Le connecteur ET…Et…Etc. et le générique

Pourquoi faut-il que les philosophes se concentrent sur le présent et l'actualité, quelles que soient les nuances dont ils les varient ? Pourquoi jouent-ils le temps aux dés ? Ils ont envie d'action et honte de leur inaction. Alors ils résolvent le problème en « virant intellectuels », espérant secrètement honorer le monde de leurs abstractions. Devenir actuel et penseur de l'actualité, voilà leur critère malgré le retard, le différer ou le pas arrière que certains mettent à cette précipitation ou dont d'autres, les mêmes, se hâtent. L'intellectuel est le philosophe gagné par la responsabilité de l'histoire, le soin du monde et mis deux fois sous condition, l'actualité comme devoir, le présent comme dette. Le passé est du présent qui achève de se solidifier, mais c'est le présent qui compte, sinon celui des substances, du moins celui des actes et des décisions, c'est dans le présent que l'on fait les bilans, tire les traits et formule des voeux. Le « siècle critique » s'est prolongé, nuancé et raffiné, il s'est armé d'instruments nouveaux. Devenir pratiquement conscient du présent au ras de lui-même dans l'espoir de le changer et de se changer soi-même, prendre soin du présent par la distance critique, telle est la nouvelle destination assignée à la pensée. Appartiennent à cette obsession les innombrables stratégies d'évitement fasciné de la présence qu'ont mises au point les philosophes, depuis l'éternité qui la sublime jusqu'au retrait, à la soustraction, en passant par la stratégie positive du retournement. A force de mauvaise conscience, nos philosophes partis pour de lointaines destinations sont de retour comme intellectuels planétaires - Derrida, Foucault et partiellement Deleuze.

Une bifurcation à double dérive s'est produite avec la coupure kantienne des Lumières, celle des philosophes devenus des intellectuels prenant pour objet la subjectivité, celle des intellectuels inclinant inévitablement vers le monde et le prenant pour objet réel et final. Kant fait converger la tradition plus ancienne et politique des intellectuels intéressés à l'actualité et celle des philosophes intéressés à la présence. Les premiers capturent le titre envié des seconds, les seconds se laissent gagner par l'ethos des premiers. Kant a orienté la philosophie moderne sur ce problème, la différence de la modernité, le ressentiment de la subjectivité, Hegel lui a donné sa portée métaphysique et théologique, Nietzsche sa signification différentielle, Foucault a condensé leurs côtés critiques et développé la pensée comme critique de l'actualité mise au service des corps et des subjectivités. Foucault ne cesse de jouer aux dés, de relancer les décisions, de scarifier le corps de l'histoire de mille entailles. Jamais aucun anatomiste philosophe moderne n'aura procédé avec autant de cruauté et de précision afin de montrer ce qui est visible et de dévoiler ce qui n'est pas caché. La fameuse formule de Foucault sur l'énoncé « à la fois non visible et non caché » est par excellence le paradoxe, non dialectisable, de l'être-contemplé dont la manifestation n'est pas transformation mais infime répétition. Non visible et non caché, le présent n'a besoin que d'un supplément de visibilité, du minimum de l'opération critique. Comment une pratique « révolutionnaire » pourrait-elle naître de ce déchiquètement du pouvoir, à moins justement qu'elle ne soit « que » révolutionnaire ? Marx avait déjà montré la vanité d'une certaine « critique critique ». La distance critique, baptisée à tort par les contemporains de « micro-politique » par métaphore, fragmente et entame les bords d'un avenir immédiat. Comme toujours les philosophes font des trous dans le sable du présent en croyant y faire venir la mer du futur. Trop souvent ils ont appelé « révolutionnaires » les possibilités les plus immédiates d'anticipation qu'offrent les bords et les plages, les chicanes de la conjoncture. En droit ou logique philosophique, tout mouvement repasse au voisinage de soi et finalement sur soi à l'infini. Le pathos de la critique et de la différence est l'aveu de modestie à quoi se résigne une prétention exorbitante. Si le paradigmatique coup de dés donne la meilleure image de la décision philosophique, alors ils ont joué aux dés leur situation dans le monde et l'histoire, mais ils ont perdu à cette partie qui aura été de poker face à plus malin qu'eux—la philosophie elle-même. Les dés qui retombent en apportant la combinaison reçue comme nécessaire ne disent rien du futur contrairement à ce qu'ils affirment, mais tout du passé qu'ils font apparaître au mieux comme présent, le présent où leur opération s'engouffre. Mieux se comprendre ou se connaître à la manière classique est devenu mieux vivre avec moins de malaise à la manière moderne, en prenant soin de soi, voilà ce que sont devenus les nobles idéaux philosophiques de la « sagesse », un management transcendantal, une gestion de la vie personnelle. Le retour au présent va de pair avec une reprise du soin pour une subjectivité souffrante, autre forme plus contemporaine de la conscience malheureuse. Cet intérêt critico-subjectif est de toute façon la seule manière dont la philosophie pouvait s'occuper explicitement de l'Homme, en le dissimulant sous la figure boursouflée de la subjectivité.




