Le dessaisissement (non)-philosophique

06/01/2004, Boris Sirbey



Ou pourquoi il faut se laisser tomber hors du Monde



C’est avec joie que j’ai appris la création de l’onphi, l’existence d’une telle organisation me semblant une étape logique et souhaitable de l’aventure non-philosophique. Cependant, il est évident que la question de savoir quelle démarche adopter concrètement pour la faire évoluer ne va pas sans causer quelques troubles. Je ne parle pas tant, ici, des conflits d’approche entre les membres de l’onphi, le schisme ouvert et permanent convenant finalement assez bien à l’esprit d’un tel mouvement, que d’un problème portant sur la nature même de la non-philosophie.

Cette dernière, en effet, est vouée à affronter un doute permanent concernant son propre destin, puisque bien que mettant parfaitement en lumière le fait que la Philosophie est un système d’enfermement de la pensée, elle montre, en même temps, que toutes les tentatives de le dépasser l’ont finalement reproduit. Qu’il s’agisse des Grecs qui voulaient achever la Philosophie en en faisant la reine des sciences, ou des contemporains qui voulaient l’achever en la passant par les armes, la seule chose que prouvent leurs essais est que la Philosophie ne s’achève pas, peu importe que ce soit au sens formel ou létal du terme. On mesure, à partir de là, la prétention qu’il peut y avoir à vouloir déjouer sa puissance d’enveloppement, et à initier un changement qui ne soit pas que du semblant. Au bout du compte, est-ce que tous les efforts que nous pouvons investir dans un tel projet ne font pas cercle ?
Bien sûr, une telle question est un point-limite de la non-philosophie, qui ne peut pas préjuger de ce que sera son trajet, et il lui faut donc tout simplement en accepter les risques, mais je pense néanmoins qu’en dépit des apparences, il y a toutes les raisons d’être optimiste. Car que nous en soyons conscients ou non, nous arrivons au terme d’un certain parcours, le sens même de ce fameux " acte de pensée " — si longtemps porté comme un fardeau sacrificiel par le philosophe — étant en train de se transformer totalement.

Même le pouvoir ne veut plus de nous !

Il est vrai qu’envisagée comme clôture du champ transcendantal, la Philosophie recouvre tout : elle pense aujourd’hui en nous, mais ne se laisse plus penser qu’au prix du Monde même. Mais il ne faut pas oublier que parallèlement à cette forclusion démesurée, ses manifestations en tant que tradition et qu’institution sont de plus en plus anémiques. Ne pouvant plus se justifier d’aucun programme universel, la communauté des philosophes fait la pénible expérience de sa propre impuissance, qu’il lui devient de plus en plus difficile de conjurer, tant les projets dont elle peut encore se réclamer exhibent à présent les limitations inhérentes à la foi philosophique.
Cette situation peut sembler paradoxale, mais elle est, au fond, parfaitement logique, puisqu’au fur et à mesure que la Philosophie a diversifié ses matériaux et ses lieux de synthèse, elle s’est progressivement affranchie de son identité à la tradition. Disposant d’une variété de formes quasi infinie pour réinjecter partout son unité brisée et sa paix conflictuelle, le cercle philosophique s’étend désormais à perte de vue, le vingtième siècle ayant d’ailleurs été celui de sa dilatation ultime, scellée par son mariage ténébreux avec l’Histoire.

Or, aussi désespérante que cette situation puisse paraître, elle a pourtant un point positif, qui est de forcer les philosophes à sortir de leurs sempiternel souci du compromis. Si nous avions pour excuse, en effet, d’être courtisés par le pouvoir, les divers arrangements que nous acceptons encore aujourd’hui, sans être légitimes, seraient au moins compréhensibles. Mais à présent, même le pouvoir ne veut plus de nous : le Maître ayant consommé son union avec la Philosophie, la fonction de totalitarisation du savoir que lui offre le philosophe ne représente plus, comme vecteur de reproduction de ses structures de contrôle, qu’un rôle de plus en plus mineur.
Dans un tel contexte, les tentatives actuelles de la communauté philosophique de trouver une " place " dans le Monde, soit en allant vers le peuple dans un empressement pédagogique fiévreux, soit de s’en écarter un maximum en cultivant l’hermétisme et en cherchant à reproduire les formes extérieures des sciences pour tenter de justifier sa survie institutionnelle, sont également vaines.
Les débats actuels de la philosophie — qui n’ont jamais fait que s’internaliser toujours plus depuis que Socrate conseillait à ses disciples de se méfier de la fièvre des systèmes — ont à présent autant d’incidence sur le cours du Monde qu’une tempête dans une coupe de ciguë. Parallèlement, les effets de boucle exégétiques se sont tellement multipliés que la masse même des commentaires générés par les textes des pères fondateurs sont un aveu implicite de notre impuissance à les dépasser ou les résoudre. Cet état de faits arrache bien des soupirs silencieux aux philosophes, qui y voient la confirmation de leurs pires craintes, et ne comprennent pas encore le cadeau qui leur a été fait. La vraie fonction du Cercle philosophique, en effet, n’est pas de nous enfermer indéfiniment en lui, mais de nous éveiller au fait que toutes les tentatives de sauver le Monde depuis le Monde font Monde.

