Philosophie et non-philosophie du poétique : Présentation à la soutenance

19/01/2006, Alessandro Bertocchi



Philosophie et non-philosophie du poétique

Présentation à la soutenance

Je vais essayer d’approcher l’objet de mon travail de l’extérieur, en posant la question : comment parvient-on à parler de « poétique » et de « non-poétique » ?

Pour répondre à la question, il faut spécifier le point de départ, la voie parcourue et le point d’arrivée.

Après avoir retracé ainsi le trajet, j’éclaircirai de nouveau le pourquoi d’une telle voie, ce que j’ai voulu faire et ce que j’ai effectivement fait.

Le départ

Le rapport entre philosophie et art semble depuis au moins deux siècles tout aussi fondamental que le rapport entre philosophie et science. Je pourrais nuancer ou argumenter cette affirmation en référence à l’histoire de la philosophie. Autrement les termes « art » et « philosophie » restent vagues. Je pourrais, par exemple, commencer à déterminer ce rapport à partir de la troisième critique de Kant.

Ce qui m’a plus intéressé est de voir comment ce rapport se configure quand il est question de la philosophie contemporaine. Ce rapport est déterminant et en même temps il implique un socle d’indifférence ou d’extériorité irréductible, ce qui induit à penser le rapport autrement.

Il est déterminant pour les deux termes parce que l’art semble conditionner la pensée. La philosophie est censée dire la vérité de l’art. Avec le mot « art », je me réfère à tout phénomène considéré artistique ou, plus génériquement, esthétique. En même temps, je dirais que la philosophie est en rapport avec un art de plus en plus abstrait. Dans ce rapport, l’art est devenu un usage spécifique du langage qui produit des effets artistiques. Le rapport à l’art ainsi conçu ne renvoie pas seulement à Kant et à d’autres philosophes antérieurs ou postérieurs. Il devient un problème coextensif à la philosophie.

Je ne veux pas formuler ainsi un jugement sur la relation de cet usage à la poésie, aux arts de la parole, aux autres arts et aux autres disciplines qui continuent à déterminer la philosophie. Je ne veux pas non plus dire que l’usage du langage est le seul facteur à prendre en considération. Le caractère déterminant du rapport art/philosophie tend aujourd’hui vers une zone où philosophie et art, en tant qu’usage du langage, sont indiscernables.

Bien qu’il s’agisse désormais d’un rapport entre deux langages, ce rapport fondamental reste marqué par une extériorité ou une indifférence irréductible. Les notions produites par la philosophie en rapport à l’usage du langage sont seulement en partie à l’intérieur de la zone d’indiscernabilité. Elles sont internes et externes en tant que moyens mi-langagiers et mi-noétiques de saisir le phénomène. Encore une fois il ne s’agit pas de juger ces moyens. Je peux les considérer, par exemple, comme des contenus (des poèmes, des romans) ou plutôt comme les contenus que le travail sur ces œuvres a fait apparaître. Ces moyens peuvent aussi faire partie d’une analytique existentielle tendant plus ou moins à la psychologie. Je pense, par exemple, à ce que Sartre a écrit sur Baudelaire. Ils peuvent aussi être censés constituer une théorie qui va vers la pratique, considérée d’avance comme une mise à l’épreuve et une confirmation de cette théorie. L’exemple ici est Mallarmé pensé par Alain Badiou.

En tout cas, il y a toujours une extériorité de la philosophie par rapport à l’usage du langage.

La façon dont la philosophie est en rapport à cet usage semble toujours le fruit d’un intérêt théorique qui vient d’ailleurs. Il faut alors se demander : comment est-il possible que le mouvement de la philosophie vers l’usage du langage n’ait pas d’effets dans l’épaisseur du langage, si la philosophie reconnaît comme son propre objet la vérité de l’usage du langage ? La question s’impose d’autant plus que l’inverse se vérifie. Il suffit de penser à l’épaisseur théorique de la poésie du 20ème siècle. L’intérêt porté à la théorie donne lieu à une pratique du langage. Ce qui semble signifier que la pensée, l’usage du langage et ses effets artistiques ont un point en commun.

Comment déterminer le reflet de la philosophie dans l’usage du langage, cause d’effets spécifiques ? Si je pars du rapport contemporain entre philosophie et langage, je pense ainsi le contact direct, la pensée et l’usage du langage porteur d’effets.

La voie parcourue

J’ai pu formuler deux hypothèses :

1) Le rapport de la philosophie au langage comme utilisation du langage reste un rapport extérieur, si on pense aux intentions de la philosophie. Mais cette extériorité n’est pas un manque, c’est au contraire la meilleure réalisation possible du rapport. L’extériorité est volontaire et il s’agit même de la manière dont la philosophie se met en rapport avec le langage et en tire profit. Ce profit est la pratique, la possibilité de créer des effets en partie théoriques en partie langagiers.

