Par: Gilbert Kieffer
Le symptôme de Clavileño.
Gilbert Kieffer
La non-philosophie est aussi affaire de bon-sens. C'est ce que pourra montrer son usage à l'approche des démarches esthétiques où l'homme ordinaire perd son latin.
Résumé en anglais
This is an excerpt of a Manifesto of the severance between Aesthetics and Art. Twenty years ago I wrote the Manifesto of the painting of Non Euclidean Illusion to describe my technique. The difference between this Manifesto and the first one is the point of view. The first was inside painting as an art. The second is outside art itself. Between the two Manifestos I met François Laruelle, the inventor of French Non-Philosophy. At that moment I realized Aesthetics had usurped the frontiers of its natural postulates and invaded art itself.
Moreover, in the last century, we had to be quiet and silent, to lower our eyes, to let the so-called specialists speak about art, those who exposed learnedly that what we intuitively felt was ugly, was really a form of art we were not prepared to understand. We had to put up with so many things, and accept, and support the stupid incantation of "That's art" and all its variants, the arbitrary mockery of the urinal, the most ridiculous pastiches of the readymades. Now the myth of Don Quixote speaks to us again. We remember an episode of the second volume, when the duke brings a wooden horse, supposed to be sent by Malambruno the magician to deliver the bewitched Dulcinea. Once he has got up on the horse, eyes bandaged, poor Don Quixote and his faithful Sancho are ridiculed by the aristocrats. One of them sets off fireworks, making them believe the fantastic horse has taken-off. Everyone laughs at the poor nobleman and the peasant? There is a timid clarity when Sancho underlines the paradox of the voices? How can one rise so high as one claims when the voices around remain so close?.. But he is also on the horse and follows his delirious Master?
When we hear about readymades, conceptual art, we are in the same situation as our good old hidalgo.
It is a dream as crazy as the Quixote's. Dreaming of great rides could be nothing else than jumping on a wooden horse.
From now on, every time someone wants to make me believe that a black or white canvas, that a can, a urinal, are fine art, I will think of the symptom of Clavileño.
That is why we cannot walk this old way we called "art" any more, as we did before. Because we have to free ourselves from this kind of illusion bound to what we so pompously baptized "history of art" and which is nothing else than a philosophical mirage, which induces the symptom of Clavileño.
Mots-clés:
symptôme ; symptôme de Clavileño, symptôme de Clavileno ; non art ; non-esthétique; Clavileño; Clavileno ;
Donnons-nous une histoire amusante, de celles que se racontent les passa gers clandestins de la pensée, pendant leurs longues traversées. Ele est extraite du deuxième tome de Dom Quichotte, lorsque le pauvre idéaliste, qui avait perdu la raison et son fidèle écuyer Sancho se voient embarqués dans une aventure où ils sont ridiculisés une nouvelle fois. En effet, quelques nobles de la route décident, par jeu, de réaliser le rêve du vieux fou : celui de délivrer Ducinée du Toboso, prisonnière du magicien Malambruno. Ils affirment que ce dernier a envoyé un destrier magique qui permettra à Dom Quichotte et Sancho de s'envoler à sa rencontre. Ils bandent les yeux des pauvres malheureux et leur font enfourcher un vulgaire cheval de bois, qu'ils appellent Clavileño.
Ne sommes-nous pas dans la même situation que notre bon hidalgo quand on nous parle d'art conceptuel, de readymades, d'urinoirs métamorphosés, de pelle à neige, de voitures compactées, etc.
Pourtant tout cela n'était pas ridicule au départ, car nous rêvions de pouvoir briser les cadres de la représentation pour nous en affranchir. Et il y avait assez d'artistes inspirés pour nous le faire croire : Kandinsky voyait dans l'expression minimale et abstraite de la peinture, une essence spirituelle. Le spirituel dans l'art était selon lui dans l'esprit de la non représentation qui habite derrière chaque forme artistique. De sorte que la mission spirituelle de l'art consistait au fond, pour lui, à peindre l'âme spirituelle de la représentation même. Nous pensions donc, avec lui et après lui, pouvoir directement rejoindre l'absolu et le traduire.
C'est un rêve aussi fou que celui de Dom Quichotte, un rêve de grandes chevauchées sur des destriers célestes. En fait nous les faisions sur des chevaux de bois. Nous nommerons cette illusion qui nous empêche de voir le cheval de bois que nous avons enfourché, le symptôme de Clavileño justement.