Le Ciel vomit les tièdes : la décision non-philosophique

Qu’ils s’en rendent compte ou non, les philosophes n’ont jamais cessé d’être obsédés par le Monde. Ils ont sans cesse cru l’interroger, le comprendre, le dépasser, sans se rendre compte qu’ils étaient en réalité interrogés, compris, dépassés par lui. Cette situation, toutefois, touche à son terme, puisque la Philosophie n’a plus besoin de nous pour exister comme appareil de cloisonnement transcendantal : ayant perdu notre valeur d’usage vis-à-vis du Monde, nous avons reçu un authentique ennoblissement, et une incroyable chance de nous défaire de notre fascination pour le cercle philosophique. Je ne cherche donc pas, ici, à intenter un énième procès à " la philosophie ", plus personne ne pouvant vraiment dire ce qu’elle est devenue, mais plutôt à attirer l’attention des philosophes sur le fait que si toutes les tentatives de sauver la cité d’un naufrage qu’ils pressentent confusément échouent systématiquement ou ne font qu’empirer les choses, c’est pour la simple raison qu’il n’y a rien à sauver.
Il me semble, en effet, que l’une des choses qui empêche encore beaucoup de mes confrères de se libérer véritablement des carcans intellectuels, culturels ou universitaires qui pèsent encore sur eux est qu’ils sentent qu’ils ont quelque chose à perdre. J’aimerais donc leur dire, fraternellement, que c’est une crainte déplacée, puisqu’ils ont déjà tout perdu, et qu’il ne leur reste plus donc qu’à jeter, comme Diogène, jusqu’au bol qui les empêchait d’aller se servir directement à la source. Une telle transition est évidemment difficile, mais il faut pourtant franchir le pas, pour pouvoir atteindre un champ d’expérimentation non pas tant plus vaste que tout simplement à la hauteur de l’homme.

François Laruelle, en effet, a dès le départ insisté sur le fait que la philosophie devait servir l’homme, et pas l’inverse. Quoi de plus évident ? Mais qu’une telle évidence se réalise effectivement, et c’est le Monde qui tombe !

Si toute la vie de notre conscience semble être assujettie au Monde, c’est parce que nous cherchons toujours et encore des réponses en dehors de la vraie source. Poser un regard clair sur l’univers, et comprendre alors qu’il regarde aussi en nous, attendant notre réponse, c’est expérimenter la limite de toute recherche.
Pourquoi la Philosophie n’a jamais été capable de trancher entre l’homme et la connaissance ? Mais parce que c’est cette indétermination — qui est en réalité une peur — qui la maintient en place. Elle consiste tout entière dans cette hésitation, cet auto-saisissement érigé en système objectif du Monde.
La Philosophie, en effet, a traité tous les thèses, dit toutes les vérités : elle a si bien et si intelligemment fait le tour des superstructures du labyrinthe qu’elle a elle-même généré qu’elle peut prétendre tout contenir en elle. Tout, sauf l’essentiel. Car au bout du compte, c’est précisément parce que la philosophie contient tous les choix qu’elle ne fait jamais le seul qui compte.
La Philosophie, ainsi, pense que tout se discute, l’homme tout particulièrement. Mais une vraie pensée pour l’homme ne discute jamais de l’homme. Elle commence d’abord par poser l’identité de la connaissance et de la plénitude humaine, pour statuer ensuite que partout où il y a des êtres humains libres et épanouis, c’est là qu’est la connaissance. Partant du principe non négociable qu’une connaissance aliénante ne peut pas vraiment en être une, elle concentre toute son énergie à se dessaisir des forces qui alimentent l’oubli de l’humain. A partir de là, le seul critère à retenir est que tout ce qui, de près ou de loin, fait passer cette identité au second plan relève de l’illusion. La connaissance, en effet, est vivante : ou bien elle rayonne depuis les êtres, ou bien elle est empêchée de le faire, et il n’y a pas de troisième option.
Les vrais moments de libération sont ceux où l’esprit cesse de vouloir à tout prix connaître le Monde, et où cette connaissance se met à affluer vers lui, précisément parce qu’il s’est dessaisi de son besoin de contrôle. La connaissance est quelque chose de radical non dans le sens de la violence, mais dans celui de l’intégrité. Et tout l’intérêt de la situation d’affaissement silencieux que nous vivons en ce moment, c’est qu’il n’y a plus rien à faire pour retrouver cette intégrité, puisque que le Monde a à tel point renforcé son emprise que nous glissons spontanément hors du filet. La seule chose qu’il nous reste à faire, c’est accepter de nous libérer de nos attaches, pour expérimenter le fait que c’est quand on a tout perdu qu’on est le plus libre, parce qu’on comprend alors que ce qu’il a de plus important, personne ne peut nous le prendre.
C’est pour cela que lorsque je parle de la non-philosophie, je dis qu’il s’agit d’une libre aventure. Nous cherchons quelle attitude prendre, quelle ligne de conduite défendre. Mais il n’y a rien à défendre, rien à sauver ! Tout ce qu’il y a à faire, c’est de laisser rayonner ce que nous sommes comme individus-Un. Je ne saurais vraiment " expliquer " de quoi il s’agit, ni donner de méthode pour arriver à accomplir ce dessaisissement, mais je peux dire que pour celui qui reste un enfant face aux tourmentes de l’existence, s’amuse de son propre sérieux et joue de tous les risques, il n’y a pas de trahison possible de la part de la vie !




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