Pourquoi les stratégies d'un évitement fasciné ? C'est que le problème est insoluble d'une transformation du présent, on peut juste le commenter ou le critiquer, le répéter en y ajoutant la plus-value d'un plus-et-moins qui n'est certainement pas la manière et l'affect propre du futur. Pour le transformer il faut qu'il soit donné explicitement comme passé ou comme matériau. Mais pour être donné de cette manière, une autre distance que la critique est nécessaire, nous pouvons l'appeler provisoirement avec Marx celle de la Dernière Instance dont le paradoxe verbal tient à ce qu'il désigne le futur. Marx n'avait donc pas vraiment besoin d'une utopie explicite mais nous, il nous faut reconsidérer la fin et le commencement de la philosophie, les seuls moments où elle n'est pas maîtresse d'elle-même tout en sachant qu'elle croît, naît et meurt par le milieu d'elle-même en fonction de la source qu'est le présent.

Il n'est pas sûr que la thèse de la fin de la philosophie épuisant ses possibilités (Heidegger) soit la plus pertinente à cause de son historicisme puisque la pensée n'a jamais procédé que de cette manière. On maintiendra cette thèse en l'interprétant autrement. Pourquoi aurait-elle épuisé ses possibilités sinon parce qu'elle fond progressivement son projet dans le monde, qu'elle le rejoint comme son berceau natal, qu'elle réalise ses possibilités dans son objet et devient ce qu'elle a toujours été ? La philosophie est en soi la forme de tout monde possible mais il fallait selon son historicité propre qu'elle le devînt pour soi. Le destin de la philosophie est de s'engouffrer dans le trou du présent que le monde fait au fond d'elle-même, et c'est le trou par lequel elle s'évacue ou se dissipe. Si bien que l'on reconnaît encore un peu les philosophes à ce qu'ils freinent cette chute et cèdent le moins possible à cette fatale attraction du présent, rappelant les décisions anciennes les plus nobles ou les plus héroïques. Mais que peut cette résistance au destin intérieur? La philosophie contemporaine est loin d'avoir abandonné l'opérateur transcendantal comme le croient ceux qui ne l'ont jamais compris, le réduisent à une figure périmée et ne reconnaissent pas chez eux sa présence implicite inévitable. Au contraire, parce qu'elle tourne autour de l'axe transcendantal , elle ne s'est jamais autant rassemblée sur soi, concentrée sur son acte, elle n'a jamais autant varié ses objets extérieurs, et simultanément sombré dans l'être-pour-le-monde. L'héroïsme de quelques uns qui les voue à des combats d'arrière-garde les empêchera difficilement de s'immerger dans l'immanence mondaine des intellectuels.

Plutôt qu'une nouvelle bifurcation de la philosophie, un nouveau « retour-à » et le rappel de la gloire ancienne des grandes figures, pourquoi ne pas cesser de re-commencer héroïquement, de répéter l'échec et se décider à commencer enfin, d'un « commencement » que Descartes et Husserl ne pouvaient imaginer même sous le nom de « radical », puisqu'il s'agirait cette fois d'arrêter de commencer pour ordonner tout commencement à une nouvelle posture qui ne commencerait plus, qui serait sous le signe de l'infini et de l'éternité lesquels sont étrangers au monde dans lequel la philosophie achève de se noyer ? A la rigueur, elle supposerait sans doute de commencer mais confierait le commencement à une pensée devenue « ordinaire », la philosophie, abandonnant ses mirages de scène primitive ou imaginaire. Surtout, par conséquent, ne pas « re-commencer » mais, peut-être, commencer pour le première fois. Car en réalité un philosophe ne commence pas, il recommence sans doute « à nouveaux frais » et sur une base qui a un peu bougé mais sans plus. Nous qui ne voulons pas re-commencer mais seulement commencer, nous devrons nous mettre en état de commencer une fois chaque fois. Mais quel moyen, quel état ou posture pourrait préparer le commencement proprement philosophique sans relever à son tour de celui-ci ?

