Du subalterne à l’étranger esquisse d’une critique non-philosophique de la raison postcoloniale
17/12/2008 à 15:49
Par: Sathya RAO
Résumé :
L’objet de cet article est de procéder, selon une application restreinte de la fiction non-philosophique, à une comparaison entre la figure postcoloniale actuelle du subalterne et celle, à venir, du clandestin. Même si ces deux figures possèdent un certain nombre de points communs, elles se distinguent du fait de leur radicalité. Engageant à une critique radicale de la subalternité dans ce qu’elle a de philosophable, cet article se veut le préambule (à défaut d’en être la fiction en tant que telle) à une théorie non-coloniale du sujet.
This aim of this article is to compare, by making use of a restricted application of non-philosophical fiction, the actual postcolonial figure of the subaltern with that, to come, of the clandestine. Even though these figures apparently share common features, they are incommensurable on a deeper level. Committed to a radical criticism of subalternity as a philosophical by-product, this article paves the way for a non-colonial theory of the subject yet to be radically fictionalized.
Mots clés : non-philosophie, subalterne, postcolonialisme, déconstruction, marxisme
Du subalterne à l’étranger esquisse d’une critique non-philosophique de la raison postcoloniale par Sathya RAO
1) Les conditions du dialogue
Elaboré au sein des universités anglaises et nord-américaines au début des années 1990, le concept de postcolonialisme, a fait son apparition en France il y a à peine quelques années, en premier lieu dans le domaine de l’histoire coloniale, de la littérature comparée ainsi que des études anglaises et francophones. Problématique en soi, ce décalage dans la réception a donné lieu à de nombreuses interrogations. Comme tel, le concept de postcolonialisme recouvre une réalité très vaste qui déborde les champs disciplinaires (histoire, littérature, traduction, anthropologie, philosophie, études bibliques, etc.) tout en empruntant à de multiples écoles de pensée (déconstruction, féminisme, marxisme, sémiotique, postmodernisme, etc.). Dans ces conditions, il est difficile pour ne pas dire impossible, comme le remarque Steven Slemon, de lui donner une définition précise.
It [postcolonialism] has been used as a way of ordering a critique of totalizing forms of Western historicisms ; as a portemanteau term for a retooled notion of ‘class’, as a subset of both postmodernism and post-structuralism (and conversely, as the condition from which those two structures of cultural logic and cultural critique themselves are seen to emerge) ; as the name for a condition of nativist longing in post-independence national groupings ; as a cultural marker of non-residency for a Third World intellectual cadre ; as the inevitable underside of a fractured and ambivalent discourse of colonialist power ; as an oppositional form of ‘reading practice’ ; and – as the name for a category of ‘literacy’ activity which sprang from a new and welcome political energy going on within what used to be called ‘Commonwealth’ literature studies. 1
Tout au plus peut-on tenter d’en proposer une description générale sous la forme d’une série d’énoncés : 1) le postcolonialisme pose une certaine continuité dialectique entre les périodes coloniale et contemporaine 2 , qui se distingue de celle de l’anti-colonialisme et du néo-colonialisme 3 ; 2) le postcolonialisme opère la critique généralisée des effets symboliques, passés et présents, de la domination coloniale (le plus souvent européenne) sur la culture et les mentalités des anciens pays colonisés, en mettant à profit les moyens de la philosophie ; 3) le postcolonialisme initie une praxis renouvelée de la différence culturelle dans le champ des sciences humaines sous l’impulsion d’opérateurs comme l’hybridité, la créolité ou le métissage. Au fil de notre propos, nous serons conduits à préciser l’usage que nous ferons du terme postcolonial.
L’objet de cet article consistera à faire dialoguer la non-philosophie (que nous envisagerons dans son style laruellien) et le postcolonialisme, selon des modalités qui leur sont propres, dans le but de caractériser, puis de comparer leur « théorie du sujet » respective. Ce dialogue inédit s’avérera d’autant plus fructueux qu’il parviendra à respecter les disciplines propres à chacun des partis en présence. Plus exactement, son gage de rigueur tout autant que de réussite reposera sur le bien-fondé des hypothèses suivantes, lesquelles seront examinées séparément : premièrement, la non-philosophie se positionne dans une certaine continuité par rapport à l’expérience coloniale ; en cela, elle pourrait être qualifiée de coloniale, d’anticoloniale voire de postcoloniale ; deuxièmement, il y a du philosophable dans la pensée postcoloniale en général et dans sa théorie du sujet en particulier, ce qui en fait matière à dualyse.
2) L’apparence postcoloniale de la non-philosophie
D’un point de vue que l’on qualifiera de mondain, la non-philosophie pourrait tomber sous le coup des affirmations suivantes : premièrement, la non-philosophie est une pensée ethnocentrique dans la mesure où elle emprunte l’essentiel de ses références à la pensée occidentale (antiquité grecque, christianisme, philosophies européennes) ; deuxièmement, la non-philosophie s’inscrit dans la mouvance anti/postcoloniale comme en témoigne, par exemple, sa critique des autorités dans le sillage de la pensée poststructuraliste (Deleuze, Derrida, Foucault, etc.,). D’un point de vue non-philosophique, ces deux arguments tirent leur consistance de la forme-philosophie elle-même, et c’est précisément à ce titre qu’ils doivent être considérés (dans le but d’être mieux être dualysés). Il est intéressant de noter que la première affirmation se retrouve, avec cette charge supplémentaire de généralité propre aux énoncés de forme non-philosophique, sous la plume de penseurs comme D. De Almeida et D. Moulinier.