2) L’usage du langage devient le plan déterminant pour la philosophie. On peut admettre ce plan décisif, une rationalité de l’usage du langage, et ne pas accepter les prétentions de cette nouvelle raison. Cela est légitime parce qu’on peut formuler l’hypothèse d’un rapport possible entre pensée et usage du langage qui ne comporte plus d’extériorité philosophique.

Toute tentative de travailler ces hypothèses nécessite une définition du lien entre la tentative et la problématique de l’usage. Puisqu’il est question d’une façon structurée d’utiliser le langage et non d’un effet dû au hasard, le langage dans lequel le rapport est exprimé est nécessairement lié à l’usage. Si je parle d’usage, c’est déjà un usage. C’est la réalisation et l’appropriation de l’usage par la pensée.

Je peux réagir de deux façons différentes. La première réaction, la plus immédiate, serait de parler du rapport usage/pensée en essayant de produire les mêmes effets de l’usage. Je pourrais comparer cela à une paraphrase poétique d’un poème. La comparaison clarifierait et simplifierait le problème, mais dans un langage moins rigoureux et plus simpliste. Si je reste à l’intérieur du rapport, je ne pourrais pas étaler tout ce qu’un tel rapport comporte. Tout ce que je pourrais dire apparaîtrait comme artificiellement virtuel ou artificiellement naïf.

En même temps, si je reconnais la « raison » de l’usage pour qu’elle ne serve plus à satisfaire les exigences de la philosophie, ce discours serait de toute façon en rapport avec l’usage dont il parle. Si je ne veux pas rester sur le langage par le langage mais sortir du cercle, je peux essayer de traiter le rapport selon l’histoire de la philosophie. C’est la deuxième réaction possible. Mais dans ce cas, je pourrais toujours trouver un supplément langagier qui conteste, comme partielle, la lecture historique. Peu importe que ce soit, ou non, une lecture disons « différentielle » de l’usage comme phénomène historique.

Aucune de ces deux réactions, comme approche au double problème, ne semble adéquate.

Pour emprunter une autre voie, celle que j’ai choisie, il faut préciser ce qu’impliquent les deux thèses. J’ai cherché un cadre pour traiter le problème et le traiter en même temps par l’usage du langage, l’histoire et la pratique de l’histoire, sans en cela juger le rapport instauré.

J’ai dû accepter certains présupposés : 1) d’abord un Réel radicalement immanent en soi, qui précède et expulse toute pensée prétendant le saisir, apparemment présupposé par l’usage du langage et mis en jeu par la pensée comme extériorité qui rend compte du langage ; 2) ensuite une schématisation des types de pensée, à partir de l’existence de la philosophie comme une pensée parmi d’autres ; 3) l’idée de la philosophie comme un mécanisme qui se répète. Cela comporte une apparence de simplification ou une impression que tout est réduit à un discours qui se répète. L’enrichissement de cette matrice est possible seulement a posteriori. Les deux présupposés précédents ont des effets sur ce mécanisme et sur les façons de l’articuler, mais ils ne peuvent pas être saisis dans l’immédiat.

Si j’accepte ces présupposés, le problème peut être traité d’une triple façon: à partir de la première hypothèse, à partir de la deuxième et à partir du problème plus général qui encadre le rapport, c’est-à-dire la relation entre le Réel et le lien langage/pensée. Dans ce cadre, j’ai essayé de penser l’utilisation du langage et le rapport entre langage, pensée et l’extériorité censée déterminer le problème sur le modèle du Réel. J’ai pensé pouvoir de cette façon arriver à traiter le rapport usage du langage/pensée.

La décision de procéder ainsi a des conséquences et des implications très concrètes. Par exemple, les références aux ouvrages philosophiques sur le rapport entre poésie et philosophie ne sont présentes qu’en marge. Il n’est pas question directement de poètes, ce qui peut sembler paradoxal. Mon texte peut ainsi donner l’impression d’avancer par présuppositions et par axiomes, de suivre une ligne qui souvent se plie et revient sur soi ou de toujours rester sur un mouvement introductif. Tous ces aspects ne sont peut-être pas suffisamment expliqués dans mon texte, mais je pense en avoir expliqué et analysé les causes. Dans la théorie, les causes justifient les effets, qui ne peuvent pas être évités En tous cas ils sont assumés et j’espère justifiés par la difficulté et la particularité du sujet.

Le point d’arrivée

Je peux maintenant décrire le point d’arrivée en relation à la poésie. La poésie est le prototype et le modèle de ce que j’ai appelé l’usage du langage. Ce rapport privilégié et présupposé à la poésie me sert à poser les trois notions qui résultent de mon travail : le poétique, le non-poétique et la naturalisation.

