A la recherche de la possibilité non-dichotomique de penser l'unité pour un sujet non-unitaire

02/11/2004, Katerina Kolozova



Brève introduction

On devrait quelquefois saccorder le privilège décrire en laissant de côté lapproche académiquement responsable et érudite de lacte de « production textuelle » et sautoriser laudace enfantine doser poser certaines des questions fondamentales qui dérangent. Ces questions sont précisément celles qui touchent les présuppositions idéologiques-théoriques essentielles relatives à la ligne/lignage de pensée que lauteur elle-même sest approprié. Présuppositions qui se présentent virtuellement comme un donné pour un certain discours, ou, pour le dire approximativement, comme son axiome. Le simple fait de poser ces questions devrait être, en un sens clairement établi, irresponsable ou plutôt, témoigner dune curiosité enfantine. Celles-ci devraient être formulées dans un état naïf démerveillement ; persistantes, mais avec la prudence dun adulte qui nattend ni de réponses définitives ni de révélations. Cette prudence marque léveil de la pensée face la rigidité de la doctrine, le mouvement libérateur de la sortie, même pour un bref moment, de la clôture du discours dans lequel elle est conçue. Un tel « grattage » théorique de la surface des fondements idéels profonds (pace le post-structuralisme) peut au moins conduire à suggérer un autre positionnement critique de pensée, se mouvoir vers quelque chose de plus radicalement différent.

Dans cet esprit et, en fait, au nom dune méditation véritable, considérons la présupposition communément acceptée par la pansée du feminisme post-structuralist de la nature essentiellement (sic !) non-unitaire du Sujet. Ce faisant, je quitterai et, donc, me situerai hors du discours que jai fait mien et qui me possède, de la tradition de pensée qui ma modelée, précisément ce conglomérat de concepts et de théories appelé post-structuralisme. Par conséquent, je suppose –et je vous invite à faire de même – que je ne suis pas en train de faire une critique à partir dune position que lon pourrait qualifier de « réactionnaire » ; jattends et souhaite que cela savérera être le cas au fil de ce texte.

Je parlerai plutôt depuis la position de quelquun qui a déjà commencé à éprouver le malaise de son existence constituée par lidéologie post-structuraliste. Et tout cela prend place dans lhorizon des préoccupations de la pensée philosophique/ théorique féministe.

Section 1

Voici donc la question : lidée de la non-stabilité ou de linstabilité du Sujet est-elle (toujours) déjà stabilisée en tant que position théorique ? De surcroît, est-il possible que le facteur stabilisant soit contenu dans les présuppositions théoriques essentielles de la doctrine post-structuralisme, constructiviste et/ ou déconstructiviste du Sujet non-unitaire, non fixé, non-métaphysique ou post-métaphysique ? Pour le dire dans des mots qui annonceront lhypothèse à lœuvre dans ce texte : y a-t-il des structures conceptuelles sous-jacentes – cachées par les règles même du discours qui les contient – qui demeurent hors de portée de la déconstruction et qui sont contenues dans le concept de Sujet non-unitaires ; structures qui sont elles-mêmes constitutives de ce dernier justement à légard sa nature déconstructive ?

La raison justifiant une telle question – qui lui donne une pertinence et, par conséquent, une légitimité – est la nature binaire (ou dualisme) de la pensée quelle maintient et impose tout à la fois. Cest-à-dire la position post-métaphysique (sauto-proclamant impitoyablement) concernant les possibles conceptualisations du Sujet comme non-unitaire seulement autorise une autre position – en la constituant comme opposition -. Cette position différente est celle du Sujet métaphysique unitaire stable et fixé. Au lieu de la lutte inhérente au post-structuralisme en faveur dune pensée non-monolithique, dans tout les écrits féministes professant lidée dun Sujet non-unitaire, toute autre position dont lune dentre elles valide la possibilité dun Sujet sappuyant sur un principe unifiant (quel quil soit) est automatiquement, par définition, proclamée métaphysique, cest-à-dire stabilisatrice et totalisatrice dans un style oppressif. Le problème réside précisément dans cette logique de « lautomatiquement et par définition ».