[…] il paraît difficile d\'ignorer totalement le caractère localisé de cette pensée non-philosophique, du moins dans sa version d’origine. Pour abonder dans le sens de De Almeida, on imagine mal (c\'est le cas de le dire) en quoi la doctrine non-philosophique telle qu\'elle est constituée actuellement à travers les livres de François Laruelle et quelques autres concerne effectivement les non-européens. N\'est-il pas évident que nous avons affaire ici à une pensée strictement européenne, du moins articulée en un langage appartenant à la philosophie européenne, et surtout confrontée à la seule résistance de celle-ci ? De Almeida ne signale avec justesse que la non-philosophie ne suscite aucune résistance particulière chez les non-européens. Allons plus loin : comment cette théorie aurait-elle pu être conçue et développée dans un pays autre que la France, au creux et/ou en marge de l\'Université française, enseignée et divulguées par (et contre) celle-ci ? 4
A l’évidence, la question de l’ethnos de la non-philosophie est susceptible de donner lieu à toutes formes d’hallucinations de la part de la philosophie sur la non-philosophie, à commencer bien sûr par celle de son ethnocentrisme voire même de son antisémitisme dont témoignerait son acharnement chrétien à vouloir isoler un invariant philosophique « juif », distinct du grec qui plus est ! Du point de vue philosophique, il y a très certainement un racisme anti-philosophique de la part de la non-philosophie qui tient en premier lieu sa radicalité de son refus unilatéral de faire jeu égal avec la philosophie (notamment en ce qui concerne le sort réservé à l’étranger). Dans sa version antiphilosophique, cette perception de la « haine » non-philosophique à l’endroit de la philosophie n’est, en tout et pour tout, qu’une qu’interprétation restreinte de la négativité de la non-philosophie (sur fond de résistance de la philosophie). En ce qui concerne, les positions plus radicales de D. De Almeida et de D. Moulinier, elles offrent, malgré leurs limites respectives, des occasions de pousser plus avant la réflexion non-philosophique vers l’élaboration d’une pensée non-européenne (qui ne soit ni une anti-phénoménologie ni une récupération humanitaire de la non-philosophie) et une dualyse dépassionnée du style institutionnel-français de la non-philosophie.
S’agissant de l’impression de proximité entre la non-philosophie et le postcolonialisme, elle pourrait trouver une légitimité au regard des observations mondaines : 1) non-philosophie et postcolonialisme partage le présupposé qu’il y a un savoir à tirer de l’expérience coloniale (et de ses effets), qu’il s’agisse de celle de la philosophie ou bien de celle de l’histoire ; 2) non-philosophie et postcolonialisme pratiquent l’éclectisme en matière de références théoriques et d’approches disciplinaires, sans compter qu’elles partagent des influences théoriques comme le poststructuralisme et le marxisme; 3) non-philosophie et postcolonialisme critiquent les discours autoritaires tout en réhabilitant une pensée des minorités et de l’étranger ; 4) non-philosophie et postcolonialisme s’efforcent de se situer dans une certaine rupture, qu’elles revendiquent jusque dans leur désignation même, avec les disciplines traditionnelles (ce qui implique notamment le recours commun à une pensée de type non dualiste) ; 5) non-philosophie et postcolonialisme ont été plus ou moins mis au ban de l’Université française, même si la situation du second s’est « régularisée » 5 comme l’indique la multitude de colloques (y compris récemment à la Sorbonne) organisés sous cette étiquette. On pourrait ainsi multiplier les points de convergence et conclure à une proximité inédite entre non-philosophie et postcolonialisme. De nature essentiellement mondaine, l’apparence postcoloniale de la non-philosophie trouve son origine dans une erreur d’interprétation (la non-philosophie étant trop rapidement assimilée à la déconstruction derridienne) autant que sur la difficulté à circonscrire précisément la notion de postcolonialisme 6 . Dans une optique non-philosophique cette fois, la mise en comparaison avec le postcolonialisme requiert bien entendu une toute autre posture. Le problème est alors moins d’établir un « croisement » (selon la pluralité des sens que le postcolonialisme prête à ce terme) improbable entre non-philosophie et postcolonialisme, que de matérialiser les prétentions philosophiques du postcolonialisme.
3) Postcolonialisme et déconstruction
La théorie postcoloniale emprunte massivement à la discipline philosophique, en particulier au postructuralisme français (Derrida, Lacan, Deleuze, Foucault) et au marxisme. Ce double héritage n’est pas sans susciter une tension au sein même de l’entreprise postcoloniale entre d’une part, la ligne marxiste (que représentent notamment Terry Eagleton et Aijaz Ahmad) soucieuse d’ancrer son activité de réflexion dans la réalité politique et sociale du capitalisme sous son aspect de globalisation et, d’autre part, la ligne postructuraliste (qu’incarnent en particulier Homi Bhabha et Robert Young) œuvrant à la déconstruction des stratégies de représentation de l’autorité coloniale dans le but de mieux la subvertir. Relativement classique, cette scission (qui répète les dichotomies assez convenues entre texte et contexte, fiction et réalité, bourgeois et prolétariat, etc.,) se fonde sur une difficulté structurelle à imaginer une praxis de la déconstruction (ce à quoi s’essaye néanmoins une Gayatri Spivak…) et une théorie autonome du marxisme (dont la légitimité ne tienne pas uniquement à ses conditions d’application à la réalité, à son réalisme en somme). La prise en main philosophique du postcolonial constitue en soi un phénomène conjoncturel assez complexe façonné tout à la fois par l’héritage marxiste des premiers théoriciens des indépendances comme Cabral et Nkrumah, l’engagement anticolonialiste d’intellectuels à l’instar de Sartre et de Camus, le discours libéral sur les minorités aux USA, l’intérêt suscité par la French Theory aux USA 7 tout autant que son influence sur la formation des théoriciens du postcolonialisme 8 . À cela s’ajoute, sur un plan plus structurel, la propension géopolitique des « philosophies de la Différence » (Laruelle), contrairement à la métaphysique des Lumières, à investir un territoire par ses marges (minorités ethniques, sexuelles, raciales).
Mettant à profit la force de frappe de ces philosophies (en particulier, la déconstruction derridienne), nombre de théoriciens postcoloniaux ont cherché justement à ébranler les figures de l’autorité coloniale, y compris au sein même de l’institution philosophique. Ainsi des penseurs comme Gayatri Spivak, Homi Bhabha et Richard Young ont-ils pu mettre en évidence l’eurocentrisme, voire le racisme de l’humanisme des Lumières. Ce faisant, leur ambition était moins de jeter l’opprobre sur la philosophie occidentale que de tenter d’en proposer un usage renouvelé et si possible émancipateur. Aussi prometteuse soit-elle (en particulier, dans l’optique de la constitution d’une « désoccidentalisation » de la pensée), cette tentative de refondation de l’épistémologie coloniale continue de s’opérer sous les auspices de la déconstruction (et/ou du marxisme) et, de ce fait, demeure insatisfaisante d’un point de vue non-philosophique. Faute de ne pouvoir isoler la structure (quasi-)discriminante de la Décision philosophique, en particulier dans sa version déconstructrice, les philosophes du postcolonialisme ne font que reconduire, avec une ruse qui leur échappe, son autorité depuis le versant de la différence. Si elle permet de rendre compte de l’identité du colonisé (ou du subalterne) sans pour autant tomber dans le violent jeu de lutte hégélien (où se sont enferrés Fanon et Sartre), l’hybridité de Bhabha la fait advenir sur les failles de l’identité même du colon.
