Ce n'est pas la seule profession à ne s'autoriser que d'elle-même, mais il y a différentes façons de postuler cette autorité …

1. On appellera journaliste transcendant l'intellectuel qui s'occupe à contempler le cours du monde pour le décrire ou le comprendre sans prétendre modifier l'événement autrement que de son récit. Il décrit et rapporte son actualité multi-dimensionnelle sans impliquer le monde comme tel dans son récit. Journaliste transcendantal (Clavel), le philosophe qui raconte lui aussi les faits divers mais en tant qu'ils sont relatifs au monde, l'impliquent ou le présupposent dans leur récit comme son fondement reconnu. Son objet de fond est le monde mais il ne le sépare pas des évènements et des étants qu'il y trouve au gré des conjonctures présentes. Toutefois l'extension du monde n'est pas un gage d'envergure du regard. La mesure de l'activité du journaliste transcendant est la « journée » rapportée à l'événement, avec ses marges d'histoire immédiate, ses prévisions et ses rappels. Celle du journaliste transcendantal est la « journée » rapportée au Monde ou à l'Histoire, le « présent vivant» et pas seulement le présent vécu du premier, ou encore l' « époque », les « âges du monde », avec les actes de rétrospection et d'anticipation qui n'excèdent pas la présence cette fois du présent, la côtoient au mieux d'une marginalité. Journée étendue ou distendue pour ce journalier de l'actualité, le présent ponctuel est accompagné d'une protention et d'une rétention.

C'est pourquoi le récit du présent est divisé, il a la forme du bilan, opération de calcul commercial, soit les deux colonnes qui soutiennent le rapport au monde, déception et acquis, liquidation et invention, et qui ont remplacé pour nous les deux piliers soutenant le Ciel selon Fichte, le Devoir et la Foi. De ce point de vue, notre bilan ou notre conjoncture en sa diversité et sa monotonie, c'est l'effondrement et la ré-édification des murs, la porosité des frontières, l'excès des décisions qui rend impossible la bonne décision, les logiques croisées du flux et du numérique (marchandises, informations, émigrants et surtout immigrants), le métissage qui engendre son propre auto-contrôle, la bonne conscience décomplexée et libérale. Avec quelques nuances supplémentaires, c'est la nécessaire gestion des ingérables libertés, le pathos de la fin des certitudes et des utopies, la lutte pour et contre les identifications, l'auto-réflexion des intellectuels en voie d'évanouissement. Et quelques ouvertures nouvelles, la citoyenneté, l'altermondialisation, diverses résistances écologiques. Le présent est fait d'intenses variations sur une structure de bilan qui insiste, un pathos ressassé d'écritures et de bouts d'histoire moutonnantes, l'emballement d'un questionnement infini. Et tout cela sur le fond de la bataille continue que mène le capitalisme le plus acharné, qui tente de se faire oublier sous le "libéralisme" et la "mondialisation". Même l'histoire et sans doute la pratique dominante de la philosophie ne sont plus que les artefacts du capitalisme. Comment dire ? nous avons la sensation que ce type de bilans s'efface en lui-même dans le compte indéfini de l'actualité. Notre affect est peut-être que l'Histoire est décomplexée, qu'il n'y a plus d'adversaire principal, plus de « manichéisme » comme disent les incultes. Quelle peut bien être la fonction et l'avenir du journaliste lorsque l'Histoire jubile ainsi de manière infantile ? Il ne s'agit pas de rétablir le style des bilans par gains et pertes, peut-être est-il trop tard, mais nous voudrions conserver, sinon la dualité des colonnes, du moins la ligne de démarcation, comme une dernière ligne de défense et de jugement de l'Histoire qui tente d'échapper à toute justice en procédant à un grand brouillage de l'actualité.


