Comment l'épistémologie vint à l'éthique technologique

Le « juste milieu », tel était le point d’équilibre à atteindre pour se guider dans les problèmes d’éthique technologique : admettre une nouveauté jusqu’à un certain point, mais ne pas l’admettre dans toute son applicabilité possible. Comme l’avait fait remarquer Harry Putman, il est bon d’admettre l’avortement pour tenir compte de la situation des femmes, mais il n’est pas bon de l’admettre tout le temps de la grossesse, pour des raisons aussi bien biologiques que sociales. Le problème éthique n’a pas de solution, mais il a en guise d’équilibre satisfaisant un « arrêt » de la décision à un certain stade du problème, qui exclut les formes extrêmes. Cette façon d’aborder les problèmes d’éthique semble la plus « raisonnable » lorsqu’on tient compte de la façon de se conduire et de décider entre deux extrêmes. Mais c’est là une simplification des problèmes éthiques, qui a pour conséquence de relancer toujours l’opposition entre les extrêmes que l’on voulait congédier.
Il y a sans doute des raisons pour lesquelles le « juste milieu » paraît toujours si « raisonnable »1. Elle permet d’une part de trouver ses marques en philosophie, au travers de la tradition aristotélicienne. D’autre part, elle a pour elle qu’elle semble être très proche de la démarche scientifique qui consiste à trouver des formulations qui rendent compte de ce que l’on observe sans en dépendre et de façon à trouver une cohérence avec les connaissances déjà acquises et les mathématiques. Là aussi, il y a une sorte de « juste milieu », où les extrêmes sont des phénomènes jugés perturbateurs ou des phénomènes négligeables. Les deux méthodes ont leur raison d’être en leur domaine, mais au niveau d’un certain sens commun, ils se confortent l’un l’autre de telle façon que l’on n’examine pas assez d’autres démarches.
Or en sciences, on a des moyens assez explicites pour isoler les phénomènes et tenir compte de cette isolation, ce n’est pas du tout la même chose dans la question de l’éthique technologique, qui est structurée non pas seulement par la juste distance entre deux extrêmes d’un même attribut, mais par toute une série de frontières, de couches, de savoirs et d’ordre de pertinence2 .
Ce que nous allons tenter de faire, c’est de montrer que les éléments méthodologiques que nous avons donné pour les deux premières chroniques, permettent de poser de façon un peu nouvelle les questions d’éthique technologique. Il s’agit de rapporter chaque élément capable d’une variation indépendante d’être rapporter à sa dimension, en le séparant par la pensée des autres, et cela pour chacun que nous puissions rencontrer, et, à partir de ces éléments minimaux, de reconstituer la complexité non seulement de telle problème, mais peut-être, le « calcul » d’ensembles de tels complexes. Faisons donc comme si, à chaque coup, nous pouvions rapporter les problèmes éthiques à autant de dimensions que de termes, en défaisant les mixtes tels que nous les livre l’observation.
Cette richesse de dimensions de l’éthique technologique est souvent repérée par les philosophes comme ce qui échappe à l’abstraction des maximes ou au caractère principiel de l’éthique. Souvent, ils ont répété que l’éthique technologique n’était pas la vraie éthique, ou encore que les arguments donnés ne sont pas vraiment philosophiques, ou encore ne relèvent pas de la « vraie philosophie ». D’un autre côté, les partenaires économiques du travail scientifique, aimeraient que les questions éthiques puissent être réduites à des questions de réglementation ou de comportement professionnel. Les analyses de cas permettent d’articuler ces deux grands aspects, mais sans pour autant développer le propre de cette éthique, si ce n’est par cet équilibre toujours à recommencer entre ces deux pratiques vécues comme contraires. D’un côté, le formalisme des philosophes, d’un autre, l’amour des circonstances des casuistes, froment les apparentes limites objectives des problèmes éthiques. Admettons que ces deux aspects existent, mais peut-être la question n’est-elle pas de les opposer, mais de les « mettre en dimensions ».

Comment les dimensions adviennent à l’éthique ? Parce que l’éthique technologique est au milieu de frontières philosophiques et scientifiques. Nous postulons que l’éthique peut être traitée comme science générique des frontières, ou comme une science générique de l’interdisciplinarité.