Cependant, je ne mettrai pas en question les lectures post-structuralistes et les critiques déconstructivistes de la subjectivité comme étant unitaires et ce, depuis lhéritage cartésien jusqu'au positivisme. En premier lieu, parce que – permettez-moi de déclarer maintenant la position que je me suis déjà donnée sans entrer dans des polémiques scolastiques – je les trouve toutes convaincantes. Ma pensée a été formée – comme tant dautres de ma génération, jai été « élevée intellectuellement » - conformément à la tradition académique et intellectuelle du post-structuralisme. Par conséquent, ce que je souhaiterai problématiser dans ce texte est spécifiquement cette situation même de dualisme, lauto-position binaire et oppositionnelle de la pensée féministe (et/ ou) post-structuraliste défendant la nature non-unitaire du Sujet. Je montrerai que la dichotomie de la possibilité exclusivement métaphysique ou non-métaphysique de penser le Sujet crée le cercle vicieux de la production mutuelle de son Autre, ceci selon chacune des possibilités « autorisées ».

En se posant elles-mêmes dans notre « monde des idées », cest-à-dire en relation avec tous les autres discours possibles, seulement et exclusivement selon la logique du binarisme, la/ les Pensée/s du Sujet non-unitaire se situe(nt) politiquement comme : agonistique, oppositionnelle et exclusive. Est-il possible de préserver les gains de la critique post-structuraliste, déconstructiviste du – en premier lieu mais non exclusivement cartésienne – Sujet unitaire et, dans le même temps, admettre la possibilité de concevoir un Sujet reposant en une forme ou un mode quelconque dunité et de stabilité immanentes qui ne serait aucunement contraignante, restrictive et exclusive ? Est-il possible de conceptualiser un Sujet unitaire qui ne serait pas totalitaire, un Sujet dunité qui serait auto-transformable et animé par un mouvement didentité ; en bref, un Sujet qui serait à la fois multiple et fondé sur une identité immanente ? Dun point de vue méthodologique et politique - dans la mesure où nous pouvons penser à certaines politiques/ distributions du pouvoir de la connaissance – une telle possibilité, dont la pertinence ne fait pas de doute, devrait être permise. Toutefois, subsiste la difficulté sérieuse de considérer cette unité en termes qui ne sont pas métaphysiques ou totalisant et même, paradoxalement, dans les termes de largument post-structuralisme en faveur du multiple et le Sujet non fixé.

Section 2 (Conceptualisation de l'unité après sa déconstruction)

Il représente une véritable synecdoque où la notion d « unité » est identifiée avec ses attributs traditionnels de « totalité », « fixité » et d « exclusivité » à limage de notre héritage post-structuraliste, déconstructiviste et constructiviste de la critique du Sujet unitaire. Ces identifications pars pro toto ou plutôt ces identifications erronées apparaissent véritablement comme une règle sous la forme de la totalité dune notion, entièrement redevable de la déconstruction derridienne, qui refuse elle-même toute déconstruction. Par conséquent, la structure du concept du Sujet fragmenté, instable, multiple na pas été lui-même soumis à une déconstruction plus radicale étant donné que la seule position quil conçoit comme point de vue de sa critique radicale est celle de lAutre éternel – cette position métaphysique qui exclut en elle-même la possibilité. Néanmoins, supposons un regard déconstructiviste sur ce conglomérat conceptuel qui sappuiera sur les présuppositions épistémiques immanentes de style déconstructif et ouvrira, en conséquence, sur une analyse sur léconomie linguistique du discours. Précisément, le pouvoir de distribution propre aux actes (discursifs) décisifs de nommer parmi les concepts cruciaux constituant la position du Sujet non-unitaire et son discours de critique post-structuraliste de la subjectivité est ce quil convient dinterroger. En dautres termes, y a-t-il un/ des terme(s) qui possède(nt) une position hégémonique parmi les autres concepts-clés se rapportant au Sujet « discontinu » ? Je montrerai quil existe un tel terme ; il sagit de la notion dUn (démantelé) qui prime sur les concepts subsidiaires de totalité, stabilité autonomie, exclusivité (encore une fois, démantelées, déconstruites, abandonnées…) qui sont normalement réduits à être les conséquences sinistres du « règne » de lUn. Inversement, lUn est normalement identifié, assimilé avec ses mauvais produits, principalement avec lacte de totalisation et, donc, duniversalisation mais aussi avec lautonomie à la fois comme auto-exclusion individualiste et moderniste et exclusivité par rapport à lAutre . Jexpliquerai ce point.