En devenant « monde » sous cette forme intellectuelle, la philosophie ne réalise pas tout à fait le désir du jeune Marx qui ajoutait que le monde réciproquement devait devenir philosophie. C'est une toute petite nuance à cette dernière formule idéaliste-absolue ou hégélienne. Si la philosophie devient monde ou plutôt simple forme-du-monde, inversement le monde ne s'épuise pas complètement dans sa forme ou son devenir-philosophie par ailleurs bien réel. Leurs rapports doivent être repensés dès que la philosophie devient l'objet d'une science, objet très spécial pour une science non moins spéciale, et que de son côté le monde résiste à sa dissolution dans une connaissance scientifique. Leurs rapports sont plus complexes, ils sont d'une part de forme exprimant les propriétés du monde, et d'autre part d'organon du monde chargé de nous transmettre ses effets ou sa causalité. La philosophie est le jeu de pli, repli et dépli d'une forme auto-déformante qui s'approprie le substrat du monde mais à quoi le substrat résiste. S'il faut transformer la forme du monde, alors la philosophie doit nous être donnée simultanément avec la Dernière Instance et comme le corrélat de cette « distance » propre comme distance de transformation.

La Dernière Instance s'entoure de décisions théoriques et en génère mais n'est pas une décision de type philosophique. Un philosophe juge arbitraire de prétendre s'installer dans une position apparemment dogmatique, comme le fait Marx d'ailleurs, à coups de « thèses » par exemple, sans en appeler à la tradition, même à celle de ses errances passées, qui le rappellerait à la légitimité et à la dignité d'une pensée à laquelle le pouvoir et le devoir de la répéter appartiennent de droit. Il faut s'installer dans la Dernière Instance comme un scientifique s'installe ou « se trouve » d'emblée dans son contexte d'appareils techniques et théoriques, un peu paradoxalement comme on se trouve dans un affect, au milieu d'un contexte dont on n'a pas la maîtrise, presque une « facticité » (Heidegger) de l'existant. Mais au lieu de se trouver « au milieu » du monde ou de l'étant, le sujet scientifique se trouve au milieu d'un espace fait de connaissances, de bouts de théories, d'expériences inachevées, etc. Pour lui il n'y a de tradition que secondaire, de moyens qu'à portée de la main et utilisables plutôt que d'héritage à honorer et transmettre, que de paradigmes théoriques grands comme des Idées. Supposons maintenant que le nouveau philosophe, celui qui refuse de re-commencer, soit un tel sujet scientifique mais travaillant dans la philosophe, assumant la posture d'un scientifique qui se trouve au milieu de la philosophie, comme si ce non-philosophe se comportait en scientifique au milieu des concepts, catégories, gestes transcendantaux, etc. Comme s'il n'était pas un scientifique « sec » tel que sa positivité institutionnelle l'invite à se présenter, mais un sujet qui use de la science, qui se fait scientifique pour se mettre en état de commencer la philosophie, au moment même de commencer ? Comment est-ce possible, pouvons-nous et devons-nous imaginer une telle chimère à quoi la philosophie se refuse et qui fait se moquer les scientifiques, tous préférant une « philosophie des sciences » sans risque ou une « épistémologie » avérée, deux manières de hausser les épaules devant ce pari ? Il faudrait sans doute le miracle (comme si) d'un geste indivisible, impartagé mais complexe, identiquement scientifique et philosophique. Mais identique il pourrait l'être de nouveau pour deux raisons opposées, soit philosophique soit scientifique. S'il s'agit d'une cause philosophique de cette identité, ce complexe serait de nouveau partageable et divisé, donc seule une cause ou le côté scientifique pourrait lui fournir cette identité. Nombreux alors sont les commencements philosophiques qui semblent user de moyens scientifiques comme le principe d'identité logique et ses variantes plus ou moins différées ou fêlées (Je=Je, Moi=Moi, le Cogito, la Conscience transcendantale, le Même). Mais c'est chaque fois la philosophie comme représentation transcendante qui s'approprie ce procédé, l'interprète comme identité voire unité et réversibilité, et le promeut elle-même à sa propre tête. Tout est perdu dès le premier coup de dés qui n'est qu'un geste réversible légèrement différé et instaure la philosophie comme première en un sens absolu, sans avoir ordonné à un phénomène scientifique sa priorité. Comme toujours la philosophie joue et se joue de la science et la capture à son profit, pour la production d'une plus-value supplémentaire d'autorité. « Faire » de l'autorité sous la forme de la nécessité et de l'universalité, « faire » de la légitimité et du « réel », c'est son alpha et son omega.