Hybridity is the sign of the productivity of colonial power, its shifting forces and fixities; it is the name for the strategic reversal of the process of domination through disavowal (that is, the production of discriminatory identities that secure the ‘pure’ and original identity of authority). Hybridity is the revaluation of the assumption of colonial identity through the repetition of discriminatory identity effects 9 .
Reflet ou signifiant du Maître, dont il renvoie, avec plus ou moins de moquerie (mimicry), la suffisance, l’identité du subalterne réside donc dans son supplément d’altérité ou d’étrangeté dont le pouvoir de déstabilisation porte la promesse d’une certaine créativité. Ainsi l’identité subalterne obscurcit-elle la vision de la maîtrise en la renvoyant, de façon encore spéculaire et non moins ironique, à son altérité intérieure (refoulé, inconscient, désir, imagination) d’où il fantasme l’autre colonisé (à défaut de pouvoir en contrôler les effets). En outre, il importe de noter que la théorie postcoloniale produit une lecture (et une critique) nécessairement « supplémentée » de la déconstruction dont il est possible d’isoler deux versions dominantes : d’une part, une surpolitisation de sa performance (qui opère depuis le front critique de son défaut d’engagement) sous l’impulsion de la critique marxiste (Spivak) et d’autre part une surfictionnalisation du texte (post)colonial, qui se réduit alors à une symptomatologie (qui se lit à même le corps-texte du colonisé) du colonisateur, sous l’influence de la psychanalyse (Bhabha).
D’un point de vue-non-philosophique, il n’est pas étonnant que la pensée postcoloniale mette à profit l’élément d’altérité judaïque (qu’il s’agisse de la version mixte de Derrida ou, plus récemment, de celle épurée de Levinas) pour opérer sa différence et éventuellement retourner la victime en bourreau (à force de dette, de devoir de mémoire ou de mauvaise conscience). Seule alternative philosophique à l’hégémonie inhumaine de l’Être, l’altérité ménage une échappatoire, celle d’un humanisme de l’autre depuis lequel l’identité prolifère dans/par le jeu (textuel) infini de ses transformations et hybridations (qui aggravent sa charge d’altérité). De là son inconsistance aux yeux de la ligne marxiste du postcolonialisme; inconsistance (dont témoignerait non seulement son désintérêt pour le réel, mais aussi sa propension à circuler, en toute fluidité et familiarité, avec le Capital) qu’elle doit, en réalité, moins à son manque d’activité ou de productivité qu’à son incapacité structurelle à ne pas toujours surdéterminer le réel (ce que tente de prévenir le principe marxiste détermination de dernière instance). Tenue sous le joug de la Décision philosophique, la théorie postcoloniale se trouve ainsi incapable d’inventer un « sujet » appauvri dont le vécu serait radicalement immanent (plutôt qu’exclusivement féminin ou symbolique) et qui serait doté d’une liberté d’action transcendantale lui permettant d’user réellement (c’est-à-dire pas uniquement de façon tactique ou mimétique) du savoir de la maîtrise sans se trouver assujetti en retour.
4) Pour une théorie non-coloniale du subalterne
La non-philosophie déploie un univers théorique inédit au sein duquel à la fois émanciper le donné/sujet (post)colonial du mode de donation asservissant de la philosophie et élaborer une nouvelle conception du subalterne. Cette reforme non-philosophique de la théorie postcoloniale ouvre sur la fiction radicale d’une pensée non-coloniale qui se caractériserait par les trois applications suivantes :
Premièrement, une critique radicale ou non-occidentale du colonialisme philosophique (simultanément guerre-et-paix) produit par le mixte gréco-judaïque d’identité et d’altérité composant la Décision philosophique (y compris sous ces formes les plus distendues ou deleuziennes qu’exploitent beaucoup de discours contemporains sur le métissage). Cette critique opère depuis l’hypothèse d’un futur non-colonial, temporalité radicalement pacifiée de l’Étranger à venir, qui prévient toute réactivation dialectique (dette, vengeance, mélange généralisé, spectralisation, etc.,), locale (exclusivité d’une mémoire sur les autres) ou universelle (oubli par excès de généralisation), de l’historicité coloniale contenue potentiellement dans le préfixe « post- » et ses avatars (« anti- », « néo-», etc.,), avec ou sans le supplément du trait d’union.
Deuxièmement, une théorie inédite du clonage comme alternative aux théories métissage, de l’hybridité et autres « mixologies » qui tirent leur créativité restreinte du jeu dialectique (en particulier, la déconstruction derridienne et la déterritorialisation deleuzienne) qu’autorise la Décision philosophique. La théorie du clonage laisse entrevoir la possibilité d’une identité (de la différence) qui ne soit pas altérée ou dialectisée par ses termes (par exemple, sous la forme de jeux sadomasochistes de transferts de domination de la victime au bourreau). Le propre de cette identité (que la non-philosophique formalise dans les termes de la dualité unilatérale) est d’échapper aux téléologies de l’appauvrissement (par défaut d’identité), de l’élection (par excès d’altérité) et de leur mélange (que pratiquent les théories du métissage d’inspiration deleuzienne ou derridienne), lesquelles constituent, autant qu’elles sont, le lit des anthropologies culturelles traditionnelles.
