Les invariants gnostiques et leur apport à la non-philosophie
1. L’Homme se substitue aux entités anonymes de la philosophie sur lesquelles il jouit d’une primauté comme centre, départ et terme de la pensée.
2. L’Homme est un Dedans enfermé dans un Dehors, le Monde.
3. Le Monde est une création ratée dont la défaillance ne se mesure pas sur l’échelle des perfections divines ou à l’infini de l’ontologie classique.
4. L’Homme comme Dedans est défini par un Savoir radical ou immanent et non pas absolu.
5. Ce savoir radical détermine une science transcendantale du Monde, c’est-à-dire de la science (en priorité) et de la philosophie, et des autres dualités possibles, la philosophie y étant toujours l’une des parties prenantes et la partie dominante.
6. Cette science transcendantale est transformation du Monde en vue du salut non de l’Homme mais du sujet humain.
Ces thèses forment le noyau, le minimum gnostique que nous revendiquons, mais elles sont seulement un ensemble de symptômes décisifs à dualyser. Elles ne peuvent constituer le Tout de la non-philosophie, il n’y en a pas, qui serait simplement reformulé dans un vocabulaire classiquement philosophique. Ni même son principe inspirateur qui combine dans l’Homme trois déterminations dont elle cherche la cohérence, 1. un Vécu radical ou savoir-sans-connaissance, 2. une causalité sous forme de détermination en-dernière-instance, 3. enfin une messianité immanente plutôt qu’un messianisme. Cette structure permet de dégager le noyau gnostique de ses variations philosophico-religieuses, mythologiques à des degrés divers, de le transformer. Impossible de faire de la non-philosophie une simple modalité du gnosticisme, un néo-gnosticisme, d’autres rapports sont en jeu. Celui-ci est un moyen, on dira un modèle, de celle-là pour se formuler et se transformer elle-même.
Comme on sait la figure de la gnose revient régulièrement dans les coulisses de la philosophie tout en étant sans cesse conjurée, insultée et abominée. Ce spectre de nuit—la Nuit du Monde—hante actuellement certains couloirs de la philosophie, suscitant la peur et la fuite. Marx et un certain totalitarisme…, Heidegger et ses affinités avec le nazisme…, Carl Schmitt…,la corruption de la science politique moderne par la gnose… Ce qui nous paraît effectivement dangereux dans ses associations douteuses, mais que ne voient pas nécessairement les adversaires de la gnose (comme Vögelin), c’est le mélange de l’entreprise philosophique en général, de toute philosophie (qui est toujours, faut-il le rappeler aux philosophes qui sont les premiers fauteurs de cette confusion ?), celle du Tout de la société, de l’histoire ou de l’étant, avec la gnose religieuse qui, elle aussi, aime le Tout de manière encore plus vague. Il y a là un mauvais mysticisme, celui qui se fait à l’enseigne du Tout ou encore, c’est la même chose, du Monde. Il remonte des fonds de la mythologie, et parfois des plus bas, des fonds « identitaires » sauvages. Ce mélange est un phénomène de double opacité, d’un côté la lourde mythologie gnostique, de l’autre la mythologie des facultés, le fétichisme de la Raison et des abstractions, enfin substance et gloire de la philosophie, la guerre permanente des systèmes et doctrines. Il y a un problème du salut de la gnose elle-même— qui sauvera le Salut ou le Sauveur ? comme un problème de salut de la philosophie—comment l’opérer, avec quel moyen ou quel organon ? Bref il faut radicaliser la thèse de Vögelin (cf . La science, la politique et la gnose), étendre cette confusion de la gnose et de la philosophie à toute philosophie, pas seulement à l’Idéalisme allemand et à ce qui s’en est suivi chez Nietzsche et Heidegger, aussi bien à Platon lui-même. Mais reconnaître ainsi l’extension, plutôt que la restreindre, des relations sulfureuses de la philosophie et de cette religion qu’est la gnose, est aussi le moyen, la condition absolue pour libérer le noyau gnostique de ses normalisations mondaines, philosophico-religieuses, et faire ré-entendre un souci théorique et pratique pour l’Homme qui s’est perdu dans les sables de l’Histoire. Autrement dit sous le nom de non-philosophie, on peut entendre une Théorie Unifiée (et non unitaire comme la philosophie) de la philosophie et de la gnose mais délivrée de leur confusion à l’enseigne du Tout. Une manière de rejouer plus radicalement les relations de la plus grande philosophie, et pas seulement moderne et contemporaine, et du noyau de la gnose le plus adéquat à la défense de l’Homme.
