Comment diffuser la non-philosophie parmi les scientifiques ?
Hypothèse : l’Homme est celui qui pense une variété d’ordres de savoirs (et de non-savoirs)
Que devient l’épistémologie si l’on admet cette proposition ? Elle exige que l’on ne réduise pas la science à telle ou telle de ses réalisations. Il y a des « ordres » comme il y a des figures minimales, que l’on n’observe jamais, mais qui sont comme des « dimensions » ou des « ordres de pertinence » pour comprendre des combinaisons libres de ces ordres de savoir et de non-savoir.
Une première approche est donc de montrer que cette nouvelle pratique de l’épistémologie rend compte de manifestations de sciences beaucoup plus variées, de façon plus libre, sans pourtant renoncer à l’idée qu’il y a dans la science quelque chose qui ne se réduit ni à la pratique sociale, ni à la technologie, ni à la philosophie, etc... Comment conserver l’idée d’une « spécificité » des ordres de savoir, et pourtant rendre compte de tous les mélanges que l’on observe dans l’histoire des sciences et dans l’empirique, entre le philosophique, le scientifique, le religieux, le technologique, l’esthétique et dont on sait maintenant l’importance dans toute « révolution » scientifique.
Pour garantir des formes de non mélanges, il faut en quelque sorte des règles de non confusion ou de non réduction des ordres, ou des dimensions minimales, pour permettre de reconstruire des liens complexes entre eux. L’ordre ne peut être empirique, mais juste minimal, sans quoi les fusions implicites entre eux se formeront sans que l’on puisse les contrôler. Il faut inventer l’équivalent de pièces minimales en dehors de toute complexification historique, de façon à constituer et reconnaître les ordres et les combiner d’autant de façons que possibles. C’est une pensée des ordres qui est combinatoire sous l’un de ses aspects, mais qui aussi être présentée sous forme axiomatique.
On peut proposer un certain nombre de règles de distinction.
Proposition 0
L’une d’elles résume d’une certaine façon les autres : ne pas projeter la structure des contraires philosophiques sur les « descriptions » des sciences.
Par exemple, faire des relations entre théorie et fait une dialectique, c’est projeter une structure philosophique, qui a des conséquences importantes dans la façon de considérer les sciences. Certains ingrédients des sciences apparaîtront comme évanouissants une fois la science « établie », telles les hypothèses (confirmées en « lois » ou rejetées), ou encore les modèles, compris parfois comme faisant partie de l’échafaudage. Ou encore, certains ingrédients pourront apparaître comme des « intermédiaires entre la théorie et les faits, c’est le cas souvent des mesures (qui adaptent ou disjoignent les relations entre théorie et faits), ou encore, à nouveau des modèles, compris comme des conditions d’application de la théorie, ou encore comme concrétisation de celle-ci (« interprétation vraie »).
L’organisation des notions de l’épistémologie autour du couple théorie/fait a pour conséquences que beaucoup d’analyses de situations scientifiques sont rendues étroites, les ingrédients en jeu n’y trouvant pas toutes leur place et ni leurs variétés. Elle ne permet pas non plus de voir d’autres dimensions ou d’autres ordres de grandeurs, par exemple ceux que l’on pourrait élaborer autour des notions de « virtuel » ou de générique. Avec la modélisation, l’ordre de pertinence épistémologique change, il n’est plus explicité par le rapport « théorie/fait », ou plutôt, il y a une variété d’ordre de pertinence épistémologique. L’opposition « positif/spéculatif » n’est plus la seule à articuler les relations entre le donné et le construit, il faudrait y ajouter l’opposition paramètre/description qui est de l’ordre du « virtuel », et s’expliciterait dans le rapport « virtuel/réel ». Le « grain » de la science n’est plus seulement le fait. C’est l’attachement implicite au premier couple qui, en France, a organisé la méfiance à l’égard de la modélisation et l’interdisciplinarité.
Règle 1
Ne plus formuler de critères de la pratique scientifique. Les critères cherchent à délimiter les sciences en excluant les pratiques qui ne peuvent s’y réduire. Ils sont construits à partir d’une image historique particulière de la science. C’est l’un des enjeux difficiles, alors que les « critères » de scientificités, inventés au 20ème siècle, ne semblent plus fonctionner comme critères. Les critères et leur disparition forment la généalogie du relativisme contemporain en sciences.
Cela ne signifie pas que les critères n’ont plus de pertinence, mais qu’ils n’en ont plus en tant que critères.
Exemple : le statut des modèles dans l’épistémologie, compte tenu des critères élaborés autour du couple théorie/fait. Certains pensent qu’il y a des domaines où les modèles ne doivent pas avoir cours (Voir le livre Pascal Nouvel ed., Enquête sur le concept de modèle, Paris, P.U.F., 2002, préfacé par D. Lecourt, ou encore le débat Thomassonne/Guermond sur la modélisation en géographie in : Natures, Sciences, Sociétés 15(2007, 112-113 et 15(2007) 324-325). Ce vieux débat n’est pas terminé. Pourquoi ? parce que l’on a un point de vue sur les sciences qui dépend de l’un de ses états historiques (fin du 19ème-début 20èmesiècles).