L’éthique trouve une nouvelle interprétation dans une philosophie des sciences génériques. Il est possible en retour que l’éthique donne une nouvelle image de ce qu’est une science générique. C’est à la construction de ces rapports que se consacrent les pages suivantes.
Une science générique en son sens admis dans la pratique scientifique est susceptible d’intervenir dans toutes les disciplines où se pose le problème qu’elles traitent. Par exemple, la tribologie (science du frottement) intervient partout là où il y a frottement, même hors de sa discipline d’origine, la mécanique. On en connaît des cas tout à fait classiques. On peut sous certaines perspectives traiter les mathématiques ou l’informatique de sciences génériques.

Quand déclare-t-on qu’il y a problème éthique à propos des sciences ou des technologies ? Le point commun, à travers la diversité des objets, est la rupture d’équilibre entre les frontières disciplinaires. Lorsqu’une science se développe de façon à modifier ses frontières avec les autres, alors on dit qu’il y a un problème éthique. Le biologiste dit que l’on peut travailler sur l’embryon, mais le juriste, le médecin, le philosophe ne savent pas exactement ce qu’est un tel embryon. La solution au problème est de trouver, au moins provisoirement, un nouvel équilibre entre les frontières, donc une solution où toutes les disciplines restent en présence, et reconstruisent l’objet. Celui-ci sort donc de sa science d’origine pour participer à plusieurs d’entre elles. L’objet n’est plus le répondant théorique de la discipline d’origine, mais il devient une sorte de « concret » que plusieurs sciences se doivent de traiter ensemble.

Comment passe-t-on de l’objet théorique à l’objet concret ? C’est là que se dessine la façon dont l’épistémologie vient à l’éthique, par les moyens de la modélisation.
En le rendant complexe, c’est-à-dire descriptible par la conjonction de plusieurs disciplines. Un objet complexe n’est jamais complètement un objet théorique, parce que ses dépassements par rapport à une théorie sont assez importants pour ne pas être négligeables. La théorie contribue à comprendre l’objet complexe, mais elle ne peut le décrire complètement. L’objet complexe n’y est pas la concrétisation de la théorie. La théorie intervient indirectement, à l’occasion de l’objet, et non l’inverse. La théorie ne peut « lisser », grâce aux mathématiques, l’objet comme elle le fait pour les beaux phénomènes, car il dépasse toujours ses compétences. Avec la modélisation, avec la technologie, l’objet concret a pris le pas sur l’objet théorique, et les objets des sciences se rapprochent de ceux du sens commun. Entre complexité, modélisation et sens commun, il y a de fortes harmoniques.

L’objet complexe suppose un développement continu de frontières, de celles qui adviennent par les théories. L’embryon, c’est de la médecine, de la biologie, de l’embryologie, de la physiologie, du droit, de la philosophie, de la sociologie — c’est un point de convergence possible de toutes ces disciplines, et ce point de convergence est une sorte de sens commun. Tout objet du sens commun peut devenir l’objet d’une telle convergence. Du point de vue du sens commun ordinaire, l’objet se montre dans son unité synthétique spontanée, du point de vue scientifique, dans sa diversité théorique, comme ensemble de frontières. Le sens commun ne voit pas les frontières de la science, mais chacune d’elles peut devenir son objet. Dans tout objet complexe, le sens commun peut se projeter, ce qui n’est pas possible dans l’objet théorique. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles on a pu parler de « nouvelle alliance » entre l’homme et la nature.

Les frontières de l’objet sont ce que peut décrire la modélisation. La théorie est ce qui indirectement produit ces frontières par ses principes et ses notions primitives, mais elle ne peut les décrire elle-même. Le modèle est le relais de description partielle des frontières. Nous supposons qu’avec la modélisation on peut généraliser la relation de science générique pour une autre, et supposer que tout fragment de science pour avoir un effet « générique » dans une autre, et passer presque naturellement d’une discipline dans une autre.

L’éthique, c’est ce qui reste des sciences, lorsqu’il n’y a plus de frontières, parce que ces dernières sont transformées en dimensions.

[b]Les « couches » de l\'éthique technologique[/b]

Dans ce nouveau paysage scientifique et technologique, l’éthique accompagne la science et l’ingénierie de façon continue. Mais c’est d’une éthique complexe qu’il s’agit, qui doit tenir compte de diverses couches de « modélisation », avec l’aide de l’épistémologie « quantique » ou non-épistémologie

1) Ethique abstraite (le simple respect) : il importe de ne jamais l’oublier, ne pas oublier que l’on construit des objets pour des humains, qui ne se réduisent pas à l’état de consommateurs. Les humains ne sont pas des moyens, mais des fins.