La première notion, le poétique, correspond à la première hypothèse et à la première façon de la traiter. Le poétique reconnaît implicitement à la poésie sa valeur de prototype pour tout usage du langage. En même temps cela signifie la mise en arrière-plan de la poésie comme fond ontologique sur lequel le poétique se construit comme pensée. Le poétique est une idée quand on s’intéresse au langage, un langage quand on s’intéresse à l’idée. De cette façon il implique la prétention d’avoir acquis une substantialité dérivée du langage donné de la poésie. Dans l’acte même de saisir ce langage donné, il s’engage en réalité envers autre chose.

La deuxième notion est le non-poétique, correspondant à la deuxième hypothèse et à la deuxième façon de traiter la raison de l’usage. Le non-poétique reconnaît la valeur constitutive de l’usage, il ne veut pas fonder une structure comme le poétique. En cela, le non-poétique revient au donné, revient aux « choses » parce qu’il revient au langage des textes – dans mon texte à Schiller et à Nietzsche, au naïf et au sentimental, et à l’apollinien et au dionysiaque –, comme usage de l’histoire et aussi comme théorie du phénomène. Le non-poétique acquiert-il ainsi une consistance ? Le non-poétique n’est pas le rapport direct pensée/usage, il y a toujours une extériorité de départ qui ne peut pas être mise entre parenthèses. Sa consistance ne peut qu’être limitée, parce que le non-poétique n’indique pas la vraie consistance du problème.

Si je pose les deux termes – usage et pensée – séparément, comme réellement séparés et non séparés dans la pensée, puisque c’est ainsi qu’on les a posés, le rapport est un problème. Il ne l’est plus si je le pose à la suite d’une instance extérieure au rapport. Si je pense l’instance comme indifférente, la réciprocité ou l’extériorité des termes n’interpellent plus la pensée. J’appelle la naturalisation du problème l’idée qu’il n’y a pas de problème du poétique et du non-poétique. Les deux notions ont une consistance et par ces notions j’ai à faire à un problème plus universel.

L’usage du langage ne peut pas être repensé à l’intérieur de la zone d’indistinction de l’usage entre art et philosophie, mais ne peut pas être repensé au niveau de la naturalisation non plus, parce que la naturalisation est encore à l’intérieur de la logique du rapport. Elle en est à la limite, marginale, mais à l’intérieur. La naturalisation délimite le poétique et le non-poétique. L’extériorité n’est pas encore l’immanence radicale et la naturalisation ne tient pas compte de cette immanence. Une pensée selon le Réel, ce qui s’appelle une non-philosophie, pourra peut-être s’approcher de l’utilisation du langage.

Conclusion

Comment répondre maintenant à la question : pourquoi ai-je décidé de suivre ce parcours assez tortueux ? Puis-je dire ce que j’ai voulu faire et ce que j’ai fait ?

Ma décision est motivée par le besoin théorique d’empêcher que la zone d’indistinction entre langage et pensée se constitue et se referme sur soi. Si on ne retrouve pas le plan de consistance, la raison réelle de l’usage du langage et des effets, on ne peut que s’étendre à l’infini dans la capitalisation du savoir et y trouver de plus en plus de présupposés non exprimés. C’est la notion de Réel, à laquelle on ne peut pas renoncer, qui est ainsi mise définitivement et concrètement en question.

Mais je ne crois pas que la critique de cette indistinction puisse être accomplie dans l’immédiat. Pour cela je me suis intéressé aux philosophes qui construisent une pensée forte. J’ai voulu et j’ai essayé d’explorer ce que cette pensée peut donner au sujet de l’usage du langage.

Cette décision a donné au moins un résultat concret. Avec les notions de poétique, de non-poétique et de naturalisation, on peut peut-être réagir différemment devant toute pensée dont la façon de procéder est un usage du langage, mais la théorie de l’usage reste implicite. En cela, comme dirait Deleuze, ces notions doivent être considérées comme des machines.

Il reste à explorer à nouveau les textes qui ont été utilisés, en partant cette fois des résultats de mon travail. Il faut revenir sur Spinoza, Leibniz, Nietzsche en partant du poétique et du non-poétique. Il reste à approfondir le contact entre l’usage du langage naturalisé et la pensée selon le Réel. Il reste à expliciter le rapport entre le poétique, le non-poétique et la poésie. Quelle poésie ? Il y a un livre de Ferdinand Alquié qui s’appelle La philosophie du surréalisme. Il y a effectivement dans le surréalisme sinon une philosophie au moins une pensée importante à saisir, mais avec d’autres moyens théoriques. En partant des trois notions que j’ai essayé de construire, peut-être pourrait-on repenser le surréalisme comme poésie selon le sur-Réel. Ce travail est l’aménagement d’une passerelle pour aller vers ces objectifs.



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