En clair, je suis artiste ; je fais quelques traits sur un fond noir ou blanc. Je veux peindre l'esprit de la végétation qui habite l'arbre centenaire qui me fait face, dans le parc de Fromentin ou un autre. J'y crois. Je le vois cet esprit. Mais ce qu'autour de moi on reçoit n'est au fond qu'un cheval de bois, rien d'autre que quelques traits indifférents et maladroits sur un fond noir ou blanc. Je suis victime du symptôme de Clavileño. Et je ne suis pas le seul dans ce cas. Il me semble que les musées et les institutions de la mémoire, les hauts lieux de l'art soient victimes eux aussi de cette nouvelle illusion qui veut nous faire voir des choses que nous ne voyons pas, en nous faisant croire que nous pouvons directement voir derrière la représentation.
A partir de maintenant donc, si quelqu'un essaie de me faire croire que trois traits mal faits, une tache difforme, un fond uniforme et/ou salement exécuté, que tout cela est une oeuvre d'art, je me dirai qu'il essaie de me faire partager le symtôme de Clavileño, parce qu'il en est victime lui-même ou parce qu'il veut me tromper directement. Duchamps et son urinoir est une illusion de Clavileño.
Mais comment a-t-on pu en arriver là?
Depuis la dialectique romantique du « génie », l'artiste s'est vu dépositaire de forces irrationnelles. Il était mage et guide. La mythologie que s'était créée autour, avait cristallisé l'image d'un art comme processus créatif semi-conscient, semi-délirant sous la dictée de forces supérieures. Cette mythologie du génie a donc consolidé le pouvoir de l'art. Il y a de l'art parce que quelque chose transfigure la matière dont est fait le tableau, de sorte que celui-ci ne s'évalue plus seulement d'après le travail effectué, le prix des matériaux, mais par l'immatériel de son essence supra-naturelle (ce qui est beau en soi). Mais n'est-ce pas déjà le symptôme de Clavileño en action?
L'art en général serait-il donc un processus de Clavileño, comme la religion. Serions-nous trompés en affirmant qu'il y a de l'art ? Alors qu'il n'y aurait que de l'artisanat, des chevaux de bois, et cela depuis les peintres de tombes pharanoniques, les écoles flamandes ?
Ne nous laissons pas enfermer trop vite dans une pensée trop radicale. L'illusion sur laquelle se fait l'art comme art est probablement d'une essence initialement différente de celle de Clavileño, pour deux raisons au moins. La première c'est que cette illusion est une quête dans l'incertitude, une recherche honnête. Proust disait que les petites phrases comme celle de Vinteuil rendaient la mort moins probable. Avec la présence de l'art, la certitude d'une mort définitive et sans survie est moins évidente, même si elle est vraie. Ce sont des appels lancées vers l'ailleurs, vers la part de notre plus-être comme dirait Bachelard. Et notre plus être est un postulat de notre être humain. La deuxième raison est que cette illusion n'est pas une tromperie, une moquerie du côté de la plupart des artistes. L'art n'est donc pas en soi un processus de Clavileño. Ce que nous appelons symptôme de Clavileño est une pauvre excroissance du phénomène.
C'est tout un mécanisme complexe qui a consolidé le symptôme de Clavileño dans l'art. Premièrement la spéculation sur l'art. L'idée est simple : comme toute chose, la valeur de l'?uvre est condition de l'offre et de la demande. Elle est marchande pour le monde. Ce sont les spéculateurs qui vivent du symptôme de Clavileño. Eux ont intérêt de faire croire à de l'immatériel qui puisse doper de manière imprévisible la plus-value marchande. L'art devient objet de spéculation par excellence, s'il est sous le symptôme de Cavileño. Car de ce fait une oeuvre qui a côuté vingt minutes d'exécution, peu de toile et de couleurs, pourra prendre une valeur disproportionnée parce qu'elle incarne l'art. Cela veut dire qu'on pourra lui faire prendre dix ou cent fois sa valeur sans reference réelle sérieuse. C'est plus que la spéculation boursière à bien des égards. Et c'est bien pour cela que le système a fonctionné. Mais du fait même qu'il a si bien tourné, il a dû perdre de ses prétentions. En effet les coups d'accélération des valeurs de vente ont perdu de leur constance puisqu'une foule d'artistes devait s'engouffrer dans le système, appâtés par l'espérance de gains potentiels. Les gains allaient donc ce réduire et l'intérêt s'essouffler. Cet engouement n'était pas prévu, puisque malgré tout, la génialité romantique postulait à l'origine une élite et non une foule d'artistes. C'est alors qu'un autre facteur est entré en jeu pour réactiver en permanence le mécanisme et l'empêcher de se gripper : l'esthétique.
