Par: Christelle Fourlon
La petite misère du monde par Christelle Fourlon
Caractère de ce qui est clandestin, de clandestinus, « en secret », qui se fait en cachette et qui a généralement un caractère illicite, prohibé, non-autorisé, illégal, la clandestinité n’existe pas, elle s’éprouve –en légitimité. S’il est avéré que la clandestinité désigne le caché, elle se fait pourtant connaître. Sans faire connaissance, elle ne se présente au réel qu’en prétendant se dérober, on ne la détecte que dès lors qu’elle n’est déjà plus elle-même. On n’accède à elle que lorsqu’elle est devenue le fond de l’αληθεια. Le fond, parce qu’elle est la clandestinité comme le ληθε, le couvert, le voilé, le caché…, son lien se noue alors avec les fils de la philosophie. Pour autant que la clandestinité désigne ce qui est « en secret », caché, elle ne le dénonce pas pour autant. Elle sait garder ce qui est « à couvert » tout en exprimant la possibilité d’exister en toute immanence. Elle appartient au champ du νοειν comme « prendre en garde » : Qu’en est-il du νοειν ? Selon Heidegger, “même maintenant, et encore moins maintenant, nous n’avons le droit de traduire le mot qui suit : νοειν , par “penser”, ce que la traduction courante fait dans le même vide de pensée que lorsqu’elle traduit λεγειν par “dire” “. C’est pourquoi mieux vaut le traduire par “saisir” au sens où “dans le νοειν ce qui est saisi nous concerne de telle façon qu’au sens propre nous l’entre-prenons, que nous allons en faire quelque chose. Mais où prenons-nous ce qui est à saisir ? Comment l’entre-prenons-nous ? Nous le prenons en garde. Ce qui est pris en garde est cependant ce que nous laissons être comme il est. Cette prise-en-garde ne touche pas à ce qui est pris ainsi. Prendre garde, c’est tenir en la garde” (Qu’appelle t-on penser, p.190). Dès lors la clandestinité prend-elle en garde le souci de garder intact ce qu’elle détient ainsi, le « voilé » comme « intouché », sans pourtant qu’il soit nécessaire de le dé-voiler pour le « découvrir ». Autrement dit, la clandestinité désignerait la « chose même », en toute immanence, non viciée par le procès philosophique des méandres de la recherche à perte de transformations et de reconnaissance de l’identique.
La clandestinité prend donc en garde ce qui est pris en chasse, objet de poursuite et de quête de sens, étranger à la loi. La clandestinité prend en garde l’étranger –pour la loi-comme sujet précieux, aussi prochain que moi-même, elle dénoue les fils philosophiques et se délivre en non-philosophie : Le sujet (en Un) doit donc pouvoir se fondre à la même “découverte” que son objet (toutes choses), et revêtir lui-même ce qu’il concerne comme ce en quoi il est concerné : l’existant dans sa plus simple acception. C’est le sujet envisagé selon “l’immanence radicale de Moi”, c’est-à-dire en ce qui concerne le Moi, “de n’être jamais un objet sur lequel on réfléchit, d’être au contraire moi-même le “sujet” réel ou absolument performatif, c’est-à-dire le performé-dedernière-instance comme étant le Réel même qui “pense” sans qu’il soit doublé dans cette fonction par un philosophe. Le ressort de l’argument est ce que nous avons appelé l’immanence radicale de Moi (et non du Moi), le fait que Je ne puisse m’aliéner ou sortir de moi-même pour me réfléchir ; ou encore ma performativité, plus exactement mon être-performé-sans-performation, c’est-àdire ma “présence” toujours actuelle dans l’acte de penser. En effet : si Moi suis une identité qui reste en moi-même, il suffit que Je veuille aussi, sans doute au point de