TR 2006 : Une unité de temps aléatoire - Forum ONPhI

TR 2006 : Une unité de temps aléatoire

15/06/2006 à 02:35
Par: Yves Blanc
L’expression peut surprendre car d’une unité, traditionnellement, on est en droit d’attendre une grandeur finie, invariable, susceptible de se répéter de manière identique. Et voilà que la pensée aléatoire vient réinterroger cette logique de l’unité en s’inspirant tout à la fois des principes de la non-philosophie et, comme nous l’avons déjà dit par ailleurs, de la réflexion contemporaine de Nicolas Grimaldi sur le temps.
De la non-philosophie, elle retient l’idée d’une unité de temps « effectivement immanente »<sup>1</sup>. De l’ontologie du temps proposée par Nicolas Grimaldi, elle retient l’idée d’une unité de temps qui « suppose une originaire dualité »<sup>2</sup>. Et si elle rapproche ainsi ces deux idées, c’est qu’elles ne lui paraissent nullement contradictoires, à condition toutefois de considérer l’unité de temps comme une réalité par nature nécessairement temporelle, complexe et non pas simple.
Après quoi, tout ce que nous venons d’affirmer ne pourrait bien demeurer dans l’immédiat qu’un horrible jargon pour le profane si nous ne tentions déjà d’y remédier par la commodité d’une métaphore. Imaginons donc que l’unité réelle de temps ne soit plus considérée comme une grandeur finie séparée d’une autre grandeur de même espèce plus importante et qui sert ainsi de terme de comparaison mais comme un élastique ou mieux, comme une matière ductile, indivisible, qui ne peut que s’étirer et créer ainsi, en s’étirant, ce que nous appelons la réalité du temps.
Voilà l’image susceptible de figurer au mieux la réalité de l’unité de temps aléatoire : une réalité qui ne peut exister aux côtés d’une autre réalité qui lui serait de la sorte extérieure &#8213; « transcendante » &#8213; mais une réalité « effectivement immanente » dans la mesure où elle se déploie, se reproduit, se dédouble &#8213; suppose par conséquent « une originaire dualité » &#8213; en elle-même.
Dans ce cas, nous comprenons sans peine que d’une telle unité de temps découle une grandeur réelle du temps dont la mesure est constante, toujours égale à un, même si, objectivement, cette grandeur ne cesse de varier relativement dans le temps ! La pensée aléatoire délie en quelque sorte la conscience humaine du problème du temps « qui passe » sans nécessairement l’obliger à se convertir à la religion de l’éternité, sans nécessairement l’obliger à penser à une substance du temps « sans commencement ni fin », bref à un être du temps qui fût hors du temps. Elle lui permet ainsi de vivre comme on dit communément « avec son temps », en harmonie avec le problème du temps que lui pose si souvent sa raison.
Mais peut-être convient-il, une fois donnée cette image de l’unité de temps aléatoire, de satisfaire également au goût du lecteur plus averti, plus réceptif à l’abstraction intellectuelle. De sorte qu’il nous semble incontournable d’entrer dans le détail de cette signification philosophique de l’unité de temps aléatoire en livrant premièrement un exposé tout au moins synthétique de l’<i>ontologie du temps</i> postulée par Nicolas Grimaldi avant d’explorer après coup le sens de l’<i>immanence</i> non-philosophique.




