De l’abstention démocratique

Pierre Bourdieu dans Le mystère du ministère exprime qu’« On ne verra sans doute jamais un philosophe politique poser, avec la très grande solennité d’un Heidegger demandant : que signifie penser ? la question de savoir : que signifie voter ? ». Pourtant sans questionner cette signification, il semble que voter soit non seulement un droit ou un devoir mais une obligation. Il est politiquement mais aussi socialement obligatoire de voter au risque le cas échéant de s’entendre un discours moralisateur sur ce qui nous a été obtenu en vue d’une dite « démocratie ». Dès lors celui qui s’abstient de participer à ce rassemblement est exclu, rejeté ; pire, il est effacé, inexistant, muet et invisible.

L’abstentionniste dans l’usage quotidien est celui qui est ni considéré ni écouté, c’est celui qui par défaut n’aurait pas d’idées, pas d’avis, pas de propositions. La question que l’on se pose est bien sûr s’il est vraiment celui-là. Les organes dits « démocratiques » ont construit un système l’écartant ; est-ce pour autant qu’il faudrait continuer à le déconsidérer, et plus précisément déconsidérer celui qui se trouve dans la majorité d’individus ?! Il est singulier en effet que celui qui gouverne est celui dont majorité est minoritaire, celui qui est majoritaire est celui qui est exclu.

Au sein du Littré l’acception Abstenir attire notre attention : Abstenir: (lat abstinere): « Se conjugue comme tenir. Se priver de, ne pas se laisser aller à. Dans le doute, abstiens-toi ». En creux, celui qui ne s’abstient pas est celui qui ne doute pas, celui qui va mettre son bulletin dans l’urne au profit d’un candidat qu’il aurait choisi. Il n’est pas en proie au doute.

Cela ne semble pas contestable et le choix qui s’offre pour la prochaine campagne présidentielle peut satisfaire un certain nombre d’individus il faut en convenir même si l’état des lieux ne semble pas réjouissant : une droite travail-famille-patrie, le pétainisme en moins ; d’autre part une gauche qui ne l’est plus depuis bien longtemps et peu définissable. Sur les côtés des extrémismes dont les méfaits historiques ne sont plus à prouver. Enfin un centre dont le responsable se dit « défenseur des valeurs chrétiennes ».
Conclusion l’individu qui n’a pas de valeurs chrétiennes, extrémistes, moralisatrices ou artistiques (terme qui finalement défini le mieux la gauche actuelle) est voué à voter sans réflexion ou… s’abstenir.

Notre ami le Littré montre pour Abstenir l’expression « dans le doute abstiens-toi ». Cette expression nous interpelle et confirme notre conclusion… « s’abstenir » est donc ne pas faire, ne pas y aller… Est-ce la solution ? Certains contradicteurs proneront le vote blanc sous couvert toujours d’une moralité établissant eux aussi le vote comme un droit sacré obtenu. Cette solution est vraisemblablement une solution bien plus mauvaise que celle de l’abstention. Ce dernier est donné, chiffré, il parle de lui-même ; le vote blanc lui s’écrase entre les votants, il n’est pas même déconsidéré, il est invisible.



Le Littré, toujours lui, se penche sur l’abstention et l’abstentionnisme. L’abstentionniste c’est « celui qui s'abstient lors d'une vocation, qui ne prend pas part à une affaire ». Cette définition et ce qu’en font les médias est donc compliquée car on voit dès lors l’amalgame possible entre le fait de d’abstenir (dans le doute je me retiens de faire) et l’abstention (le fait de ne pas prendre part aux débats). Le terrain commun de ces deux termes est dans le fait que l’abstention est la comptabilisation de ceux qui s’abstiennent ; mais dans le fond, les deux termes semblent presque s’opposer. Celui qui s’abstient prend part aux débats mais ce retient s’il n’est pas convaincu, l’abstentionniste lui ne rentre même pas dans la discussion.



N’ayant pas de programmes où je trouve mes convictions, mes avis et mes envies ; le vote blanc n’étant pas considéré et faisant le lie des votants, la seule voie pour la prochaine élection sera de me ranger à la majorité de ceux qui s’abstiennent. Je ne ferais pas ce que j’ai déjà fait à 3 reprises, collaborer à faire de l’élu « l’homme [ou la femme] que le doigt de Dieu coince contre un mur » Sartre dans le Diable et le bon Dieu


Xavier Pavie