Que cette situation soit bien connue ne fait que la compliquer un peu plus sans la transformer. Arrivé à bout de souffle et bon dernier à la course de l'Histoire, le philosophe expire une dernière question, que faire encore ou, c'est peu différent, que ne plus faire? que reste-t-il à la pensée, et surtout de la pensée? Comme toujours, des seuils, des émergences et des étiages, des coïncidences périlleuses de bas-fonds et de quelques hauts-fonds. Le philosophe médite la mort, se prépare aux fins de toute nature et se console du nihilisme avec ses viatiques, par exemple la survie, ou l'infidèle fidélité, ou autres sésames de ce type. Sa fidélité, pourtant à la portée de n'importe quel télé-penseur, est celle de la chambre d'échos. Il redouble le monde qui lui parvient avec un retard que lui-même perçoit comme une anticipation du passé. Parcourant les champs de bataille de l'art, de la science, de la politique comme un reporter de guerre, il ne cesse de remâcher un sens déjà consommé, de contempler des connaissances lunaires. Est-il sorti du bilan ? Au lieu d'inventer des émotions théoriques, des problématiques bouleversantes, il s'étourdit du tourniquet dialectique ou de la différence, tous appareils à répétition. Photographe transcendantal, il rêve au plus de fusiller la réalité ou de la ressusciter. Il est en harmonie avec son temps, c'est au fond un type de journaliste des évènements célestes qui se passent dans sa tête.


Cette profession est comme les autres, partiale. Elle contemple l'Histoire comme actualité (Foucault) mais oublie sa contemplation dont elle remise la possibilité dans un coin du Monde ou de l'Etre. Elle revendique sa responsabilité pour le monde mais elle le fait moins dès qu'il s'agit de soi. On dira que la philosophie (le théorétisme), c'est la pratique par le sujet des actes qu'il n'assume pas comme sujet. Pourtant elle ne cesse de se critiquer, de se plaindre, de se soupçonner, de se méfier d'elle-même, de son passé comme de son actualité, et de s'accumuler par ce moyen. Système de la méfiance généralisée, affirmation de tout et de la différence de tout, commerce universel des dernières nouvelles du monde....On ne s'étonnera pas de la normalisation, correction, banalisation des pensées les plus pertinentes, comme la Déconstruction devenue une activité d'intellectuels en route pour l'Amérique, l'aide à une fonction intellectuelle élargie comme toujours vers l'Ouest. Ce paradigme de la "critique affirmative", illustré par Deleuze, Foucault et Derrida a souffert mille morts, il est peut-être en train d'imploser mais nous n'en sommes pas délivrés pour autant. N'est-ce pas à nous à nous en retirer sur la pointe des pieds ? La vie ne s'épuise pas dans le commerce mondial des idées, fût-il ensemble de détail et de gros comme le philosophique, et les bilans sont une affaire de faillite et d'âge, sans doute des deux.


La chance de cette époque de parenthèses apparentes, de flottement au bord de l'apocalypse, ce serait une nouvelle table rase, l'occasion de remettre à leur place, d'emplacer les tenants de l'entreprise spontanément capitaliste et libérale que les philosophes revendiquent de plus en plus évidemment. La philosophie s'est offert une intelligence à bon compte, suffisante et satisfaite de soi jusque dans son hétéro-critique. Il ne suffit pas de changer de techniques et d'objets, de s'occuper de micro-évènements et de "pousser" la critique aux limites de son auto-extinction si c'est pour conserver ce regard traditionnellement oblique du philosophe qui cherche à tirer des savoirs une plus-value, certes de plus en plus modeste. Il y a des formes d'exploitation très différentes, certaines relèvent de la philosophie la plus noble et « désintéressée ». Parmi ces exploitations, il y a évidemment celle de la science et de ses « résultats », mais il y aussi, plus inattendue, celle de …Dieu, du religieux de toute façon.