2) Les grands principes : ils sont une première caractérisation possible de l’éthique lorsque l’on veut lui donner un contenu. Certains choisissent le principe d’autonomie, de dignitié, de bienveillance, de justice, ou d’équité, ou de non-malfaisance,… Ces choix pourront avoir des conséquences différentes dans la façon de traiter les aspects éthiques des sciences et des technologies. De faire ces choix montre que chacun est partiellement contingent. C’est pourquoi maintenant les méthodes d’évaluations éthiques travaillent souvent avec plusieurs principes, et donc plusieurs théories, ce qui distingue l’éthique technologique de l’éthique classique.

3) L\'analyse de cas : L’éthique technologique ne peut se passer d’analyses de cas. C’est là que la complexité des problèmes trouve son explicitation. Les Comités d’éthique, qui travaillent sur des problèmes qui se posent effectivement dans le présent, ont l’habitude de tenir compte d’une couche de pertinence qu’ils peuvent résumer sous l’ordre de « faits ». Les faits forment sans doute une couche importante, mais elle n’est sans doute pas à opposer à celle des principes. C’est une sorte d’ordre de grandeur, et sans doute pas le seul, nous y adjoindrons dans une autre chronique, un ordre de grandeur de pertinence ou de grandeur que nous appelons « virtuel ».

4) Il y faut des stratégies, soit du présent vers l’avenir, comme le font les comités d’éthique, soit du futur vers le présent, comme dans les méthodes de scénarios (dont l’un des plus connu est le « développement durable »). Ces stratégies répondent à l’une des caractéristiques de l’éthique technologique, que ses problèmes ne sont plus « décidables » par un expert, ou que ses conséquences ne sont pas calculables à partir des données présentes. L’important est que ces stratégies soient multiples, que l’imagination ne s’arrête pas à un scénario particulier, mais à des multiplicités de scénarios, un peu comme les spécialistes du climat doivent se faire une idée de la question du « changement climatique » à partir d’une foule de modèles incomparables les uns aux autres.

5) Il y faut une condition d’application qui soit créatrice d’un langage qui puisse permettre de passer d’une pratique à l’autre de toutes les spécialités qui sont impliquées dans le problème étudié. Je propose une méthode, que l’on pourrait appeler « méthodes des boîtes noires », supposant que chacun s’exerce à expliciter ce qu’il a fait dans sa partie étant donné le problème en jeu (pour les OGM végétaux, on pourrait parler des scientifiques, des industriels, des préfets, des maires, des agriculteurs, des semenciers, des consommateurs, etc…). On peut supposer que l’on agit de façon « éthique » dans la mesure où l’on peut recevoir ce que dit chacun des partenaires et dire explicitement ce que l’on a fait à ceux qui continuent l’action. Ce serait une banalité si une telle pratique n’était pas créatrice de langages et de comportements. C’est en cela qu’elle est l’une des conditions d’applications possibles de l’éthique technologique.


6) L\'évaluation éthique : ce sont des méthodes qui, en fonction de paramètres choisis, de valeurs considérées comme les plus importantes (voir le point 2), et en fonction de la répétition des questions, simule les solutions qui semblent les meilleures. Des biologistes de l’Université de Nottingham (UK) ont inventé l’« Ethical Matrix », qui permet une telle évaluation, en fonction de caractéristiques élaborées en point 3. C’est une méthode qui prépare à la décision, ce qui n’est pas tout à fait l’éthique. Néanmoins, elle est intéressante en ce qu’elle tient compte de la multiplicité des partenaires et des théories, et leur donne, par la matrice, un aspect calculable et combinatoire que ne permettent de mettre en évidence les stratégies dites du juste milieu.

Toutes ces couches sont nécessaires lorsqu’il s’agit d’éthique technologique. En oublier une peut-être une faute importante dans une évaluation. Confondre ces couches est également dangereux, ce serait comme un abus de pouvoir. La personne qui traite d’une question éthique doit donc avoir tous les niveaux requis à disposition et les articuler de façon souple et spécifique pour chacune des questions.
Hypothèse : l’éthique technologique a une nouvelle forme par rapport à l’éthique classique : elle articule une quantité de couches et d’ordre de pertinences et de stratégies, et les rend explicites. Par là, elle est une sorte de science générique pour les disciplines scientifiques, dans leurs rapports frontaliers. Mais elle montre en même temps que peu de chose garantissait que l’éthique porte sur l’humain. Voici un tableau possible et inchoatif d’une telle éthique.