Préservant – à ce stade - notre propos contre toute ambition de débat ontologique sur lUn et le Multiple ainsi que sur la dichotomie quils forment, je voudrais aborder la question de lexclusion discursive et de la censure pesant sur le Nom-de-lUn. Plus précisément, il semble que dans tout lhéritage philosophico-idéologique de nature anti-métaphysique, il y ait une expulsion a priori tacite et une condamnation morale de toute position énoncée depuis la perspective-de-lUn et, donc de-lUnité, celle-ci étant automatiquement ramenées – voire dégradées – au niveau des notions de Totalité (et répression totalitaire) et dUniversalité (et dhégémonie universelle). Il semble quil existe une auto-censure implicite à lendroit de la notion/ nom de lUn encouragée par tout les critiques de la métaphysique et du cartésianisme qui interdisent presque toute discussion en faveur dune logique-de-lUn quelle quelle soit. Ceci, dans la mesure où cette dernière serait toujours déjà - cest-à-dire a priori – universaliste, totalitaire, exclusive, etc. De fait, la légitimité de la place de l « Un » à lintérieur de la chaîne signifiante et/ ou discursive ou plutôt du nom – voire tout simplement du « mot » - de lUn dans le langage politico-théorique actualisé devrait être rétablie. Ce rétablissement, de plus, devrait être accompagné simultanément – ou même rendu possible – par la revendication du « droit » pour la notion (de lUn) de ne pas être automatiquement identifié avec l « universel » et le « totalitaire ».

Ma revendication est, par conséquent, que dans les discours féministes de la critique déconstructiviste (et pas uniquement), lusage du terme « unitaire » pour autant quil nest pas exploré (sur un mode déconstructif) dans sa relation dopposition au terme de « non-unitaire » qui lui est préféré, est, en quelque sorte, vide de sens. Autrement dit, il semble quelque fois fonctionner comme une formule magique de condamnation (une sorte danathème de/ pour lère non-absolutiste), étant donné que, dans le discours auquel il appartient, l « unitaire » implique automatiquement – sans prise de position critique ni temps pour la réflexion intellectuelle – les notions de stabilité, totalité, fixité, etc.

La critique féministe du sujet unitaire, définie traditionnellement (y compris par elle-même) comme marginale dans le paysage du réseau de pouvoir intellectuel, est déjà rigidifiée à lintérieur de sa propre position, celle-ci ne pouvant produire quune pure opposition de laltérité quelle a construit et qui est toujours déjà fixée. Cet Autre théorique est fixé, présupposé a priori, toujours déjà diagnostiqué comme appartenant aux « théories classiques de lautonomie ».

« Les philosophes féministes ont critiqué les conceptions classiques de lautonomie… ces conceptions ignorent la nature sociale du moi… Les théories classiques de lautonomie supposent que lon devrait être aussi indépendant et auto-suffisant que possible. » (Friedman, 1997 : 41).