S'agit-il seulement d'espérer une pathologie nouvelle dans notre rapport au monde, une "sensibilité transcendantale" émergente, d'une « émotion créatrice » comme dit Bergson, par exemple du type de celle que la science-fiction a introduite comme étrangère au Logos, ou d'un évènement religieux, pourquoi pas, capable de transformer pratiquement la définition de la pensée? Toutes choses égales par ailleurs qui suivraient leur cours, il s'agirait d'autre chose cette fois-ci que d'un gros coup de fatigue nihiliste. C'est de la philosophie en personne, il faut le savoir et peut-être faut-il enfin en décider, que nous sommes "déçus", ce sont ses écailles qui nous sont tombées des yeux. C'est ce qui nous distingue des philosophes qui ne mettent la « table rase » que pour resservir les mêmes plats, une manière d'accommoder les restes de la tradition, c'est là justement « la tradition », comme trop souvent Descartes et Husserl. Décidément incapable d'inventer aussi radicalement que les sciences, la peinture, la musique l'ont fait, puisqu'elle se tient à leur arrière-garde. Supposons qu'elle cesse de se fonder ou de se légitimer par ce sentiment d'être ballotté du flux et du reflux de l'Histoire et d'être une caisse de résonance du monde, qu'elle abandonne son manège un peu ridicule du retard qui se prend pour de l'anticipation dès qu'elle regarde en arrière comme elle le fait à l'accoutumée, qu'elle renonce aux idoles de l'actualité, donc du passé, et qu'elle les traite et toute son histoire comme un rêve ou un symptôme. Sans abandonner ses fonctions de journaliste voués aux relevés d'une Histoire dont il doit s'accommoder justement comme d'un symptôme, le philosophe changerait globalement d'hypothèse, se mettrait à l'école de ce qui n'aura justement pas eu lieu, pas seulement à la discipline de l'utopie imaginaire mais à l'ethos du futur le plus rigoureux. Il décrirait l'actualité du passé qu'il habite du point du futur.

Nous devrons pour cela admettre provisoirement une utopie négative sous la forme d'un refus de la philosophie comme nous venons de le faire, mais négative sans être nihiliste. Et de plus il n'est pas forcé que toute utopie soit elle-même un rêve, le mauvais rêve du tout-libéralisme, si elle est définie plutôt par une pratique. La positivité de l'imaginaire ne nous sera d'aucun secours, c'est entendu, c'est d'une nouvelle positivité de l'utopie dont nous ne savons pas que nous avons le besoin. Le nihilisme même "affirmatif" incline aux utopies suffisantes, il est la loi de l'avenir comme projection et répétition d'une nouvelle actualité. C'est dire que nous les "actuels" ou les « contemporains », insérés par l'ironie de l'Histoire entre les deux zéros d'un nouveau siècle et d'un nouveau millénaire, nous "avons" un avenir tout tracé. Mais il est impardonnable. D'une part le nihilisme est peut-être une erreur d'interprétation, le symptôme d'une autre expérience, celle du futur, avec laquelle il aura été confondu, d'un "non-" qui n'est plus proférable par la philosophie ni saisissable comme mode ou extension du présent. L'avenir est le mauvais futur qui prétend se réaliser, suffisant et dominateur, mais le futur doit rester désespérément vide et agissant comme vide. Ce n'est pas l'imagination qu'il faut opposer à l'utopie, c'est ce futur qu'il faut dresser contre l'avenir. D'autre part si la philosophie et sa déconstruction perpétuelle, c'est, comme l'on pouvait s'en douter, l'Amérique (le capitalisme élargi à la survie de la pensée), la solution veut que l'on change de paradigme, tâche impossible pour ceux qui ne l'ont pas décidée et qui considèrent a priori toute décision comme impossible parce qu'ils la mettent au seul étiage de l'Histoire ou de leur croyance. Et une décision nécessaire qui ne vient pas faute éternellement aurait dit Péguy, qui fut journaliste spirituel c'est-à-dire entre le transcendantal et celui que nous allons appeler le « générique » ou de troisième type. Si l'avenir est ce que l'actualité nous réserve et ce à quoi ces temps de suspens nous font particulièrement rêver, le futur, lui, n'a pas de philosophe attitré, juste ce paradoxe d'un journaliste de la Bonne Nouvelle.