Troisièmement, une théorie réformée de la subalternité qui ne compromette pas dialectiquement l’intégrité ou la consistance de l’identité subalterne ni ne fasse retour à la théorie du sujet (colonial) classique. Une des grandes ambitions du postcolonialisme, dont se fait l’écho le célèbre texte de Gayatri Spivak « Can the Subaltern Speak ? », est justement de parvenir à porter la voix à ceux qui en sont privés du fait de l’intervention d’instances intermédiaires, intellectuels, historiens et les élites, qui prétendent parler en leur nom. Pour sa part, la non-philosophie apporte une réponse radicale ou plus exactement oraculaire, à cette interrogation aux accents kantiens (qui tire sa force perlocutoire du modal de possibilité) dont la forme est en soi éthiquement préjudicielle.
La victime, c’est ce qui l’oppose aux forts et aux habiles qui instruisent son procès de défense en son nom mais de manière ultime au nom de leur force et de leur pouvoir, se présuppose alors elle-même ou se performe comme victime dans et par son silence radical ou son impossibilité positive de parler. Elle peut d cette manière faire valoir une justice qui prend les voies de l’immanence. Se présupposer soi-même comme victime, ce n’est pas passivité par impuissance, faiblesse par mauvaise conscience, vengeance par ressentiment. Ce n’est même pas se recevoir ou s’éprouver comme victime – nous devons abandonner le sentiment, les affects et les avatars de la conscience à la philosophie, au droit et à l’éthique. C’est être-donné ou être-performé telle une victime, c’est faire une hypothèse et présupposition radicale, sans relève possible, de son être (de) victime 10
Clone transcendantale de l’Homme-en-personne (qui doit être entendu comme un nom premier pour le réel plutôt que vécu particulier aussi marginal ou exemplaire soit-il), l’Étranger lui assure une représentation non-assujettissante et réellement performative à partir du matériau philosophique défait de sa prétention et réduit au silence (de son support). Dans un langage plus axiomatique, il est possible de dire que l’Étranger-subalterne (qui est une autre personne transcendantale (du) non-philosophe dans une axiomatique non-marxiste) est celui qui parle unilatéralement pour l’homme-en-personne, sans jamais prétendre le représenter, c’est-à-dire mettre en question, de quelque façon que ce soit (a fortiori sur le mode de la possibilité), son identité. Sa parole ne se livre pas comme un questionnement transcendantal kantien (qui laisse entendre, comme tel, les accents coupables d’une éthique et d’une anthropologie philosophico-coloniales), mais comme un ultimatum. En ce sens, cette parole ne peut être ni une symptomatologie (des abus de pouvoir de) la maîtrise (Bhabha) signifiante à même le corps des sujets coloniaux, ni un usage minoré de la déconstruction dont la finalité « tactique » finit par étouffer en partie (ne serait-ce que dans la mesure où elle laisser peser des soupçons de surdétermination par le féminisme…) à force de la différer la voix de ceux qu’elle réhabilite (Spivak). Ainsi le non-philosophe est-il le subalterne pour la philosophie dont il travaille laborieusement (moins à la manière d’un fonctionnaire que d’un intermittent), dans un silence qu’elle est bien incapable d’entendre (ou, ce qui revient au même, de faire parler par quelques intermédiaires que ce soit), à faire cesser le vacarme.
1 Steven SLEMON, « The Scramble for Post-Colonialism », in C. TIFFIN & A. LAWSON (dir.), De-scribing Empire: Postcolonialism and Textuality, Londres, Routledge, 1994, p. 16-17.
2 Le sens de cette continuité a donné lieu à de nombreux débats dont le choix de l’utilisation ou non du trait d’union entre « post » et « colonial » est un stigmate.
3 Pour ce qui est des nuances entre ces trois termes, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Robert YOUNG, Postcolonialism. An Historical Introduction, Blackwell, Oxford, 2001, p. 13-69.
4 Didier MOULINIER, site « La Non-Philosophie » rubrique « pensée non-européenne », http://www.la-non philosophie.net/etudes%20laruelliiennes/pensee%20non-euro.htm )
5 Ce processus de régularisation du postcolonialisme en France recouvre un certain nombre de stratégies de réception qui vont de la recherche d’un postcolonialisme à la française comme chez Jean-Marc Moura à son redéploiement politique (et éventuellement politicien) par le collectif autour de Pascal Blanchard et Nicolas Bancel.
6 Dans cette mesure, l’exercice d’imagination d’une rencontre hypothétique entre la non-philosophie et le postcolonialisme sur le terrain de ce dernier ne sera jamais aussi rigoureux que celui qu’impose la philo-fiction…
7 Voir à ce propos l’ouvrage de François CUSSET, French Theory, La Découverte, Paris, 2003.
8 Rappelons, à ce propos, qu’une Gayatri Spivak a fait son doctorat sous la supervision de Paul de Man et a traduit vers l’anglais De la grammatologie de Jacques Derrida.
9 Homi BHABHA, « Signs Taken for Wonders : Questions of Ambivalence and Authority Under a Tree Outside Dehli, May 1817 », dans Bill Aschcroft, Gareth Griffiths & Helen Tiffin, The Postcolonial Reader, Routledge, Londres & New York, 1997, p. 42 (2ème édition)
10 François LARUELLE, Ethique de l’Étranger. Du crime contre l’humanité, Paris, Kimé, 2000, p. 11
L’objet de cet article est de procéder, selon une application restreinte de la fiction non-philosophique, à une comparaison entre la figure postcoloniale actuelle du subalterne et celle, à venir, du clandestin. Même si ces deux figures possèdent un certain nombre de points communs, elles se distinguent du fait de leur radicalité. Engageant à une critique radicale de la subalternité dans ce qu’elle a de philosophable, cet article se veut le préambule (à défaut d’en être la fiction en tant que telle) à une théorie non-coloniale du sujet.
This aim of this article is to compare, by making use of a restricted application of non-philosophical fiction, the actual postcolonial figure of the subaltern with that, to come, of the clandestine. Even though these figures apparently share common features, they are incommensurable on a deeper level. Committed to a radical criticism of subalternity as a philosophical by-product, this article paves the way for a non-colonial theory of the subject yet to be radically fictionalized.