Note : il est possible que dans les pays où la logique a été plus importante dans la pratique philosophique, les types d’exclusion n’ont pas été les mêmes qu’en France, où il y a tout un historique de la critique des modèles et de l’interdisciplinarité . Néanmoins, il était difficile de donner un statut relativement autonome au modèle.
Règle 2
Faire un usage de l’histoire des sciences en épistémologie qui soit expérimental, et non pas dogmatique. Il y a des passages entre la pratique historienne et la pratique systématique, mais il faut bien les séparer. Rendre explicites les passages entre histoire des sciences et épistémologie, en multiplier les occurrences, mais ne pas accepter que l’une des pratiques soit fondement pour l’autre. Il n’y a pas de raisons que notre point de vue épistémologique suive directement d’un état historique de la science considéré comme paradigmatique.
Règle 3
De même , il faut distinguer philosophie des sciences et épistémologie, non pas de façon dogmatique, mais d’une manière qui permette d’aborder les questions scientifiques en articulant des concepts « fondamentaux » avec des instruments ou des items beaucoup plus précis — sans entrer dans une dialectique du local et du global.
Règle 4
Admettre que l’épistémologie, la philosophie des sciences et l’histoire ne portent pas directement sur les sciences. Il faut faire usage de plusieurs couches de langage qui travaillent sur des représentations des sciences, et non sur ce que l’on pourrait appeler les « sciences elles-mêmes ». Il ne s’agit pas de faire une théorie de la représentation : ce terme n’est qu’un opérateur pour signifier que toutes ces disciplines ne portent pas directement sur la science, pas plus que toutes les opinions, « fondées » ou non, que l’on peut avoir sur elles.
Règle 5
Traiter des disciplines comme condensation de modes de cohérence et de pratique scientifiques – donc déterminantes à un certain niveau épistémologiquement —, tout en sachant que les objets sur lesquelles elles travaillent ne sont pas simplement leur projection empirique. Les conceptions presque contemporaines des disciplines et de leurs différences ont occulté le concept de générique. Construire des ensembles de plans qui tiennent compte de l’organisation des disciplines et de ce qui est générique.
Règle 6
Traiter tous les passages du type universel?particulier, universel?concret, théorie?application, avec beaucoup de prudence comme n’ayant de pertinence que sur des cas historiquement particuliers. Ce n’est pas parce que l’on connaît bien l’ensemble des Réels que l’on va comprendre très bien l’ensemble des Rationnels, quoique dans la perspective de la construction des nombres ce dernier paraisse plus simple (voir les travaux de Viviane Durand-Guerrier). Ce n’est pas parce que l’on connaît une théorie mathématique qu’il est possible de l’« appliquer » dans l’empirique (voir les travaux de Franck Varenne). Tous ces passages font une fusion implicite de niveaux différents. Un cas particulier n’est pas nécessairement la concrétisation d’une connaissance considérées comme plus générale.
Règle 7
Veiller à ne pas admettre implicitement un recouvrement entre un concept philosophique et un concept scientifique, de façon à pouvoir les construire occasionnellement, mais explicitement. Dans toute la tradition de la philosophie des sciences, on admet que la philosophie est plus générale que les sciences, peut les recouvrir, porte de façon naturelle sur elles. Pourquoi, d’ailleurs ne ferait-on pas l’inverse ? De toute façon, il faut rester très circonspect devant ce type de mélange, de façon à pouvoir les créer de façon libre et explicite.
L’un des recouvrements actuels qui a des conséquences importantes est la projection du thème de « technologie » sur tout ce qui concerne des processus de modélisation et de conception. Un tel recouvrement ne permet pas de voir les caractères finis et déterminés de ces dernières.
Ces règles sont partielles, leur ordre importe peu, sauf peut-être la proposition 0, qui indique le statut ambigu de l’épistémologie, entre philosophies et sciences. Elles imposent une sorte de « jugement réfléchissant », où, en fonction d’un problème et de son identité, s’articulent des « couches » (historiques, philosophiques, éthiques, etc.) qui ne soient pas « détachables » les unes des autres, mais qui ne soient pas non plus confondues. C’est un exercice d’unité de la science et de la philosophie reposant sur des distinctions constamment recommencées, sans que l’unité et les distinctions se jouent à la façon de contraires.
C’est dans la non confusion de ces distinctions et dans les passages multiformes et variés que l’on peut construire entre les ordres que réside la pratique clandestine de l’épistémologie.
La suite à une autre livraison....
Anne-Françoise Schmid