Pourquoi d'ailleurs toujours se plaindre comme font les philosophes du présent et de la présence ? Dans le présent tout est possible en même temps qu'impossible, c'est la sphère des fantasmes, espoirs et déceptions, des bilans justement et des partages en deux versants. Le problème, il est autrement qu'urgent celui-là, est de tracer une ligne non pas entre deux solutions ou deux pans de l'Histoire qui est toute du même côté, mais de fixer une ligne ultime de défense, défense unilatérale en deçà de laquelle il soit impossible de reculer, et de chercher une nouvelle causalité éthique. Contre Jünger, avec Heidegger et Wittgenstein pour qui on ne peut voir les deux côtés, c'est la dernière ligne, celle que l'on ne passe pas, surtout pas. Simplement Wittgenstein reste un philosophe transcendantal qui pense à partir de soi vers la ligne ou la frontière indépassable et donc la dépasse en fait déjà depuis le présent, il se contente d'écraser les deux versants du dire et du montrer sur la ligne de l'ordinaire qui n'est pas parvenu à son immanence radicale. Le philosophe se résout à montrer quand il n'y a plus rien à dire et que par miracle il accepte de se taire. Mais quand il n'y a rien à montrer ou à dire de particulier, que tout peut être montré et dit tant le monde tourbillonne et se dissout dans ses apparences, quand il n'y a plus que le tourbillon qui soit montrable, une autre solution est nécessaire. Tracer peut-être encore une ligne, mais en deçà de laquelle il n'y ait plus de recul possible, même pas le néant, mais la dernière butée dont il n'est alors plus sûr que comme radicalement dernière, elle soit encore une butée, une ligne, un point de retour. Il faut penser autrement, à la manière d'un jet immanent, comme jet ou ultimatum, comme oracle et axiome, sans la transcendance dont le transcendantal est encore soutenu. Nous-les-humains sommes la dernière frontière, celle qui est en amont du temps, pas à l'Ouest du temps, le futur qui ne peut être scandé par l'histoire et ses révolutions, ce à partir de quoi nous sommes jetés frontalement en avant ou au-devant de l'histoire.


2. Il reste à inventer un troisième type de journaliste et le non-philosophe devrait être, pourquoi pas, ce troisième type. Essayons de l'imaginer en journaliste, une figure à laquelle nous l'avons toujours opposé. Justement l'introduction nouvelle du concept du générique comme complexe permet de renouveler la dualyse elle-même et ses objets.


Le générique entretient une affaire étroite avec l'événement mais lui-même ne le prend pas « pour argent comptant », il est déjà « dualyse » de l'évènement. L'événement apparent, saisi dans l'horizon du monde et de son actualité, est composé de deux côtés réels plus leur organisation transcendantale, c'est une triangularité. 1.Un réel en soi de l'événement qui ne se dissout pas dans le regard, le sens ou la connaissance, un Autre multiple de l'événement qui, isolé, n'est pas encore ou pas d'emblée générique mais qui est seulement du réel en soi. 2 . Il est associé, à l'autre pôle du triangle transcendantal, à un indivisé, un point de vue hyper-évènementiel, I'Un de l'évènement qui n'est ni compté ni ordonné, qui ne compte ni n'ordonne. Ce sont les deux genres qui ensemble forment l'événement. Soit alors ils peuvent être ré-unis dans une synthèse transcendantale (même sans liaison) comme le fait Deleuze qui triangule à son tour l'évènement certes à l'infini mais justement à l'infini du corps sans organes comme troisième moments. Soit les deux instances réelles sont unies de par leur propre force sans être ré-unies par un troisième terme, elles forment un non- ou un sous-système, une alliance unilatérale qui est le concept complexe du générique. Ensemble et sans unité transcendantale, mais par immanence, ils sont associés dans un « en- »semble qui ne peut être dit que « virtuel » plutôt que réel ou en soi comme précédemment. Qu'est-ce qui distingue alors le journaliste transcendantal de Deleuze et le journaliste générique ? Le premier a pour objet l'événement au premier sens, le second l'événement au deuxième sens. Dans ce dernier, l'Un n'est plus considéré comme réel transcendant mais comme radicalement immanent, c'est maintenant une pulsion ou un flux qui forme un attelage mais non-platonicien, unilatéral, avec l'instance du multiple ou de l'Autre qui anticipe ou pré-dessine les sujets opérant au nom de la pulsion. C'est la pulsion comme générique ou le générique comme pulsion refusant toute triangulation philosophique. Elle est irréversible, et les sujets multiples qui la chevauchent ne sont plus des « coupures » de flux, ne reviennent jamais sur elle, ne la surcoupent jamais dans un cercle fût-il infini d'éternel retour, elle va de l'avant et toujours au-devant de l'événement-monde qu'elle impossibilise grâce à l'Autre. Cet attelage si peu platonicien, sous-platonicien en toute rigueur, est ce que nous appelons aussi la messianité. Le journaliste transcendantal ou deleuzien inscrit l'événement et lui-même dans un cercle vicieux qu'il épure juste de ses représentations les plus grégaires, il renverse l'attelage. Le journaliste générique cesse de faire travailler ensemble ou simultanément dans une synchronie les deux partenaires, il cesse de faire résonner les deux bords de l'événement et de le dissoudre dans le monde. La messianité jettent les sujets-journalistes pour la première fois à l'événement, mais eux-mêmes on l'aura compris font événement et percent les nuages philosophiques qui recouvrent le monde, c'est pourquoi comme sujets à messianité leur personne est déjà une Bonne Nouvelle, en un sens non-chrétien, par laquelle ils justifient leur existence, c'est en eux que le messager se confond avec le message. A la différence des deux autres, le journaliste générique n'est jamais le sujet du monde qu'il rapporterait, sujet inclus ou exclu, voire marginalisé qui juge le monde au nom du monde et qui est jugé par lui. Problème qui n'exclut nullement toute déontologie mais l'inclut et la transforme dans une politique générique d'alliance des « nouvelles » multiples et de la Nouvelle-Une indépendamment de toute organisation.