Mots clés : non-philosophie, subalterne, postcolonialisme, déconstruction, marxisme
Du subalterne à l’étranger esquisse d’une critique non-philosophique de la raison postcoloniale par Sathya RAO
1) Les conditions du dialogue
Elaboré au sein des universités anglaises et nord-américaines au début des années 1990, le concept de postcolonialisme, a fait son apparition en France il y a à peine quelques années, en premier lieu dans le domaine de l’histoire coloniale, de la littérature comparée ainsi que des études anglaises et francophones. Problématique en soi, ce décalage dans la réception a donné lieu à de nombreuses interrogations. Comme tel, le concept de postcolonialisme recouvre une réalité très vaste qui déborde les champs disciplinaires (histoire, littérature, traduction, anthropologie, philosophie, études bibliques, etc.) tout en empruntant à de multiples écoles de pensée (déconstruction, féminisme, marxisme, sémiotique, postmodernisme, etc.). Dans ces conditions, il est difficile pour ne pas dire impossible, comme le remarque Steven Slemon, de lui donner une définition précise.
It [postcolonialism] has been used as a way of ordering a critique of totalizing forms of Western historicisms ; as a portemanteau term for a retooled notion of ‘class’, as a subset of both postmodernism and post-structuralism (and conversely, as the condition from which those two structures of cultural logic and cultural critique themselves are seen to emerge) ; as the name for a condition of nativist longing in post-independence national groupings ; as a cultural marker of non-residency for a Third World intellectual cadre ; as the inevitable underside of a fractured and ambivalent discourse of colonialist power ; as an oppositional form of ‘reading practice’ ; and – as the name for a category of ‘literacy’ activity which sprang from a new and welcome political energy going on within what used to be called ‘Commonwealth’ literature studies. 1
Tout au plus peut-on tenter d’en proposer une description générale sous la forme d’une série d’énoncés : 1) le postcolonialisme pose une certaine continuité dialectique entre les périodes coloniale et contemporaine 2 , qui se distingue de celle de l’anti-colonialisme et du néo-colonialisme 3 ; 2) le postcolonialisme opère la critique généralisée des effets symboliques, passés et présents, de la domination coloniale (le plus souvent européenne) sur la culture et les mentalités des anciens pays colonisés, en mettant à profit les moyens de la philosophie ; 3) le postcolonialisme initie une praxis renouvelée de la différence culturelle dans le champ des sciences humaines sous l’impulsion d’opérateurs comme l’hybridité, la créolité ou le métissage. Au fil de notre propos, nous serons conduits à préciser l’usage que nous ferons du terme postcolonial.
L’objet de cet article consistera à faire dialoguer la non-philosophie (que nous envisagerons dans son style laruellien) et le postcolonialisme, selon des modalités qui leur sont propres, dans le but de caractériser, puis de comparer leur « théorie du sujet » respective. Ce dialogue inédit s’avérera d’autant plus fructueux qu’il parviendra à respecter les disciplines propres à chacun des partis en présence. Plus exactement, son gage de rigueur tout autant que de réussite reposera sur le bien-fondé des hypothèses suivantes, lesquelles seront examinées séparément : premièrement, la non-philosophie se positionne dans une certaine continuité par rapport à l’expérience coloniale ; en cela, elle pourrait être qualifiée de coloniale, d’anticoloniale voire de postcoloniale ; deuxièmement, il y a du philosophable dans la pensée postcoloniale en général et dans sa théorie du sujet en particulier, ce qui en fait matière à dualyse.
2) L’apparence postcoloniale de la non-philosophie
D’un point de vue que l’on qualifiera de mondain, la non-philosophie pourrait tomber sous le coup des affirmations suivantes : premièrement, la non-philosophie est une pensée ethnocentrique dans la mesure où elle emprunte l’essentiel de ses références à la pensée occidentale (antiquité grecque, christianisme, philosophies européennes) ; deuxièmement, la non-philosophie s’inscrit dans la mouvance anti/postcoloniale comme en témoigne, par exemple, sa critique des autorités dans le sillage de la pensée poststructuraliste (Deleuze, Derrida, Foucault, etc.,). D’un point de vue non-philosophique, ces deux arguments tirent leur consistance de la forme-philosophie elle-même, et c’est précisément à ce titre qu’ils doivent être considérés (dans le but d’être mieux être dualysés). Il est intéressant de noter que la première affirmation se retrouve, avec cette charge supplémentaire de généralité propre aux énoncés de forme non-philosophique, sous la plume de penseurs comme D. De Almeida et D. Moulinier.
[…] il paraît difficile d\'ignorer totalement le caractère localisé de cette pensée non-philosophique, du moins dans sa version d’origine. Pour abonder dans le sens de De Almeida, on imagine mal (c\'est le cas de le dire) en quoi la doctrine non-philosophique telle qu\'elle est constituée actuellement à travers les livres de François Laruelle et quelques autres concerne effectivement les non-européens. N\'est-il pas évident que nous avons affaire ici à une pensée strictement européenne, du moins articulée en un langage appartenant à la philosophie européenne, et surtout confrontée à la seule résistance de celle-ci ? De Almeida ne signale avec justesse que la non-philosophie ne suscite aucune résistance particulière chez les non-européens. Allons plus loin : comment cette théorie aurait-elle pu être conçue et développée dans un pays autre que la France, au creux et/ou en marge de l\'Université française, enseignée et divulguées par (et contre) celle-ci ? 4
A l’évidence, la question de l’ethnos de la non-philosophie est susceptible de donner lieu à toutes formes d’hallucinations de la part de la philosophie sur la non-philosophie, à commencer bien sûr par celle de son ethnocentrisme voire même de son antisémitisme dont témoignerait son acharnement chrétien à vouloir isoler un invariant philosophique « juif », distinct du grec qui plus est ! Du point de vue philosophique, il y a très certainement un racisme anti-philosophique de la part de la non-philosophie qui tient en premier lieu sa radicalité de son refus unilatéral de faire jeu égal avec la philosophie (notamment en ce qui concerne le sort réservé à l’étranger). Dans sa version antiphilosophique, cette perception de la « haine » non-philosophique à l’endroit de la philosophie n’est, en tout et pour tout, qu’une qu’interprétation restreinte de la négativité de la non-philosophie (sur fond de résistance de la philosophie). En ce qui concerne, les positions plus radicales de D. De Almeida et de D. Moulinier, elles offrent, malgré leurs limites respectives, des occasions de pousser plus avant la réflexion non-philosophique vers l’élaboration d’une pensée non-européenne (qui ne soit ni une anti-phénoménologie ni une récupération humanitaire de la non-philosophie) et une dualyse dépassionnée du style institutionnel-français de la non-philosophie.