Parlons alors d’apports de la gnose à la non-philosophie. Celle-ci a des aspects doctrinaux apparemment reconnaissables, des marges ou des franges unilatérales qui évoquent telle et telle doctrine, mais elle ne se confond jamais avec une doctrine historique donnée dont elle serait une répétition, quelle que soit sa modalité. La non-philosophie, c’est une fois chaque fois quant à son matériau, et cette identité n’exclut pas, au contraire, une forme de reproduction expérimentale ou de régularité de ses énoncés (de ses axiomes), si toutefois on ne confond pas cette régularité avec ce qu’une philosophie impose comme régularité d’un Tout. Il en va ainsi pour ses aspects gnostiques qui doivent la distinguer d’une gnose religieuse, chrétienne ou spiritualiste. Il y va d’une pragmatique de ses principes les plus simples en vue de former de nouveaux axiomes décisifs selon les conjonctures ou les « occasions ». Son principe, d’abord, le Réel comme immanence radicale de l’Homme, n’est pas tout à fait la gnôsis puisque ni le savoir en général ni le savoir de soi de l’homme, auquel il est forclos, ne peuvent lui être attribués, c’est un Vécu non-positionnel (d’) Identité, un savoir radical par immanence et non pas absolu et par transcendance ou excédant les limites de l’Homme. En parler comme d’une gnôsis est certes inévitable mais sous réserve de la non-philosophie comme logos-fiction, d’une apparence objective ou transcendantale « bien fondée » (bien déterminée en-dernière-instance) qui n’est qu’un aspect unilatéral sous lequel la non-philosophie le regarde mais que de toute façon elle ne lui « attribue » pas comme une essence. D’autres thèmes gnostiques classiques sont, sur cette base d’un logos désormais impossible ou impossibilisé par le Réel, élevés à l’état de ces axiomes ou de ces oraxiomes qui distinguent le style non-philosophique. Par exemple l’identification du Réel avec l’Homme-en-personne et la position de la philosophie, ou du Monde dont elle est la forme ,comme suffisance consumable et comme matérialité consommable aux fins de sa transformation. Ou encore la philo-monde comme l’Adversaire malin, le Cercle d’emprisonnement, le Panopticum ou le Dehors dans lequel nous sommes enfermés.Voilà par exemple une opposition à retravailler et dualyser. Le Dehors nous enferme au point de nous faire croire à notre pire subjectivité comme à une libération. En réalité l’immanence n’est rien d’une intériorité, de ce point de vue ce serait plutôt le dépli de toute intériorité, le vrai Dehors que sont les Humains, tandis que le Monde est cette fausse extériorité qui est en fait un Dedans où nous sommes enfermés (Foucault oppose un Dehors, d’ailleurs très mondain, à l’enfermement mais c’est pour revenir traditionnellement au pli ou au plissement d’une intériorité). Enfin on n’oubliera pas le thème grandiose du ratage de la création, d’un démiurge fou ou méchant, c’est un symptôme qu’il faut affronter, interpréter non comme un manque de réel sur l’échelle des perfections divines et mesuré à celles infinies de Dieu, mais comme une défaillance maligne, intentionnelle, la « création » était déjà une guerre ! La philosophie n’est de toute évidence qu’une entreprise de lissage du mal ou de l’altérité la plus profonde, mais ce lissage, contaminé par son objet, est lui-même une extension du mal et il échoue. La forme-monde philosophique est déchiffrable à travers plusieurs symptômes de ce type, le Cercle, la Déchirure ou le Malaise, le Détraquement ou le caractère raté du Monde. Mais c’est un Adversaire à désarmer et transformer plutôt qu’à haïr ou mépriser, et sur ce point la non-philosophie se distingue de la philosophie et de sa volonté de négation du Monde (Hegel), à supposer comme le veut Vögelin qu’il s’agisse d’un thème gnostique. Comment transformer le Monde plutôt que le nier? Il suffit de découvrir la clé de la clé philosophique, la clé de l’enfermement comme double peine, à savoir que nous sommes toujours enfermés par un double tour qui n’en fait qu’un seul (duplicité de la philosophie).
La thématique non-philosophique de l’immanence radicale, de la détermination-en-dernière-instance ou de l’unilatéralité, enfin de la duplicité philosophique comme symptôme des symptômes, voilà ce qui excède la gnose historique elle-même et l’arrache à son appropriation philosophique, unitaire ou totalitaire. S’il s’agit donc philosophiquement d’une fusion de la philosophie et de la gnose pour enrichir celle-là et rendre intelligible celle-ci, c’est là une apparence objective, on n’oubliera pas que cette interprétation est encore suffisante, justifiée du point seulement de la philosophie. Mais nous sommes ailleurs, et l’interprétation droite ou rigoureuse est justement la transformation de cette double source (il y en a forcément d’autres) et de ses objectifs immédiats en vue d’une Théorie Unifiée. Une partie du combat théorique et pratique de la non-philosophie est pour faire entendre ce genre de distinctions ou de nuances « dualytiques ». La gnose ne peut représenter une pulsion révolutionnaire et prométhéenne ou bien une réaction conservatrice si elle aboutit comme c’est le cas spontanément à une compréhension de l’Un comme Tout, de l’Homme comme Sujet ou Subjectivité absolue, du Réel comme Totalité d’intégration et à la compréhension de cet apport gnostique comme spiritualisme ou bien matérialisme. Il serait regrettable d’ignorer cette nécessité de l’interprétation/transformation de l’héritage gnostique et de rendre les armes une nouvelle fois à la philosophie spontanée. La gnose ne peut être qu’un modèle philosophico-religieux de l’ « oraxiomatique » messianique, des axiomes de la messianité humaine qu’elle n’épuise nullement.