départ pour des raisons philosophiques et/ou empiriques, me penser et me représenter, par exemple dans mon rapport au Monde ou à la Société, ou que Je veuille “exister” pour que cette pensée ou cette représentation soit rejetée hors de Moi : comme ce qui n’a jamais été Moi, comme ce où Je ne m’aliène pas, comme Etranger absolu (plutôt que relatif à Moi). Je dirai donc que Moi, qui par nature reste en-Moi, Je ne me mets concrètement à exister que hors de moi-même ou sous la forme de l’Etranger que bien entendu cependant, Moi et Moi seul suis -donc en-dernière-instance -et qui est mon Etre même ou mon Existence. Je ne deviens pas existant ou Etranger, je le suis...” (Théorie des Etrangers, p. 135-136). Ainsi, “(...) Ego vois apparaître enfin la première forme possible de l’”Autre”, le phénomène originaire de l’Etranger, que Je viens de conclure de Moi, que je n’ai pas pris ou prélevé de l’extérieur...” (Ibidem). En conséquence, dans la mesure où “ “En-dernière-instance s’oppose à “réciproque” et à “même” et signifie que le Moi, la “dernière instance” est le lieu ultime et définitif où est reçu et vécu, éprouvé, l’Etranger” (Ibid.), on peut rapprocher cette distinction de la traduction heideggérienne du “Το γαρ αυτονοειν εστιν τε και ειναι : C’est la même chose penser et la pensée que \"est\"” du vers parménidien, en ce qu’à la lumière de ce qu’Heidegger a traduit au sujet de ειναι comme équivalant à εον εµµεναι, c’est-à-dire “être pré-sent de l’étant pré-sent”, et de νοειν comme revenant à “prendre en garde”, le vers reviendrait à : “Le même en effet est prendre en garde et aussi être pré-sent de l’étant pré-sent” (Qu’appelle t-on penser, p.223) , parce que l’articulation du νοειν au λεγειν veut que le νοειν seul ne vale rien, et que cette articulation se poursuive dans ce vers par l’entre-appartenance du νοειν à l’ειναι, par le terme αυτο qui signifie “le même”, non pas au sens d’un nivellement par l’indistinction de deux expressions paires (au sens d’οµοιον, “pareil”), mais par la différence το αυτο “signifie ce qui s’entre-appartient” (Ibidem). Ainsi, “la cause de l’Autre -car il y a maintenant une cause de l’Etranger à tous les sens de la cause, c’est la condition de sa non-subordination au Moi (...) -n’est plus l’auto-position, mais l’Identité-de-dernière-instance. Que l’Autre ait une cause ne signifie pas qu’il n’est qu’une partie, un membre ou un fragment de celle-ci. La détermination-en-dernière-instance est la seule causalité qui laisse-être l’Etranger comme Etranger. Il s’agit de l’Etranger phénoménal, de son phénomène qui constitue son seul “en soi” réel, de son inaliénable identité” (Théorie des Etrangers, p.147). Et “la matrice parménidienne est réduite à l’état de symptôme d’un problème non-parménidien : Moi et l’Etranger ne sommes pas le même, nous sommes identiques en-dernièreinstance” (Ibidem).
Ainsi dans la version parménidienne énonçant: \" Voici qu’il est besoin de dire et de penser : est en étant, car est être. Mais rien n’est pas : c’est ainsi que je te pousse à t’exprimer, Car c’est en premier de cette voie de recherche-là que je t’écarte” . “L”être est , le non être n’est pas” équivaudrait à “je, non non je”, d’où ne pourrait résulter : “je, l’autre”, en ce que la double négation portant sur la proposition “le non être n’est pas”, nous donnerait “non non je”, à savoir : “je”, puisque les lois de la logique (propositionnelle et prédicative) veulent que la double négation s’annule au profit de l’affirmation du terme concerné, et que par conséquent “non non x” revienne à “x”.