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1 F. Laruelle, <i>Principes de la non-philosophie</i>, p. 20.
2 N. Grimaldi, <i>Ontologie du temps</i>, p. 178.
Réponses (5)
jérôme Ramond 01/07/2006 à 13:53
Je reprends les deux temps de votre argumentation : une argumentation, remarquons le d’entrée, qui n’est donc pas si « aléatoire » quoi que vous en disiez et manifeste bien d’une décision comme n’importe quel discours constitué.
Dans un premier temps : vous imaginez-supposez le temps comme « un élastique ou mieux, comme une matière ductile, indivisible, qui ne peut que s’étirer et créer ainsi, en s’étirant, ce que nous appelons la réalité du temps ». Ce premier temps manifeste bien le temps de l’immanence, autrement dit le temps (de l’)Un, dont les noms premiers (c’est très important) sont : ego, identité et réel. Ainsi, M. Laruelle a pu dire : « Si la non-philosophie a quelque effet en dehors de son exercice immanent, c’est d’user de la philosophie et de la science pour porter la pensée à la jouissance d’une vie éternelle ou immanente » : F. Laruelle, « Introduction à la non-philosophie » IV° partie, conférence audio Nanterre 8’50.
Mais dans un deuxième temps, nous ne voulons décidément pas d’ « aléatoire » pour cette immanence que nous appelons l’Un ou le Réel (avec donc des majuscules) et c’est ce en quoi nous différons, ou plus précisément-rigoureusement ce en quoi nous avons décidé de différer. L’immanence décrite n’a rien pour nous d’un jeu ni d’un jouet mathématique, mais manifeste d’une coupure radicale, hors tout, et donc hors temps. Ce en quoi, nous pouvons dire qu’elle est éternelle, éternité de la condition humaine. En aucun cas, l’immanence « un » ne sera « unité » pour un tout, pour votre tout « aléatoire » plutôt paradoxal, je dirai « différantiel » peut-être « derridien », où certes vos unités débordent sans cesse leur clôture en créant du temps, de la temporalité, mais sans sauter en dehors du cercle un/unité. Sans sauter hors du temps. Ce saut, au bord duquel vous semblez hésiter, est nécessaire pour penser la temporalité et - selon cette coupure - pour être « de son temps ». Il est bien le passage de l’adolescence et des jeux complexes ou archi-complexes de la logique, à une certaine maturité, disons le clairement : à l’ éthique. « C’est celui qui dit qui l’est » comme on dit en maternelle...
Yves Blanc 04/07/2006 à 08:21
Eh oui, la pensée aléatoire s'est inspirée plus que conformée à l'immanence non-philosophique. Pas de saut obligé " hors du temps " pour penser le temps en son royaume. Cela ne m'empêche nullement d'apprécier la maturité, l'éthique intellectuelle de votre réponse.
Yves Blanc 15/07/2006 à 18:02
Je vous ai fait précédemment une réponse pressée. Je reviens donc posément sur votre propre réponse. En premier lieu, attention, comme je l’aurai déjà souligné, la pensée aléatoire ne désigne nullement une pensée problématique, mais une pensée très justement identifiée, « projetée dans le temps ».
En second lieu, l’unité dont je fais état ne doit son nom qu’au sens où elle est unique. Elle ne s’oppose, ne suppose aucun « tout » pour la raison simple qu’elle n’est pas rigoureusement objective. Je dirai même qu’elle rompt ainsi avec le « jeu » philosophique classique de l’opposition un/unité, tout/unité. De là que je ne comprends pas les ressorts de votre raisonnement visant à vous démarquer de la pensée aléatoire. En effet, le saut « hors du temps » que réalise la non-philosophie repose en tout cas sur une définition classique et nullement « aléatoire » de l’unité de temps. De là ce faux procès que vous lui faites, n’est-ce pas ?
jérôme Ramond 30/11/2006 à 15:59
(J’ai parlé dans mes précédentes réponses et ailleurs au nom des non-philosophes : « nous les non-philosophes ». Je le regrette car on ne peut parler l’autre à la place de l’autre).
La notion de « pensée aléatoire » est complexe. Je traduis-médiatise : la pensée agit de façon multiple, diverse, changeante, historique. L’histoire se joue dans les structures, les modélisations, les techniques, dans leur évolution dans le temps, dans les temps : leurs aléas : on peut en établir des chronologies linéaires ou horizontales de longue durée, en trouver des concepts lourds, décrire leur constitution et leur dissémination. L’infinité des pensées et des choix de pensées est ici d’un tel niveau, d’un tel poids, que la dire « aléatoire » possède une efficacité propre. Un « aléatoire » qui est aussi dit « contingence » : contingence du monde, contingence de la transcendance, des procédés transcendantaux, de la pensée, toujours négociable par principe.
Contingence simplement (ce qui pourrait passer pour un simple formalisme) mais plus souvent sur-contingence, contrainte, tortures et mortifications : illusion ou hallucination, surdétermination des pensées et des pensées-mondes. Et donc, décisions en retour, secondaires, causées, déterminées. Résistances et même aux réels. A moins que la pensée ne soit sans principe (par essence), ou ne se constitue sans principes (par décision), ce qui donnerait non plus seulement une pensée, mais une théorie aléatoire. Mais la théorie (et non plus la pensée), comme « expérience radicale de l’immanence », comme force de pensée qui agit la pensée et les structures, semble reposer sur des axiomes-principes stables : hors temps, non ?
Yves Blanc 13/12/2006 à 15:07
Excusez le retard !
J’ai défini la pensée aléatoire le plus spontanément en disant qu’elle ignore l’éternité, déterminée qu’elle est par définition à penser toute chose comme originairement temporelle, soumise aux « aléas » du temps. Mais à la nuance près que le temps pensé de manière aléatoire ce n’est pas la seule réalité des aléas, mais également ce qui donne sens à l’aléa : la résistance de la matière constituée.

Autrement dit, pour la pensée aléatoire, la stabilité est un des éléments constitutifs du temps et non sa négation exclusive. C’est pour cette raison que lorsque vous me parlez de stabilité pour en appeler à une sortie du temps, je vous dis que la pensée aléatoire ne fait pas de ce critère la preuve suffisante du « hors temps », mais au contraire la preuve irréfutable de sa réalité temporelle incontournable. Autrement dit la pensée aléatoire ne sépare pas exclusivement la pensée de la théorie comme feu Descartes le faisait de l’esprit comparé à la matière, mais fait de la théorie une composante de la pensée humaine, son apparente stabilité…

Bien loin par conséquent que la pensée échappe « en théorie » au temps, c’est à l’inverse parce qu’elle est humaine, en proie au désir, à l’attente d’autre chose, c’est parce qu’elle n’échappe pas à la dimension aléatoire du temps – ou pour le dire en vos propres termes c’est parce qu’elle est « sans principe par essence » - qu’il lui faut sans cesse théoriser, choisir quelque principe d’existence qui lui ôte le vertige de son ignorance.

Pour conclure, aux yeux de la pensée aléatoire, la pensée n’échappe pas en théorie au temps, elle réalise intelligemment sa dimension aléatoire en le faisant. Intelligemment, autrement dit, elle lui donne un sens (théorique) là où, originairement (métaphysiquement), elle n’en a pas, elle est proprement ignorante de de son identité pour ne pas dire de sa destination.