A cela Friedman oppose la conception que se fait J. Butler de la subjectivité et quil décrit de la façon suivante : « … la critique féministe des théories classiques de lautonomie consiste en ce quelles présupposent un sujet cohérent, unifié doté dune identité stable que le temps naltère pas et qui « possède » ses choix. Cette présupposition est mise en question par les conceptions post-modernes du sujet comme diversité instable, fragmentée, incohérente de positions dans le discours (nous soulignons) » (1997 : 42).

Apparaît ici clairement un exemple de cette identification réductionniste de différents prédicats. Celle-ci est également repérable dans la citation suivante où lon peut pareillement remarquer leffet inhibant de cette accumulation dattributs qui doivent tous nen former quun. A ce propos, la citation suivante, tirée des Métamorphoses de Rosi Braidotti, montre la situation à la fois aporétique et inhibante dans laquelle se trouve la discussion en faveur dun sujet non-unitaire en excluant la possibilité – et peut être même des formes nouvelles - dune unité et dune cohérence du sujet. Cest précisément lexclusion et la suppression de lUn pensable qui donne lieu à une telle situation. Braidotti se lance dans un courageux projet visant à transcender cette aporie, à établir la substance et les modalités de la « colle » (glue) qui fait tenir ensemble le sujet-qui-nest-pas-lUn sans abandonner pour autant son positionnement théorique post-structuraliste. Elle sefforce daccomplir cela en recourant aux moyens critiques de la psychanalyse et à la notion dinconscient en particulier.

« La sexualité est cruciale pour cette façon denvisager le sujet, mais à moins dêtre couplée avec une pratique de linconscient, (…), elle ne peut pas produire une vision réalisable dun sujet non-unitaire qui, aussi complexe soit-il cependant, continue encore de tenir, dune manière ou dune autre, ensemble… Jaimerais faire remarquer, cependant, que si que dans la tradition psychanalytique ces fissures constituent souvent la matière dont les cauchemars et les névroses sont faits, il peut en aller autrement. Jaimerai prendre le risque daffirmer que les contradictions et idiosyncrasies internes ou autres sont effectivement un élément constituant du sujet mais ils nont rien de si tragiques après tout (nous mettons en italique) » (Braidotti 2002 : 39).

Plus avant, à peine un paragraphe en-dessous, Rosi Braidotti prend toutes les précautions pour ne pas trahir la vision du sujet non-unitaire alors quelle continue, en fait, sa recherche de ce qui fait tenir ensemble ce « paquet » (bundle) que lon nomme sujet.

« Je considère linconscient comme la garantie de la non-clôture dans la pratique de la subjectivité. Il défait la stabilité du sujet unitaire en changeant et en redéfinissant constamment ses fondations à elle ou à lui. » (39-40).

Cependant :

« Lidentité non-unitaire implique un large degré de dissonance interne, cest-à-dire des contradictions et des paradoxes. Les identifications inconscientes jouent le rôle daimants, de briques ou de colle. » (40)

Ce qui lamène à lénoncé suivant :

« Selon Irigaray, la stratégie la plus adéquate consiste à travailler sur le stock cumulé des images, concepts et représentations de la femme… Si « essence » signifie la sédimentation historique de produits discursifs sur plusieurs strates, ce stock culturellement codé de significations, de réquisits et de prévisions a propos de la femme ou de lidentité féminine – ce répertoire de fictions régulatrices tatouées sur notre peau – alors il serait erroné de refuser quune telle essence non seulement existe mais est puissamment opérationnelle. » (41)