[img]http://www.onphi.net/images/tableau-af.gif[/img]

Ce n’est sans doute là qu’un schéma, mais il montre comment procéder pour une éthique technologique qui ne se réduise pas à l’habituation aux nouvelles technologies, qui ni aux problématiques du juste milieu. Dans l’éthique technologique, il s’agit de calculer la part des disciplines, du générique, des principes, des données, des langages et des diagrammes, en fonction de ce qui apparaît comme nouvelles interfaces entre les sciences et le social.
Peut-on aller « jusqu’au bout » de cette problématique ? Certainement non. Toutes ces couches et autres fictions n’ont de sens ou de relief qu’en fonction de l’identité d’un problème. Autour de cette identité, peuvent s’articuler chacune de ces couches. Il n’y a pas de hiérarchie définitive, mais autant de combinaison dont l’identité est le chiffre.
Cette identité marque de contingence et de finitude un tel « modèle ». Mais cela n’empêche pas qu’il modifie les pratiques, et permet de ne pas répéter les erreurs faites par exemple autour des OGM végétaux, et donne de nouveaux instruments, sans négliger ceux qui ont été apportés par d’autres travaux.

Il faudra plus tard reparler de frontières, de dimensions, de « couches », de « virtuel ».




1 Pierre-André Taguieff, La Bioéthique ou le juste milieu. Une quête de sens à l’âge du nihilisme technicien, Paris, Fayard, 2007. L’auteur suppose implicitement que les problèmes de la bioéthjique se pose entre les contraires, supposant implicitement que la structure de la bioéthique est nécessairement philosophique au sens classique. Cela l’amène a avoir une attitude duplice vis-à-vis de la bioéthique : à la fois elle est sérieuse, reprend des problèmes d’Aristote et de Schopenhauer, mais d’autre part elle est de la philosophie non sérieuse, de la rhétorique. Il hésite constamment entre ces deux positions. Il fait allusion à des philosophes contemporains sans les citer, par exemple Derrida, Deleuze. Sa description de la « déconstruction » est à peine digne d’un magazine. En philosophie analytique, il en reste aussi à de l’éthique classique, jusqu’à Bernard Williams. Cela est très dommage, parce que cet ouvrage est par ailleurs bien renseigné, et fourmille de réflexions intéressantes. La bioéthique ne peut se contenter d’un simple mépris pour les philosophies contemporaines. De même, l’ouvrage de Jean-Paul Oury, La querelle des OGM, Paris, PUF, 2006, est agi par cette logique, ses conceptions de la science et de la technique ne sont pas du tout assez travaillées, elles sont utilisées telles quelles. C’est dommage également, parce que le livre est bien documenté du point de vue français (si ce n’est une ignorance complète des articles parus dans la revue scientifique interdisciplinaire Natures, Sciences, Sociétés). Sur ces questions, les écrits anglo-saxons peuvent amener des recherches nouvelles, car ils cherchent justement à réduire l’impact du jeu des contraires, dans tous les cas, ils n’en sont pas eux-mêmes l’objet, comme ces deux auteurs, même si tous deux cherchent à le traiter. Tout cela pour dire qu’il y a un énorme travail à faire sur les questions philosophiques concernant les sciences et les technologies.

2 On a pu voir ces derniers temps les habitudes du juste milieu du Comité d’éthique français se modifier. Non seulement, pour la première fois, à propos de l’avis concernant la commercialisation de l’ingénierie sur les tissus humains, deux membres du Comité ont déclaré publiquement qu’ils se désolidarisaient de l’avis. Le Comité a rendu publique aussi son inquiétude sur les moyens de surveillance, pensant que notre démocratie ne se donnait pas les moyens d’un débat public digne d’elle sur cette très importante question. Son président, Didier Sicard, est intervenu à plusieurs reprises dans Le Monde pour donner des points de vue assez nouveaux sur l’usage que l’on avait fait des divers dépistages (par exemple) trouvait trop vite dans presque tous les cas le même type de solution. Tous ces signes montrent que le Comité commence à transformer de sa méthode, et que résumer son travail comme une rhétorique du juste milieu n’est plus du tout suffisant. Mais il faut ajouter qu’en février 2008, M. Didier Sicard a été relevé de ses fonctions de Président du CCNE par le gouvernement. Nous ne savons pas encore la suite…



Anne-Françoise Schmid