S’agissant de l’impression de proximité entre la non-philosophie et le postcolonialisme, elle pourrait trouver une légitimité au regard des observations mondaines : 1) non-philosophie et postcolonialisme partage le présupposé qu’il y a un savoir à tirer de l’expérience coloniale (et de ses effets), qu’il s’agisse de celle de la philosophie ou bien de celle de l’histoire ; 2) non-philosophie et postcolonialisme pratiquent l’éclectisme en matière de références théoriques et d’approches disciplinaires, sans compter qu’elles partagent des influences théoriques comme le poststructuralisme et le marxisme; 3) non-philosophie et postcolonialisme critiquent les discours autoritaires tout en réhabilitant une pensée des minorités et de l’étranger ; 4) non-philosophie et postcolonialisme s’efforcent de se situer dans une certaine rupture, qu’elles revendiquent jusque dans leur désignation même, avec les disciplines traditionnelles (ce qui implique notamment le recours commun à une pensée de type non dualiste) ; 5) non-philosophie et postcolonialisme ont été plus ou moins mis au ban de l’Université française, même si la situation du second s’est « régularisée » 5 comme l’indique la multitude de colloques (y compris récemment à la Sorbonne) organisés sous cette étiquette. On pourrait ainsi multiplier les points de convergence et conclure à une proximité inédite entre non-philosophie et postcolonialisme. De nature essentiellement mondaine, l’apparence postcoloniale de la non-philosophie trouve son origine dans une erreur d’interprétation (la non-philosophie étant trop rapidement assimilée à la déconstruction derridienne) autant que sur la difficulté à circonscrire précisément la notion de postcolonialisme 6 . Dans une optique non-philosophique cette fois, la mise en comparaison avec le postcolonialisme requiert bien entendu une toute autre posture. Le problème est alors moins d’établir un « croisement » (selon la pluralité des sens que le postcolonialisme prête à ce terme) improbable entre non-philosophie et postcolonialisme, que de matérialiser les prétentions philosophiques du postcolonialisme.
3) Postcolonialisme et déconstruction
La théorie postcoloniale emprunte massivement à la discipline philosophique, en particulier au postructuralisme français (Derrida, Lacan, Deleuze, Foucault) et au marxisme. Ce double héritage n’est pas sans susciter une tension au sein même de l’entreprise postcoloniale entre d’une part, la ligne marxiste (que représentent notamment Terry Eagleton et Aijaz Ahmad) soucieuse d’ancrer son activité de réflexion dans la réalité politique et sociale du capitalisme sous son aspect de globalisation et, d’autre part, la ligne postructuraliste (qu’incarnent en particulier Homi Bhabha et Robert Young) œuvrant à la déconstruction des stratégies de représentation de l’autorité coloniale dans le but de mieux la subvertir. Relativement classique, cette scission (qui répète les dichotomies assez convenues entre texte et contexte, fiction et réalité, bourgeois et prolétariat, etc.,) se fonde sur une difficulté structurelle à imaginer une praxis de la déconstruction (ce à quoi s’essaye néanmoins une Gayatri Spivak…) et une théorie autonome du marxisme (dont la légitimité ne tienne pas uniquement à ses conditions d’application à la réalité, à son réalisme en somme). La prise en main philosophique du postcolonial constitue en soi un phénomène conjoncturel assez complexe façonné tout à la fois par l’héritage marxiste des premiers théoriciens des indépendances comme Cabral et Nkrumah, l’engagement anticolonialiste d’intellectuels à l’instar de Sartre et de Camus, le discours libéral sur les minorités aux USA, l’intérêt suscité par la French Theory aux USA 7 tout autant que son influence sur la formation des théoriciens du postcolonialisme 8 . À cela s’ajoute, sur un plan plus structurel, la propension géopolitique des « philosophies de la Différence » (Laruelle), contrairement à la métaphysique des Lumières, à investir un territoire par ses marges (minorités ethniques, sexuelles, raciales).
Mettant à profit la force de frappe de ces philosophies (en particulier, la déconstruction derridienne), nombre de théoriciens postcoloniaux ont cherché justement à ébranler les figures de l’autorité coloniale, y compris au sein même de l’institution philosophique. Ainsi des penseurs comme Gayatri Spivak, Homi Bhabha et Richard Young ont-ils pu mettre en évidence l’eurocentrisme, voire le racisme de l’humanisme des Lumières. Ce faisant, leur ambition était moins de jeter l’opprobre sur la philosophie occidentale que de tenter d’en proposer un usage renouvelé et si possible émancipateur. Aussi prometteuse soit-elle (en particulier, dans l’optique de la constitution d’une « désoccidentalisation » de la pensée), cette tentative de refondation de l’épistémologie coloniale continue de s’opérer sous les auspices de la déconstruction (et/ou du marxisme) et, de ce fait, demeure insatisfaisante d’un point de vue non-philosophique. Faute de ne pouvoir isoler la structure (quasi-)discriminante de la Décision philosophique, en particulier dans sa version déconstructrice, les philosophes du postcolonialisme ne font que reconduire, avec une ruse qui leur échappe, son autorité depuis le versant de la différence. Si elle permet de rendre compte de l’identité du colonisé (ou du subalterne) sans pour autant tomber dans le violent jeu de lutte hégélien (où se sont enferrés Fanon et Sartre), l’hybridité de Bhabha la fait advenir sur les failles de l’identité même du colon.
Hybridity is the sign of the productivity of colonial power, its shifting forces and fixities; it is the name for the strategic reversal of the process of domination through disavowal (that is, the production of discriminatory identities that secure the ‘pure’ and original identity of authority). Hybridity is the revaluation of the assumption of colonial identity through the repetition of discriminatory identity effects 9 .