Ce n'est donc pas un sujet qui rapporterait finalement le monde au monde ou, c'est très peu différent, à lui-même. Il l'apporte pour la première fois comme événement éternel par un récit de fiction. Il le décrit mais seulement en-dernière-instance d'un point de vue autrement universel que celui de son présent, du point d'un futur radical qui ne cesse de venir, frôlant son existence et son présent, les transformant de son récit. Le journaliste transcendant tire une traite sur la philosophie sans l'honorer, il déploie son texte entre deux unités supposés, la sienne et celle de l'événement, plus son journal comme troisième terme qui ferme implicitement le triangle. Il n'écrit qu'à triangulariser, si l'on peut mettre la forme transcendantale et la norme principielle dans la même valise, à normaliser de son récit l'évènement. En revanche le journaliste générique n'a pas d'identité au sens d'une unité supposée entre un spectateur désintéressé, un sujet de parole ou d'écrit et un événement. Son identité est celle d'une dualité sans distance dans laquelle un seul terme peut être distingué. Dualité d'une pulsion qui, pour être éternelle et séparée du monde, n'est ni contemplée ni contemplation désintéressée, mais agir-sans-agir qui apporte le monde-en-personne ou y donne un accès de droit, comme le postule spontanément tout journaliste sans nécessairement en poser l'axiome. Et par ailleurs, chevauchant la pulsion qui ne cesse de l'emporter sans se confondre avec lui, un sujet agissant (récitant), un Etranger qui laisse passer l'événement tout en le repoussant ou l'impossibilisant, qui ne l'apporte qu'à la condition de ne pas le rapporter à la pulsion puisque d'une certaine manière il est déjà donné a priori mais de manière muette par la pulsion. Le journaliste est générique grâce à une pulsion qui ne lui marchande pas cette nature que lui-même ne possède pourtant pas ou qui n'est pas constituée de leur composition ou leur co-opération. D'ailleurs le journaliste générique ne compose pas avec l'éternité sous laquelle il aborde l'événement, il se contente de repousser l'emprise du monde tout en laissant ou faisant passer comme fiction ce dont est tissé l'événement, la triple détermination de pensée, de discours et de matérialité qui le constituent. Le générique est une dualité étrange ou unilatérale où l'instance qui récite le monde n'est pas celle qui le contemple. La pulsion est un agir-sans-agir, elle simule une contemplation. En revanche elle jette le sujet-récitant comme un ultimatum, elle le jette depuis l'en-dessous au-devant de l'événement, tandis que le sujet ne cesse de trouver dans cette contemplation la force d'impossibiliser.