Le symptôme de Clavileño s'est donc étendu à la philosophie. Et de grands noms en ont été victimes. Et leur autorité a consolidé l'illusion de Clavileño davantage encore. Mais les philosophes n'ont eu cette audience que parce que les artistes ont eu recours a eux, non pas seulement les spéculateurs de l'art. C'est alors que les artistes eux-mêmes ont appris à l'école des philosophes et de l'esthétique. D'ailleurs il y avait une certaine urgence à cela. Comme tout se ressemblait dans les écoles de la non-figuration, la plupart des audaces finissaient dans la pauvreté d'exécution, l'indigence de la forme. Et c'est la parole, alors, qui doit prendre le relais pour creuser et affirmer des différences. Si tu ne vois rien et que tu es toujours de bonne volonté pour croire que quelque chose t'a échappé, alors on t'expliquera et tu auras même l'impression d'avoir appris à voir. Des variantes de Clavileño se mettent en place, complexes et foisonnantes au nom de la philosophie ; car c'est le rôle du philosophe de théoriser l'art par des mots. C'est l'ère de l'esthétique comme soutien de l'art qui se mettra progressivement en place et de ce fait, l'esthétique comme discours remplacera l'art même comme fait, en raison inverse de la pauvreté de l'expression factuelle de l'art et de la richesse de son ombre verbale. L'esthétique garantira alors le phénomène artistique que personne ne comprend plus comme tel sans son aide. Les théories se multiplient alors pour faire de subtiles découpages conceptuels dans une matière qui se ressemble trop dans le fond.
Si bien que se met en place une ultime épiphanie de l'esthétique philosophique. Elle a échappé à Hegel lui-même et à son école. C'est l'esthétique comme art, comme un clone verbal de l'art lui-même, conceptuel ou non, haptique ou pas. Elle restera en partie involontaire ou inconsciente pour la plupart des penseurs qui ont contribué à la créer, tant l'effet de Clavileño sera puissant, même sur eux, les ouvriers involontaires de l'illusion. Involontaires parce que intéressés et passionnés eux-mêmes. De fait le philosophe cherchait fébrilement une matière moins contraignante pour pouvoir s'exprimer pleinement. Kant avait ouvert la voie avec ses paradoxes de la finalité sans fin et de la conceptualité sans concept. L'art paraissait être programmé de manière conceptuelle, mais il n'en était rien dans les faits car s'il l'avait été il aurait pu être reproductible. Or il est unique, donc il n'est pas pu être guidé par des concepts. C'est la plus belle machine conceptuelle, jamais inventée. Elle va ouvrir au non art un espace de contrôle infini et installer définitivement le symptôme de Clavileño. Kant pensait à peu d'exemples réels de ce que nous appelons art : la mauvaise versification de Fredecric de Prusse, le vert des prairies ? C'est cette puissance conceptuelle absolue, associée à une matière évanescente et donc potentiellement infinie qui va faire le succès de sa pensée de l'art. Mais c'est déjà une esthétique artistique alors que lui se revendiquait humblement comme un descripteur, un observateur des faits. Avec lui l'esthétique est devenue autonome et toute puissante. Elle va engloutir après lui le phénomène artistique tout entier surtout dans sa phase négatrice de la tradition. A présent donc le phénomène Duchamps devient possible comme le décrit Thierry de Duve. L'art est maintenant un simple nom propre. C'est un Duchamps, c'est donc de l'art. Parce que Duchamps est un artiste. Un urinoir du commerce se métamorphose sous ce nom. L'abus, la parodie, la moquerie, tout cela aurait dû nous faire découvrir depuis cinquante ans déjà que le symptôme de Clavileño est entré en action.
Rappelons le lointain mécanisme : le non art a occasionné la simplification de l'art comme technique, qui a appelé en compensation une parole pour combler le vide et faire marcher la dialectique du génie malgré tout. Celle-ci a mobilisé la créativité philosophique sur le principe de la raison suffisante et de la vérité. L'ensemble a servi la spéculation qui se voyait ainsi affranchie des anciens repères traditionnels trop contraignants.
Maintenant que par l'éveil non-philosophique, la philosophie perd sa suffisance et sa prétention à dire la vérité, elle est donc prête à démasquer l'usurpation parodique du symptôme de Clavileño qui a su tous nous abuser sans que nous soyions au fond aussi ridicule que Dom Quichotte.