Reflet ou signifiant du Maître, dont il renvoie, avec plus ou moins de moquerie (mimicry), la suffisance, l’identité du subalterne réside donc dans son supplément d’altérité ou d’étrangeté dont le pouvoir de déstabilisation porte la promesse d’une certaine créativité. Ainsi l’identité subalterne obscurcit-elle la vision de la maîtrise en la renvoyant, de façon encore spéculaire et non moins ironique, à son altérité intérieure (refoulé, inconscient, désir, imagination) d’où il fantasme l’autre colonisé (à défaut de pouvoir en contrôler les effets). En outre, il importe de noter que la théorie postcoloniale produit une lecture (et une critique) nécessairement « supplémentée » de la déconstruction dont il est possible d’isoler deux versions dominantes : d’une part, une surpolitisation de sa performance (qui opère depuis le front critique de son défaut d’engagement) sous l’impulsion de la critique marxiste (Spivak) et d’autre part une surfictionnalisation du texte (post)colonial, qui se réduit alors à une symptomatologie (qui se lit à même le corps-texte du colonisé) du colonisateur, sous l’influence de la psychanalyse (Bhabha).
D’un point de vue-non-philosophique, il n’est pas étonnant que la pensée postcoloniale mette à profit l’élément d’altérité judaïque (qu’il s’agisse de la version mixte de Derrida ou, plus récemment, de celle épurée de Levinas) pour opérer sa différence et éventuellement retourner la victime en bourreau (à force de dette, de devoir de mémoire ou de mauvaise conscience). Seule alternative philosophique à l’hégémonie inhumaine de l’Être, l’altérité ménage une échappatoire, celle d’un humanisme de l’autre depuis lequel l’identité prolifère dans/par le jeu (textuel) infini de ses transformations et hybridations (qui aggravent sa charge d’altérité). De là son inconsistance aux yeux de la ligne marxiste du postcolonialisme; inconsistance (dont témoignerait non seulement son désintérêt pour le réel, mais aussi sa propension à circuler, en toute fluidité et familiarité, avec le Capital) qu’elle doit, en réalité, moins à son manque d’activité ou de productivité qu’à son incapacité structurelle à ne pas toujours surdéterminer le réel (ce que tente de prévenir le principe marxiste détermination de dernière instance). Tenue sous le joug de la Décision philosophique, la théorie postcoloniale se trouve ainsi incapable d’inventer un « sujet » appauvri dont le vécu serait radicalement immanent (plutôt qu’exclusivement féminin ou symbolique) et qui serait doté d’une liberté d’action transcendantale lui permettant d’user réellement (c’est-à-dire pas uniquement de façon tactique ou mimétique) du savoir de la maîtrise sans se trouver assujetti en retour.
4) Pour une théorie non-coloniale du subalterne
La non-philosophie déploie un univers théorique inédit au sein duquel à la fois émanciper le donné/sujet (post)colonial du mode de donation asservissant de la philosophie et élaborer une nouvelle conception du subalterne. Cette reforme non-philosophique de la théorie postcoloniale ouvre sur la fiction radicale d’une pensée non-coloniale qui se caractériserait par les trois applications suivantes :
Premièrement, une critique radicale ou non-occidentale du colonialisme philosophique (simultanément guerre-et-paix) produit par le mixte gréco-judaïque d’identité et d’altérité composant la Décision philosophique (y compris sous ces formes les plus distendues ou deleuziennes qu’exploitent beaucoup de discours contemporains sur le métissage). Cette critique opère depuis l’hypothèse d’un futur non-colonial, temporalité radicalement pacifiée de l’Étranger à venir, qui prévient toute réactivation dialectique (dette, vengeance, mélange généralisé, spectralisation, etc.,), locale (exclusivité d’une mémoire sur les autres) ou universelle (oubli par excès de généralisation), de l’historicité coloniale contenue potentiellement dans le préfixe « post- » et ses avatars (« anti- », « néo-», etc.,), avec ou sans le supplément du trait d’union.
Deuxièmement, une théorie inédite du clonage comme alternative aux théories métissage, de l’hybridité et autres « mixologies » qui tirent leur créativité restreinte du jeu dialectique (en particulier, la déconstruction derridienne et la déterritorialisation deleuzienne) qu’autorise la Décision philosophique. La théorie du clonage laisse entrevoir la possibilité d’une identité (de la différence) qui ne soit pas altérée ou dialectisée par ses termes (par exemple, sous la forme de jeux sadomasochistes de transferts de domination de la victime au bourreau). Le propre de cette identité (que la non-philosophique formalise dans les termes de la dualité unilatérale) est d’échapper aux téléologies de l’appauvrissement (par défaut d’identité), de l’élection (par excès d’altérité) et de leur mélange (que pratiquent les théories du métissage d’inspiration deleuzienne ou derridienne), lesquelles constituent, autant qu’elles sont, le lit des anthropologies culturelles traditionnelles.
Troisièmement, une théorie réformée de la subalternité qui ne compromette pas dialectiquement l’intégrité ou la consistance de l’identité subalterne ni ne fasse retour à la théorie du sujet (colonial) classique. Une des grandes ambitions du postcolonialisme, dont se fait l’écho le célèbre texte de Gayatri Spivak « Can the Subaltern Speak ? », est justement de parvenir à porter la voix à ceux qui en sont privés du fait de l’intervention d’instances intermédiaires, intellectuels, historiens et les élites, qui prétendent parler en leur nom. Pour sa part, la non-philosophie apporte une réponse radicale ou plus exactement oraculaire, à cette interrogation aux accents kantiens (qui tire sa force perlocutoire du modal de possibilité) dont la forme est en soi éthiquement préjudicielle.