Suivant la ligne argumentative joignant ces différentes citations, lon peut voir que Braidotti non seulement est à la recherche de ce qui « colle » ce « paquet » appelé Sujet, cest-à-dire une quelconque « unité » - ou, plus exactement, sa force ou son principe unifiant – mais accorde également une légitimité à la notion d « essence ». En ré-inventant de la sorte la notion d « essence », elle prolonge largument dans la direction dune revendication idiosyncrasique dune instance de lunité. Il sagit dune argumentation renouvelée et idiosyncrasique en faveur de lunité puisque celle-ci est enferrée dans une position qui est celle dune défense de la notion de sujet « non-unitaire ». Daucuns pourraient trouver la position de Braidotti contradictoire. Elle ne lest pas : sa ligne dargumentation et dinférence est parfaitement logique et hautement convaincante. Elle soutient lexistence de processus dunification à lintérieur dune instance – celle du Sujet - qui est, en dernière analyse, non-unitaire. De plus, son propos na même rien de paradoxal étant donné quil semble parfaitement compatible avec les normes de la logique formelle. Largument de Braidotti, sublimé de la façon que je viens de proposer, consiste dans la revendication selon laquelle la coexistence de lunité et de la non-unité est rendue possible par le simple fait que lexistence de chacun de ces termes repose sur un niveau ontologique différent et représente un moment épistémologique également différent ou distinct.

Section 3

Quest ce qui, dans le texte de Braidotti, produit ces oscillations rhétoriques éveillant une attention redoublée quant à la possibilité dêtre lu comme quelquun qui ne soutient pas lidée dun sujet non-unitaire ? En dautres termes, il est possible de relier une intention délibérée didentification avec une certaine position théorique. La déclaration explicite dappartenance à une certaine « ligne » de pensée sagissant dun problème particulier, à lintérieur dun unique acte discursif/ textuel (virtuellement sur la même page) dans lequel un argument en contradiction avec cette position est énoncé, nest rien dautre quune identification idéologique. La répétition de cet argument dauto-identification est un acte performatif dauto-assujettissement à une certaine idéologie – la tradition post-structuraliste de réflexion sur la question de la subjectivité -. Le langage défensif de la position de Braidotti en faveur dune certaine unité du Sujet, mise en relief dans ces déclarations dintention répétées, témoigne de limportance accordée à la question de lappartenance théorique-idéologique. Ce langage prudent est formulé le plus vigoureusement dans certaines locutions brèves comme les conjonctions, les adverbes, etc. Ainsi, dans « cependant » (however) et « encore » (still) dans « elle ne peut pas produire une vision réalisable dun sujet non-unitaire qui, aussi complexe soit-il cependant, continue encore de tenir, dune manière ou dune autre, ensemble » (Braidotti 2002 : 39).

Mais ce langage témoigne également de ces pouvoirs inhibants à légard du cours potentiellement libre de largumentation, du mouvement de la pensée.

A loccasion dun séminaire consacré à son travail et destiné aux jeunes universitaires féministes de lest et du centre de lEurope, Judith Butler est interpellée par un de ses étudiants qui lui demande si le Sujet non-unitaire, à travers sa constante inconsistance, naffronte pas toujours déjà la question de la « survie », la possibilité de sa mort. A un moment de ce dialogue, Butler dit :

« Je pense que certaines formes de transformation sociale impliquent véritablement de ne pas sarrêter à la peur de la mort. Je ne pense que cela soit une mauvaise chose. Ce qui est bien sûr intéressant à propos de la peur de la mort ce quelle me révèle à moi-même. Je pourrais dire à un moment donné dans le temps, que cest cela que je suis et quil nest pas possible que je menvisage autrement. Je me dissoudrai si je faisais x, y et z. Je me disloquerai fondamentalement si je faisais x, y et z. Et puis il savère que vous faites x, y et z, à lintérieur heureusement dune communauté dont les membres font la même chose et, effectivement, quelque chose en vous se disloque et même meurt. Mais de nouvelles possibilités émergent également à sa place… (nous mettons en italique) » (Kolozova, 2001 : 29).