La clandestinité prend donc en garde ce qui ne diffère pas, c’est là son lien profond à l’αληθεια : la petite misère du monde conçue à l’image du lointain retrait philosophique de la recherche sans fin, de la quête à perte. On n’en finirait plus de rechercher en effet quelque objet qui se retire d’autant mieux que sa prise en chasse s’active. Jeu et fruit du retrait et de la présence : La petite misère du monde peut donc tout d\'abord, vue sous l\'angle de la croissance, être considérée en sa provenance comme ce qui résulte, et en est en même temps la forme \"en acte\", de ce qu\'Heidegger nomme le Bestand, le stock, en termes économique. Car le Bestand, outre son sens commercial et économique de stock ou autre inventaire, reçoit ceux, courants, d\'existence, persistance, stabilité, et durée. Or, Heidegger choisit ce terme en partant de la position de l\'homme dans l\'ère de la technique, pour montrer le changement dans les relations entre sujet et objet. En effet, dans l\'ère technique, l\'homme prend le mode d\'être de ce qu\'il produit, car, la vie humaine devient un projet technique, il n\'y a donc plus prééminence du sujet sur l\'objet. Dés lors, tout ce qui est, est un fond (Bestand, au sens de \"fond de commerce\") pour une exploitation ou une production possibles : “Depuis le début de l’emprise de la pensée occidentale chez les Grecs, tout dire de l’ “être” et du “est” se maintient dans la mémoire d’une détermination de l’être qui lie la pensée -la détermination de l’être comme Anwesen (parousia). Cela vaut aussi pour la pensée qui mène la technique et l’industrie la plus moderne, quoique dans un certain sens. Après que la moderne technique a installé son extension et sa domination sur toute la terre, il n’y a pas que les satellites artificiels et tout ce qui s’en suit pour tourner autour de notre planète -l’être comme Anwesen au sens de la base calculable de toute permanence de stock parle quasi uniformément en interpellant tous les habitants de la terre, sans que les habitants des continents extra-européens en sachent proprement rien, et encore moins soient en état, et aient pouvoir de savoir en ce qui concerne la provenance de cette détermination de l’être” ( Question IV, « Temps et Etre », p. 200-201). La petite misère du monde voit ses raisons d’être pourchassée s’affaiblir devant la grande richesse productrice de nécessiteux. La misère s’accroît au même rythme que la richesse du septentrion, dès lors s’y meut-elle pour mieux s’y retirer. La clandestinité, petite misère du monde, démarque ainsi le stock de miséreux aussi nécessairement produit par le déséquilibre de ce qui n’est plus à cacher dans la proximité de moi-même. Et les promesses d’avenir meilleur se joue dans le rééquilibre possible des plaintes de la planète.
L’image de l’Etranger d’Elée se trouve à l’origine de ce qui a été reconnu comme la naissance de la philosophie, un problème de “personne”, et donc de langage venus d’ailleurs et participant pourtant depuis cette différence à une conversation avec des” non étrangers” ; ces derniers se définissant tels depuis leur situation de “conteurs” ? Or, qu’en est-il d’une reconnaissance de l’autre qui se produit sous l’égide de ce qui n’est pas su, de ce qui sera déclaré une origine, à partir de son entrée dans les cadres qui en marquent la différenciation ?
L’Etranger d’Elée n’apporte rien de son identité propre; depuis elle, il ne fait que manifester, il ne doit son nom qu’à celui qui rend compte de son intervention, et se pose dans la distinction de son point de vue solitaire. Il interroge le sujet, celui qui se fait sujet du monde, celui qui en décide à mesure qu’il se cerne de la reconnaissance de sa solitude : c’est celui-là même qui se croit seul au monde, et qui qualifie l’étranger et l’autre en général. Se croire seul au monde ici prend la forme de l’extension de sa propre considération de sujet, de la pensée réfléchissante (de soi) projetée sur l’extérieur, sur un monde qui n’existe qu’à la mesure du sujet qui l’appréhende : dés lors un monde fantasque et réduit, obéissant au gré des lois que le sujet lui prodigue à son image, c’est-à-dire en s’y projetant de lui-même, en s’y rassasiant et en s’y rassurant de connu. La venue des uns et la réserve comme retrait des autres –déjà là- permet de lever l’absurde cercle de la différence et de la dette qu’elle produit lorsqu’elle porte le ressentiment des privilégiés de tous acabits : les « monstres », « hors douleur », qui ont « perdu presque la langue à l’étranger » (Hölderlin, Esquisse pour un hymne).