Corrélativement il n'y a pas d'unité de l'événement, sa fiction est le minimum de transformation, le journaliste pratique la vérité comme fiction ou comme tort minimal fait aux apparences. Mais c'est bien la vérité qu'il pratique comme fiction, il ne fait pas du journalisme-fiction comme les types voisins. L'éternité de la fiction est nécessaire aux évènements qui sont son occasion et elle est le mouvement que tolère l'éternité. Il ne fait pas « voir » ni ne montre, tel un journaliste apophantique, il transforme l'évènement ou plutôt il constitue avec lui une sphère de fiction dont les évènements bruts sont les symptômes ou les occasions qui restent en dehors de cette sphère. Celle-ci n'est pas un double apparent du monde comme pour le journaliste du premier type, ni une connaissance qui serait une condition constituante de l'événement tel que donné ou apparaissant. Son unité de mesure est incommensurable avec la journée ou la révolution planétaire, c'est la dernière éternité avant le temps. Pour les deux premiers types de journalistes, le monde ou le présent ne se meuvent pas réellement, le transcendant parce qu'il le contemple et confond le mouvement réel avec le mouvement apparent qui le fascine, le transcendantal parce qu'il tourne avec le monde lui-même et de son mouvement à quelques décalages près. Mais pour le troisième le monde se meut de manière toujours étrange ou imprévisible parce qu'il lui donne en quelque sorte son mouvement de le penser ou d'en faire le récit pratique, récit comme performance et peut-être comme performativité.


La figure du troisième type vaut certainement du futur plutôt que du présent. Mais comment inventer quelque chose depuis et dans l'« amont » du temps si l'on peut dire ? Mais notre amont à nous-les-humains n'est pas lui-même dans le temps ou l'histoire, dans le passé. Alors est-il inaccessible ou banalement utopique ? Il faut concevoir le futur comme lui aussi générique. Il est alors d'emblée « accessible » puisqu'il est de la nature de l'événement de-dernière-instance ou ne se distingue pas de nous. Mais c'est à la stricte condition d'abandonner la contemplation philosophique pour la performativité de la pratique. Cessant de chercher un improbable accès, renonçant à une imagination trop courte pour le futur parce qu'elle ne fait que déborder le présent dans ses marges, les sujets s'investissent « sans attendre », sans délai dans une pratique réglée qui se déduit de cet amont qui n'aura pas été projeté dans le temps. Le futur n'est pas une marge du présent, c'est ce qui vient au-devant des sujets tout en les traversant tout droit, et le reste, comme un événement a priori qui invente ses moyens au fur et à mesure qu'il les trouve comme matériaux inertes et qu'il anime comme des organes. Il s'agit de pratiquer a priori la description transformante de l'évènement, sans attendre un signal ou une permission, une cause supposée déterminante, des conditions acceptables, une expérience favorable ou la chance de quelque kairos. L'occasion est bien kairos si l'on veut mais ne se pose pas elle-même dans l'éternel présent du kairos classique. Avec le futur il n'est plus temps d'attendre, de prévoir ou de se désespérer. Autant l'ethos philosophique est fait pour l'urgence du présent, des situations dans le monde et peut fonder une éthique provisoire, parfois transitoire, à consommer rapidement et finalement jetable, autant le futur se pratique lentement, sans urgence situationnelle parce qu'il a déjà pris les devants et n'aborde l'urgence qu'indirectement, par son élément de monde. La philosophie est une action précipitée, et donc en retard, parce qu'elle se veut directe et directement orientée sur les choses du monde, elle est obligée de se tordre sur son objet et sur soi, elle introduit la différance dans son acte, c'est l'intention directe qui est obligée de différer de son objet ou de son effet pour les atteindre. L'agir générique est pratique par nature, il ne court pas après la pratique mais il est indirect ou ne porte pas directement sur le monde, du coup il n'est ni précipitée ni en retard sur le monde, pour lui il n'y a pas de présent déterminant, juste une pratique déjà future et un passé à transformer. Le sujet générique ne crée évidemment pas les évènements ni ne les détruits, il est affecté par eux mais ne se borne pas à le rapporter à lui-même. Tout ce qu'il peut faire a priori c'est de se défendre contre leur harcèlement, de les transformer sous forme de dualités elles-mêmes génériques.