Dans cette citation, une même prudence dans le ton de lécriture peut être détecté ; celui-ci empêche le locuteur (i.e., Butler) de choir dans le « fossé » (pit) (métaphysique), prévient toute possibilité dune unité du Sujet. En bref, le sujet transformatif nest rien dautre quun sujet social que lon désigne par « Je » quand il se rapporte à sa possibilité de « mourir », dêtre « disloqué » ; en dautres termes, quand il subit un changement social et, par conséquent, exprime un engagement politique. Quand la lacune existentielle apparaît sur le fond de labsence de toute (nouvelle) position (posée comme telle), ce qui ré-émerge à la place de lancien « Je » nest pas, dans le discours de Butler, un nouveau « Je » ou bien un « Je » détat ou de nature différente mais « une nouvelle possibilité ». Dès lors, il semble quil ny ait pas de « Je » dans la lacune laissée par la crise. Comme sil ny avait pas de « Je »-de-la-crise, de « Je »-de-lentre-espace, de « Je » sans conscience de sa position sociale (politique). Parce que sil y avait quelque chose de ce genre, ce serait cette chose qui, dans les mots de Braidotti, permettrait de « coller » le sujet. Il devrait y avoir un principe dunification présupposé. Lexclusion a priori de toute possibilité permettant un mode dunité quel quil soit sous une notion dun sujet en dernière instance non-unitaire est, du fait de sa restriction dichotomique, inhibant pour la pensée. Cette exclusion conduit à laporie.

Cest, de cette façon, que même Judith Butler peut se retrouver dans la posture de soutenir un discours qui pourrait passer pour oppressif et discriminant :

« (…) Pensez aux nombreuses années dimmigration de travailleurs turcs en Allemagne, par exemple. Une population qui na pas de citoyenneté, dindividus qui ne sont pas des citoyens et qui néchappent pas complètement au regard. Non pas absolument absent, donc, mais spectralement humains. Ils ne font pas parti du champ de ce qui est humain (sic !) (nous soulignons et mettons en italique) » (Kolozova, 2001 : 27-28).

Il semble que dans le discours post-moderne/ post-structuraliste il y ait un interdit tacite mais dune incroyable force contre le fait de penser – sans parler du fait daccorder une légitimité à linstance de – lunité et lUn. Larrière-plan de cet interdit est constitué par la synecdoque non questionnée et non questionnable de lunité avec des attributions comme la « domination », la « répression », etc. La citation suivante de Jane Flax illustre à merveille cette pratique théorique :

« Les post-modernes considèrent tout ces vœux appelant lunité avec suspicion. Lunité apparaît comme un effet de domination, de répression et comme un succès temporaire de stratégies rhétoriques. (nous mettons en italique) » (Flax, 1992 : 454) :

Section finale

Afin de faciliter cette Sortie de la pensée de lemprise de la dichotomie (unitaire/ non-unitaire), on devrait saccorder le droit dêtre déloyal à légard de lécole de pensée qui est la nôtre.

Une des approches possibles de ce re-positionnement du penseur est la mise en position critique et non-philosophique de la pensée à laquelle se livre François Laruelle. Elle consiste à sortir radicalement hors de toute discursivité auto-référentielle, cest-à-dire de la clôture de la pensée dans la tradition dun certain discours et des obligations (épistémologiques, idéologiques) dadhésion. Toutefois, cela nest possible quà condition dun recul radical par rapport à lidée narcissique de lauto-suffisance de la philosophie, ou comme le nomme, plus précisément, Laruelle – le Principe de Philosophie Suffisante (PPS).

