TR 2004/05 : L'esprit philosophique par l'exemple - Forum ONPhI

TR 2004/05 : L'esprit philosophique par l'exemple

11/04/2005 à 09:39
Par: Yves Blanc
<strong>L'esprit philosophique par l'exemple</strong><br><br>
Quand Platon, dans <I>La République</i><sup>1</sup>, fait du philosophe digne de « s&rsquo;occuper de la garde de l&rsquo;Etat » un être omniscient, maître d&rsquo;un savoir synoptique visant « la vérité absolue », « la connaissance de ce qui existe toujours », connaissance qui « se rapporte au réel qu&rsquo;est l&rsquo;invisible », il hisse tout de go la philosophie au statut de reine des sciences « qui ne dépend d&rsquo;aucune autre mais dont toutes les autres dépendent&hellip; »<sup>2</sup>. Est-il exemple d&rsquo;esprit philosophique plus remarquable et plus durable<sup>3</sup> dotant un projet intellectuel d&rsquo;une dimension affective, c&rsquo;est-à-dire absolue : celle&hellip; du beau paradis Blanc ? Aussi rien n&rsquo;est plus facile de commettre un contresens à la lecture d&rsquo;une telle définition du philosophe et de la philosophie, de n&rsquo;y voir que vanité au lieu d&rsquo;en percevoir le secret humour. En effet, l&rsquo;omniscience, quel philosophe tant soit peu responsable l&rsquo;a jamais cru possible ? Sans parler du caractère éternel de la vérité ? Lorsque Platon, par ailleurs dans Timée<sup>4</sup>, entreprend de distinguer l&rsquo;intelligence de l&rsquo;opinion et, en récapitulant, l&rsquo;être intelligible de l&rsquo;être sensible et de l&rsquo;image, peut-on raisonnablement comprendre qu&rsquo;il croit en la possibilité de la vérité alors qu&rsquo;il prend soin de « la séparer par son origine et de la distinguer par son caractère » de tout être sensible, possible ? <br>D&rsquo;un tout autre style sera l&rsquo;humour de Nietzsche<sup>5</sup>, à près de vingt-quatre siècles d&rsquo;écart. Humour noir par excellence qui, en révélant « pour la première fois » l&rsquo;aspect « instinctif », « superficiel », « provisoire » de l&rsquo;esprit philosophique, « la perspective de grenouille »<sup>6</sup> qu&rsquo;il impose à la pensée, va néanmoins lui donner paradoxalement ses lettres de noblesse. En effet, que reproche en premier lieu Nietzsche à l&rsquo;esprit philosophique sinon ses racines affectives, lui qui a « peu à peu découvert que toute grande philosophie jusqu&rsquo;à ce jour a été la confession de son auteur, et (qu&rsquo;il l&rsquo;ait ou non voulu ou remarqué) constitue ses Mémoires », « que la pensée consciente d&rsquo;un philosophe, dans sa majeure part, est secrètement guidée par ses instincts ». Mais qu&rsquo;affirme-t-il en second lieu et avec une vigueur comparable sinon que ce même esprit philosophique nous est le plus « indispensable », « que l&rsquo;homme ne pourrait pas vivre sans admettre les fictions de la logique, sans ramener la réalité à la mesure du monde purement imaginaire et inconditionné de l&rsquo;identique » bref, que renoncer à une telle attitude de pensée, « ce serait renoncer à la vie, nier la vie ».<br> De sorte qu&rsquo;il a beau en appeler « à la venue d&rsquo;une race de philosophes nouveaux » pour délier la philosophie de son « instinct tyrannique, de sa prétention à toujours « créer le monde à son image » à toujours vouloir instaurer « la causa prima », prend-il encore soin de la déclarer en même temps essentielle « à la conservation d&rsquo;êtres justement faits comme nous ». Et seule cette ambiguïté permet de tenir de manière ultime la parole nietzschéenne pour philosophique, empreinte d&rsquo;humour, fût-il noir, et de la sauver en définitive du discours démentiel guidé par une surestimation de soi devenue insurmontable.<br> Faut-il en résumé, se résoudre à faire preuve d&rsquo;esprit en se rappelant patiemment que tout philosophe qui ne se prend pas pour Dieu ou, risquons le soupçon d&rsquo;humilité (!), pour un dieu, est bien forcé d&rsquo;avouer qu&rsquo;il lui est impossible de parler de la vérité comme d&rsquo;une chose simple, au risque de la rendre inhumaine. A la couper ainsi de toute détermination affective, à vouloir lui dénier tout caractère subjectif, c&rsquo;est sans doute manquer, pour une fois, une bonne occasion de se taire !
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1- Platon, <i>La République</i>, Bibliothèque de la Pléiade, VII, 521, La culture scientifique des philosophes-magistrats.
<br> 2- H. Grenier, <i>La connaissance philosophique</i>, opus cité p. 12.
<br>3- Ce qui fera dire dans <i>Procès et réalité</i> au philosophe anglais Whitehead que toute l&rsquo;histoire de la philosophie occidentale n&rsquo;était à ses yeux que « notes en bas de page de l&rsquo;oeuvre de Platon ».
<br>4- Platon, <i>OEuvres complètes</i>, Bibliothèque de la Pléiade, Timée, 52, 53.
<br> 5- Nietzsche, <i>Par-delà le bien et le mal</i>, Première partie, Des préjugés des philosophes.
<br>6- Langage qui n&rsquo;est pas sans rappeler ici celui de la non-philosophie quand elle parle des « origines spontanées » de la philosophie (cf. Avant-propos), sans qu&rsquo;il soit néanmoins dans notre intention de le confondre avec ce dernier.