La victime, c’est ce qui l’oppose aux forts et aux habiles qui instruisent son procès de défense en son nom mais de manière ultime au nom de leur force et de leur pouvoir, se présuppose alors elle-même ou se performe comme victime dans et par son silence radical ou son impossibilité positive de parler. Elle peut d cette manière faire valoir une justice qui prend les voies de l’immanence. Se présupposer soi-même comme victime, ce n’est pas passivité par impuissance, faiblesse par mauvaise conscience, vengeance par ressentiment. Ce n’est même pas se recevoir ou s’éprouver comme victime – nous devons abandonner le sentiment, les affects et les avatars de la conscience à la philosophie, au droit et à l’éthique. C’est être-donné ou être-performé telle une victime, c’est faire une hypothèse et présupposition radicale, sans relève possible, de son être (de) victime 10
Clone transcendantale de l’Homme-en-personne (qui doit être entendu comme un nom premier pour le réel plutôt que vécu particulier aussi marginal ou exemplaire soit-il), l’Étranger lui assure une représentation non-assujettissante et réellement performative à partir du matériau philosophique défait de sa prétention et réduit au silence (de son support). Dans un langage plus axiomatique, il est possible de dire que l’Étranger-subalterne (qui est une autre personne transcendantale (du) non-philosophe dans une axiomatique non-marxiste) est celui qui parle unilatéralement pour l’homme-en-personne, sans jamais prétendre le représenter, c’est-à-dire mettre en question, de quelque façon que ce soit (a fortiori sur le mode de la possibilité), son identité. Sa parole ne se livre pas comme un questionnement transcendantal kantien (qui laisse entendre, comme tel, les accents coupables d’une éthique et d’une anthropologie philosophico-coloniales), mais comme un ultimatum. En ce sens, cette parole ne peut être ni une symptomatologie (des abus de pouvoir de) la maîtrise (Bhabha) signifiante à même le corps des sujets coloniaux, ni un usage minoré de la déconstruction dont la finalité « tactique » finit par étouffer en partie (ne serait-ce que dans la mesure où elle laisser peser des soupçons de surdétermination par le féminisme…) à force de la différer la voix de ceux qu’elle réhabilite (Spivak). Ainsi le non-philosophe est-il le subalterne pour la philosophie dont il travaille laborieusement (moins à la manière d’un fonctionnaire que d’un intermittent), dans un silence qu’elle est bien incapable d’entendre (ou, ce qui revient au même, de faire parler par quelques intermédiaires que ce soit), à faire cesser le vacarme.
1 Steven SLEMON, « The Scramble for Post-Colonialism », in C. TIFFIN & A. LAWSON (dir.), De-scribing Empire: Postcolonialism and Textuality, Londres, Routledge, 1994, p. 16-17.
2 Le sens de cette continuité a donné lieu à de nombreux débats dont le choix de l’utilisation ou non du trait d’union entre « post » et « colonial » est un stigmate.
3 Pour ce qui est des nuances entre ces trois termes, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Robert YOUNG, Postcolonialism. An Historical Introduction, Blackwell, Oxford, 2001, p. 13-69.
4 Didier MOULINIER, site « La Non-Philosophie » rubrique « pensée non-européenne », http://www.la-non philosophie.net/etudes%20laruelliiennes/pensee%20non-euro.htm )
5 Ce processus de régularisation du postcolonialisme en France recouvre un certain nombre de stratégies de réception qui vont de la recherche d’un postcolonialisme à la française comme chez Jean-Marc Moura à son redéploiement politique (et éventuellement politicien) par le collectif autour de Pascal Blanchard et Nicolas Bancel.
6 Dans cette mesure, l’exercice d’imagination d’une rencontre hypothétique entre la non-philosophie et le postcolonialisme sur le terrain de ce dernier ne sera jamais aussi rigoureux que celui qu’impose la philo-fiction…
7 Voir à ce propos l’ouvrage de François CUSSET, French Theory, La Découverte, Paris, 2003.
8 Rappelons, à ce propos, qu’une Gayatri Spivak a fait son doctorat sous la supervision de Paul de Man et a traduit vers l’anglais De la grammatologie de Jacques Derrida.
9 Homi BHABHA, « Signs Taken for Wonders : Questions of Ambivalence and Authority Under a Tree Outside Dehli, May 1817 », dans Bill Aschcroft, Gareth Griffiths & Helen Tiffin, The Postcolonial Reader, Routledge, Londres & New York, 1997, p. 42 (2ème édition)
10 François LARUELLE, Ethique de l’Étranger. Du crime contre l’humanité, Paris, Kimé, 2000, p. 11
Réponses (2)
Anne-Françoise Schmid
26/12/2008 à 14:49
Cher Sathya,
il nous faut encore tes abstracts, français et anglais (une dizaine de lignes chacun) et des mots-clés,
amicalement,
Anne-Françoise
il nous faut encore tes abstracts, français et anglais (une dizaine de lignes chacun) et des mots-clés,
amicalement,
Anne-Françoise
Sathya Rao
05/01/2009 à 23:13
Bonsoir Anne-Françoise,
Voici les mots-clés et les résumés
J\'en profite également pour vous souhaiter à Françcois et à vous une très bonne année 2009.
Mots clés : non-philosophie, subalterne, postcolonialisme, déconstruction, marxisme
L’objet de cet article est de procéder, selon une application restreinte de la fiction non-philosophique, à une comparaison entre la figure postcoloniale actuelle du subalterne et celle, à venir, du clandestin. Même si ces deux figures possèdent un certain nombre de points communs, elles se distinguent du fait de leur radicalité. Engageant à une critique radicale de la subalternité dans ce qu’elle a de philosophable, cet article se veut le préambule (à défaut d’en être la fiction en tant que telle) à une théorie non-coloniale du sujet.
This aim of this article is to compare, by making use of a restricted application of non-philosophical fiction, the actual postcolonial figure of the subaltern with that, to come, of the clandestine. Even though these figures apparently share common features, they are incommensurable on a deeper level. Committed to a radical criticism of subalternity as a philosophical by-product, this article paves the way for a non-colonial theory of the subject yet to be radically fictionalized.
Voici les mots-clés et les résumés
J\'en profite également pour vous souhaiter à Françcois et à vous une très bonne année 2009.
Mots clés : non-philosophie, subalterne, postcolonialisme, déconstruction, marxisme
L’objet de cet article est de procéder, selon une application restreinte de la fiction non-philosophique, à une comparaison entre la figure postcoloniale actuelle du subalterne et celle, à venir, du clandestin. Même si ces deux figures possèdent un certain nombre de points communs, elles se distinguent du fait de leur radicalité. Engageant à une critique radicale de la subalternité dans ce qu’elle a de philosophable, cet article se veut le préambule (à défaut d’en être la fiction en tant que telle) à une théorie non-coloniale du sujet.
This aim of this article is to compare, by making use of a restricted application of non-philosophical fiction, the actual postcolonial figure of the subaltern with that, to come, of the clandestine. Even though these figures apparently share common features, they are incommensurable on a deeper level. Committed to a radical criticism of subalternity as a philosophical by-product, this article paves the way for a non-colonial theory of the subject yet to be radically fictionalized.