Entre le transcendant et le transcendantal il y a des points communs, ils ne changent pas la situation même si chacun a sa manière de ne pas vouloir la changer et de croire la changer. Le transcendantal reconduit le monde en lui-même, dans son en soi ordinaire et sait qu'il faut cette reconduction à laquelle il se consacre, c'est la déduction transcendantale du sens de l'évènement. Le transcendant suppose sans la moindre opération qu'il est donné déjà en soi, qu'il suffit de la décrire, c'est ce que Wittgenstein appellerait le point de vue monoculaire, tout en supposant un travail de critique et d'analyse, horizontal, à plat et quasi scientifique de perception et de conceptualisation de l'évènement. Le transcendantal met le travail dans le regard mais pour l'annuler finalement dans l'ordinaire, dans l'objet et dans la coïncidence propre au binoculaire par recouvrement transcendantal plus ou moins exact des deux images. L'idéal du journaliste transcendant est celui des Lumières, celui du transcendantal est de faire apparaître les marges d'ombre et le contour flou des évènements, les zones de l'actualité, mais les deux travaillent dans la dimension de la représentation et en vue toujours de déboucher dans la présence ou l'actualité, parousie du journaliste. Le générique travaille un peu sous l'événement ou plutôt sous le monde, sous la surface de l'actualité. On a appelé clandestinité ce venir à mi-surface qui ne vise pas l'actualité précisément parce que son intention est de la transformer. Les modernes et post-modernes restent dans un chaos plus profond que le monde mais qui est encore le monde et une manière de rejoindre à nouveau l'actualité et le présent, comme on le voit avec Foucault décrivant le chaosmos lumineux des coupures et interruptions du texte de la modernité ou le sourd grondement de la bataille (Nietzsche, Deleuze, Foucault). Le journaliste clandestin s'occupe aussi du monde et même comme monde, comme d'autres de l'être en tant qu'être, pas des étants qui y logent même si c'est à leur occasion. Mais il s'y prend autrement, il unifie dans sa posture quelque chose de l'horizontalité positive de la plaine de l'expérience (Kant) et de la verticalité transcendantale. Mais l'une n'est pas soumise à l'autre comme dans la philosophie où le fait et le sens se tiennent, se renversent l'un l'autre. C'est plutôt un jet ou une pulsion dont le déploiement ou l'avancée longitudinale n'emprunterait pas un plan, et qui monterait sans verticalité, sans percer le plan ou le re-tourner dans une torsion, comme si la pulsion ne montait qu'à mi-surface, comme si elle venait par en-dessous et de par le dessous sans pouvoir dominer ou unifier ce mouvement avec un autre qu'elle ne fait pas et qui est un mouvement du dessus vers le dessous, l'unité de ces deux mouvements déployant un plan en état de torsion ou de réversibilité du haut et du bas. Cette venue à mi-surface, en toute rigueur cette sous-venue au sens ou c'est le « sous » qui vient et pas seulement une venue inachevée qui n'atteint pas la forme théorique ou la stature de l'eidos, c'est la clandestinité.


S'il y a une profondeur du monde, il n'est donc pas sûr qu'elle soit de l'ordre du chaos, du chaosmos, tout cela fait encore et toujours « caverne » et reste platonicien et anti-platonicien, ordonné à la lumière et ses marges. Le journaliste générique a pour objet non pas les évènements dans leur apparence d'en soi, ni dans leur rapport à l'horizon transcendantal du monde, mais le monde même=X en tant qu'il prend la forme des évènements et même en use comme d'un organon, proposition qui ne peut être qu'un axiome excédant la philosophie. Du côté de son objet, il est le seul parmi les trois types qui pose la primauté du monde sur l'événement qui n'est que premier. C'est dire que ce journaliste est nécessairement plus que philosophe, il est déjà gnostique et sait que le monde est la source inépuisable des évènements en tant que tous, qui s'opposent à la messianité, sont pour une part d'eux-mêmes un effet-de-mal et peut-être un effet du mal=X comme Adversaire harcelant. C'est un problème essentiel pour comprendre en droit la vocation du journaliste. Si le journaliste de quelque type qu'il soit est touché par un trauma, c'est certainement par celui du mal qui sourd dans chaque événement, plus ou moins dissimulé dans le réseau de ses effets. Le générique ou le gnostique sait d'un savoir inenseigné mais que son travail a pour effet de lui enseigner, que l'appel le plus profond auquel il répond sans le savoir nécessairement est l'affect qui touche les Humains-comme-Etrangers à la pointe même de leur racine. Heidegger demandait quel était ce sol où puisaient les racines de l'arbre philosophique, nous savons que le journaliste justement le plus radical plonge ses racines dans l'expérience d'un mal non-philosophable. Même les journalistes et les intellectuels ont droit à une émotion créatrice, celle que nous cherchions comme renouvellement de leur figure, et c'est le savoir indocte du mal.