Il sagit dune tentative visant à saper lauto-position philosophique fondée sur lidée quelle « est animée et traversée dune foi ou croyance à soi comme à la réalité absolue, dune intentionnalité ou référence au réel quelle prétend décrire et même constituer, ou bien à elle-même comme au réel. » (Laruelle, 1989 : 17). Et Laruelle de conclure :

« Cest son auto-position fondamentale ; ce que lon peut appeler aussi son auto-factualisation ou son auto-fétichisation – tout ce que nous rassemblons sous le Principe de philosophie suffisante (PPS) » (17)

Sans entrer dans des explications plus poussées sur la méthode non-philosophique de suspension du PPS, contentons-nous de supposer quil y a bien un phénomène de loyauté « discursive/ idéologique », qui pourrait être inhibant pour une pensée dont le but est une recherche authentique, et allons plus loin. Dans cette optique, admettons la possibilité quil existe un « bon »Un, une « bonne » unité et quelle na pas nécessairement à exclure le non-unitaire ni, dailleurs, à considérer ces deux termes comme mutuellement exclusifs.

Dès lors, où situer cette position dun ailleurs de la dichotomie et comment est-elle constituée ? La position de non-dichotomie est située et constituée précisément par lUn. Néanmoins, il sagit dun Un qui est libéré de sa dette à légard des constitutions philosophique et métaphysique selon lesquelles il serait totalisant, universalisant et même particularisant. Envisageons cet Un comme linstance du singulier, débarrassé – à lintérieur de cette instance même de la singularité, de lunicité et de la solitude « phénoménologique » - de toute responsabilité dêtre relatif (à) quelque chose, de toute responsabilité historique et/ ou discursive. Cest-à-dire dêtre relationnel, détablir des relations – étant donné quil est toujours déjà, dans son instance minimale, en train de former un couple avec une autre notion, concept, instance, etc. La mise en couple est un binarisme, le binarisme implique la dichotomie. Par conséquent, accordons-nous le droit dopter pour une possibilité complètement différente décrite par Laruelle dans les termes suivants :

« LUn est une Identité non-thétique en général, cest-à-dire à la fois non-décisionnelle (de) soi et non-positionnelle (de) soi : sans volonté pour essence, sans topologie pour existence ; sans le combat pour moteur, sans lespace ou la figure pour manifestation (…) lUn est le minimum transcendantal, la pétition minimale de réalité – cest-à-dire la réalité que suppose tout pétition en général. » (Laruelle 1989 : 42).

Ainsi, supposons une unité au sein du sujet qui ne serait dans une relation ni exclusion, ni de binarité, ni même dopposition par rapport à linstance du Sujet de non-unité. De surcroît, autorisons-nous à concevoir cette instance dunité qui naurait plus aucun rapport avec celle de non-unité.

Autrement dit, donnons-nous le droit de poser une instance grâce à laquelle nous pourrions thématiser lunité sans être obligé de penser simultanément sa relation à linstance (ultime ou dune autre nature) de la non-unité, cest-à-dire dans sa singularité irrévocable. Concluons ces quelques pages par une invitation à se laisser aller à de telles considérations avec un minimum dambition consistant simplement à dépasser la loyauté idéologique de pensée accompagné par le désir intellectuel de transcender la logique de la dichotomie. Franchissons un pas de plus : identifier la perméabilité du discours féministe post-structuraliste qui pourrait permettre une ouverture pour le regard curieux sur ce qui permet de « coller » ensemble ce « paquet » incohérent appelé Sujet.

References

Braidotti, Rosi. 2002. Metamorphoses: Towards a Material Theory of Becoming. Cambridge: Polity Press.

Flax, Jane. 1992. The End of Innocence. In Feminists Theorize the Political, eds. Judith Butler and Joan W. Scott. Routledge.

Friedman, Marilyn. 1997. Autonomy and Social Relationships: Rethinking the Feminist Critique. In Feminists Rethink the Self, ed. Diana Tietjens Meyers. Westview Press.

Kolozova, Katerina and Zarko Trajanoski (eds.) 2001. Conversations With Judith Butler: Proceedings from the Seminar ‘Crisis of the Subject, held in Ohrid – Republic of Macedonia 11-14 May 2000. Skopje: Euro-Balkan Press.

Laruelle, François. 1989. Philosophie et non-philosophie. Liège – Bruxelles: Pierre Mardaga.

Traduction par Sathya Rao.



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