Ce ne sont pas de ses tours de magie que veut la non-philosophie. Elle se détermine d'une forme d' « identité » ou de « même » d'origine logique, irréductible à son appropriation par la réversibilité qui le ferait redevenir parménidien, non pas antérieur mais « en-avant-première » au principe d'identité, en quelque sorte une identité, pour user encore un instant de ce terme, irréductible à un « principe ». Les principes sont premiers, ils ont la priorité mais aussi le primat ou le pouvoir de légitimer, et surtout ils ont la primauté sur la base de la priorité. Le refus de cette confusion, de cette conclusion suffisante de la priorité à la primauté, est sans doute une très petite, une inapparaissante nuance mais suffisante pour déplacer la montagne de la suffisance philosophique. A cet instant le « répondant » philosophique refait le malin, nous voulons dire qu'il tente de refabriquer un Malin Génie à notre intention. Pourquoi abandonner cette grande conquête du dernier siècle, l'Autre, et revenir au Même ? le Même n'a-t-il pas été déconstruit, altéré, disséminé, n'avons-nous pas découvert l'Autre comme Etranger, ne l'avons-nous pas introduit sous de multiples formes dans la philosophie et justement pour limiter sa maîtrise et son autorité ? N'êtes-vous pas trompé grossièrement par le démon de l'ancienne métaphysique ?

En effet, quel « même » replacer et faut-il justement en replacer ou remplacer celui de la philosophie ? Cet ancien Malin Génie de la métaphysique ou du logos ne nous a pas compris ou mal entendu, c'est un nom d'état civil, pas une essence. Etre en-avant-première n'est pas occuper une place, la science n'est ni du ciel ni de la terre, elle s'édifie comme utopie philosophiquement illocalisable. La cause scientifique cherchée devrait être telle que seul ce complexe a deux côtés, science et philosophie, apparaisse ou se manifeste, alors que sa cause scientifique, elle, par une nécessité qui appartient à la position générale du problème, n'apparaîtrait évidemment pas sous des conditions philosophiques. On appelle « dualité unilatérale », c'en est un exemple, ce complexe de science et de philosophie dans lequel la philosophie garde sa place de première tandis que la science se voit attribuer une place illocalisable philosophiquement, celle d' « avant-première » qui, loin de précéder une nouvelle fois la décision philosophique, est ce qui la suture au réel. Si le terme de même est génant, prenons celui de « connecteur » mieux approprié à la logique.

En plus des symptômes bien connus du commencement philosophique cités plus haut, il y aurait plusieurs manières approchées, apparemment sans rapport avec la propriété scientifique en question, de comprendre ce dont il s'agit. Levinas par exemple se définissait comme « juif et philosophe », le non-philosophe peut se définir selon la même syntaxe mais unilatéralisée, comme « scientifique (et) philosophe », le (et) méritant plus que jamais les parenthèses dont le scientifique non-philosophe le prive quant il s'agit de lui, le rejetant dans la seule philosophie. Deleuze, autre exemple, décrit une syntaxe empiriste connective « et..et… » qu'il explicite comme système coupure/flux ou machine désirante. Or le non-philosophe exclut le système et son appropriation de cette dualité, il refuse ce type de connexion immanent-et-transcendant justement de manière réversible ou philosophique. Il change de connecteur et utilise un connecteur cette fois purement logique comme l'idempotence, A+A=A, qu'il comprend comme addition stérile, sans résultat, synthèse ou plus-value, comme flux/coupure sans corps plein, et dont il fait la vie ou plutôt le vécu-sans-vie dont il remplit l'immanence. Il ira même plus loin et formulera son connecteur selon ce que l'idempotence est capable de nouer à lui-même de philosophie, sous la forme suivante Et…Et…Etc. Ainsi le Même idempotent donne l'Autre (=Etc.) mais le donne par son immanence même, ou donne la philosopie comme terme unilatéral (l'Autre). On n'explicitera pas davantage ici l'usage que nous faisons de ce connecteur de l'idempotence mais elle est pour nous désormais ce qu'il faut entendre par immanence, la dernière assise de la non-philosophie. C'est tout son intérêt de pouvoir connecter des fragments de logos de manière réellement immanente et silencieuse, illocalisable par le Logos, sans revenir à une réversibilité qui marquerait une reprise en mains d'elle-même par la philosophie.

On appelle non-philosophe un philosophe qui imite la science de ce point de vue du connecteur d'idempotence, dans l'acte même de commencer. Imiter la science ne peut être ici une mimesis spéculaire, une rivalité globale entre la science en général et la philosophie en général, quelque chose comme l'épistémologie par exemple. Imitation unilatérale, le scientifique n'imitant pas à son tour la philosophie. Le philosophe se soumet à la science, il ne s'y soumet pas intégralement mais radicalement, conservant la liberté de ses gestes, et c'est à cette condition qu'il peut enfin commencer une pensée sans devoir la répéter une nouvelle fois dans sa tradition, ses normes et ses institutions, dans sa présence. Il conquiert même la liberté de ses gestes en les déchargeant de l'autorité et de la légitimité qu'ils revendiquaient spontanément. C'est dans le combat non-philosophique continué que la philosophie est gardée mieux que par elle-même ou que par son souci-de-soi.